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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXXVII.
Les dernières décades du XIXe siècle.

L’ukase de 1876 devait rester en vigueur exactement trente ans, mais il y avait plusieurs manières d’en appliquer les prescriptions, dont quelques-unes étaient trop absolues pour pouvoir se maintenir dans la pratique. Il se passa quelques années, pendant lesquelles on ne permit ni spectacles, ni concerts ukrainiens et où les chansons populaires étaient rendues dans une traduction française (!). En fin de compte, les autorités locales et en tête les gouverneurs généraux de Kiev et de Charkov firent entendre en haut lieu qu’il n’était point raisonnable d’irriter ainsi la population et d’exposer l’administration au ridicule. On permit les représentations scéniques ukrainiennes, mais toujours avec des restrictions aussi bizarres qu’embarrassantes, comme pour les livres. La censure fit de véritables prouesses sur ce terrain : il n’était pas permis de jouer des pièces qui fussent prises de la vie des classes supérieures, qui touchassent en rien aux problèmes sociaux ou simplement patriotiques. Les pièces autorisées devaient être données en même temps que des œuvres russes ayant le même nombre d’actes, etc.

Le théâtre ukrainien supporta gaillardement cette oppression. Les entrepreneurs se pliaient à toutes ces formalités ou les éludaient, car la population manifestait un enthousiasme sans bornes pour l’art dramatique national, qui justement s’épanouissait rapidement. Toute une pléiade de dramaturges de talent créait alors un style artistique ukrainien, qui se distinguait par un noble réalisme dans le drame de genre ou le drame historique. Ils eurent d’ailleurs beaucoup à faire pour relever le contenu d’un art à qui la censure ne laissait que des matières insignifiantes. Malgré tout, la scène devint un facteur précieux dans l’éducation des masses, à une époque où la liberté de la presse et de la parole n’existait pas, où il n’y avait pas d’écoles et presque pas de littérature.

A peu près dans le même temps où l’on permettait le théâtre ukrainien à Kiev, on y donnait l’autorisation de publier une revue consacrée à l’histoire de l’Ukraine (« Kievskaïa Starina », depuis 1882). Il fallut la publier en russe et placer à sa tête un écrivain qui était persona grata auprès des autorités, mais qui l’était beaucoup moins dans le peuple. Néanmoins l’énergie des lettrés en fit en peu de temps une sorte de foyer national, dont l’horizon ne se borna pas aux recherches scientifiques. Dès qu’elle put obtenir le droit de le faire, elle publia des œuvres littéraires, s’intéressa aux questions de la vie journalière et servit sous cette forme de succédané à la revue ukrainienne que le gouvernement s’obstinait à ne pas autoriser.

N’était-ce point là la preuve de la vitalité du mouvement national ? Il sembla que l’on n’eût qu’à planter un rameau desséché dans le sol ukrainien, pour qu’on le vît fleurir et produire des fruits. Et, quand même, ces perspectives étaient bien insignifiantes comparées aux besoins d’un grand peuple, au dénuement de ces millions de travailleurs obscurs, condamnés à la misère et à l’ignorance. Et ce rayon d’espoir même était si menacé par la grande ombre de la tutelle administrative qu’au lieu de satisfaire l’âme ukrainienne, il y faisait naître l’inquiétude et la colère. D’autant plus que tout près, au delà des poteaux jaunes et noirs de la frontière, les compatriotes jouissaient d’une liberté assez limitée, il est vrai, mais incomparablement plus large.

La constitution autrichienne de 1867 ne se distinguait pas par ses hautes qualités. Elle avait été octroyée dans l’intention d’assurer une influence aussi large que possible à l’aristocratie foncière et à la bourgeoisie des villes aux dépens de la population paysanne ; le système électif à deux degrés et à bulletin ouvert, laissait à l’administration un rôle beaucoup trop grand dans les élections. Bureaucratisme et domination de la noblesse polonaise se complétaient mutuellement. Après une courte bouderie, qui suivit la révolution de 1848, la noblesse était passée au gouvernement et grâce à cette entente avait repris le pouvoir en Galicie. L’administration était entre ses mains, ainsi que les municipalités électives. Elle avait soin d’arranger les scrutins, pour que les Ukrainiens ne passassent qu’en nombre infime, encore fallait-il que ce soient des gens « modérés ». C’est pourquoi la population ukrainienne, aussi nombreuse que la polonaise dans la Galicie entière, n’était représentée au parlement que par une dizaine de députés, et n’avait dans la diète territoriale que 10% des sièges. Les conseils d’arrondissement étaient formés de la même façon. Toute cette machinerie était donc entre les mains de la noblesse polonaise, qui s’en servait pour brider l’élément ukrainien, empêcher le développement économique et intellectuel des masses paysannes, barrer le chemin du pouvoir aux autres nationalités et assurer la prépondérance de l’élément polonais.

Tous les efforts des hommes politiques ukrainiens pour se soustraire à cette domination restaient sans résultat. Les coquetteries du gouvernement ne se répétèrent pas, de sorte que, bon gré mal gré, on fut obligé de prendre au parlement la voie de l’opposition. Les modérés, pour la plupart membres du haut clergé ou de la bureaucratie, furent obligés de céder leurs sièges à des éléments plus radicaux, qui s’unirent d’abord dans le parti populaire (narodovtsi) après s’être séparés des conservateurs d’extrême-droite (vers 1885). Plus tard l’aile gauche de ce parti se détacha à son tour pour former le parti radical (1889).

Michel Drahomanov, dont nous avons mentionné le rôle de leader avancé du mouvement de Kiev, devint l’esprit directeur de cette opposition radicale. Originaire du gouvernement de Poltava, élevé à Kiev, historien spécialisé, voilà l’homme qui pendant un quart de siècle sera un des guides principaux de la politique en Ukraine. Dénoncé au gouvernement russe pour son activité en Galicie et ne trouvant pas dans ce dernier pays des garanties suffisantes de la liberté de propagande, il s’établit à Genève, où, avec quelques autres émigrés ukrainiens il commença une campagne énergique et grosse de conséquences. La revue fondée par eux, la « Hromada » (1878), fut la première tribune, où les patriotes ukrainiens, et en première ligne Drahomanov lui-même, purent exposer ouvertement et motiver abondamment leur programme. Ils reprirent les idées de la Confrérie de Cyrille et de Méthode, en y apportant les changements nécessaires après trente ans d’évolution et, à l’exemple de leurs prédécesseurs, ils conduisirent le mouvement national vers le démocratisme et le socialisme, essayant, à l’aide de ce flambeau, de jeter de la lumière sur les aspirations sociales et politiques d’antan, de faire voir dans les ancêtres les précurseurs des démocrates et des socialistes modernes, de rattacher le passé au présent. C’est ce qui était exprimé métaphoriquement dans l’article-programme, dans les premières pages de la « Hromada » :

« Nos lettrés sauront-ils saisir le bout de ce fil qui se file de lui-même dans notre monde paysan ? Sauront-ils le raccorder à ce qui a été tissé pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, dans la pensée des gens dont l’histoire ne s’est pas interrompue ? Sauront-ils rattacher ce fil, filé dans l’obscurité et le silence, qui est plus souvent un désir qu’une pensée claire, au grand réseau d’idées scientifiques et sociales du monde européen ? Voilà quelle doit être la tâche des intellectuels de l’Ukraine. »

Partant de là, Drahomanov formulait ainsi le programme ukrainien : fédéralisme dans la politique, liberté individuelle dans la vie sociale, socialisme dans la vie économique, rationalisme et réalisme dans les sciences et dans les arts. Sur ces bases, il critiquait vivement les opportunistes, les conservateurs et les chauvins de la Galicie et de la Grande Ukraine, il les invitait à un travail politique et civilisateur conséquent, animé d’un large démocratisme national dans sa forme et universel dans son esprit. Il se montra l’adversaire des méthodes révolutionnaires pratiquées alors en Russie et désapprouvait surtout les actes de terrorisme. Il s’adressait surtout aux intellectuels de Galicie, puisque la presse de ce pays le lui facilitait, tandis que la presse russe était soumise à la censure. Ce fut là aussi que se firent le mieux sentir les résultats de son influence. Nous y trouvons ses partisans les plus ardents : O. Terletsky, M. Pavlyk et surtout Ivan Franko, le plus noble représentant de l’Ukraine galicienne, poète, savant et publiciste des plus pénétrants et des plus féconds (1856–1916). Ces écrivains se proposent de réaliser le programme de Genève sur le sol de la Galicie, ils attaquent énergiquement les restes du vieil opportunisme et du cléricalisme, ils luttent contre l’éloignement que les générations précédentes avaient montré envers le peuple, et s’imposent comme tâche immédiate la formation d’un parti paysan par excellence, ayant pour but l’instruction des masses campagnardes et leur organisation politique.

Puisque en Ukraine Occidentale aussi bien qu’en Ukraine Orientale la vie ukrainienne s’était réfugiée presque exclusivement dans les campagnes, il fallait que le parti paysan prît sur lui les tâches nationales et que par conséquent il obtînt la prépondérance dans la représentation politique du pays. Aussi sa formation n’alla-t-elle pas sans une critique énergique des tendances antidémocratiques des partis de droite ukrainiens. Ces divergences étaient surtout criantes en Galicie. Le parti nationaliste ne pouvait abandonner ses anciens rêves d’obtenir la faveur du gouvernement et, comme le gouvernement était représenté ici par la bureaucratie ou pour mieux dire la noblesse polonaise, ses leaders essayèrent de s’entendre avec elle aux prix de certaines concessions (1890).

Ce pas imprudent souleva l’indignation populaire et ce fut à cette occasion que se forma le susdit parti radical paysan, à la tête duquel se mirent les partisans de Drahomanov, réclamant énergiquement une opposition intransigeante contre le régime de la noblesse. Ces querelles produisirent dans la population et entre les partis ukrainiens une tension sans exemple dans les annales politiques du pays. La Grande Ukraine fut entraînée dans ces débats ; ce fut un flot de discussions sur les questions politiques et sociales, sur l’opportunisme dans la vie publique et le conservatisme national.

A défaut de presse dans la Grande Ukraine, les revues et les journaux galiciens deviennent l’arène animée où s’échangent les idées, où se rencontrent et s’entrechoquent les tendances diverses. On se prononce ouvertement sur les questions vitales concernant l’Ukraine Orientale, et on ne manque pas de se répandre en critiques acerbes contre le régime de la Russie et contre sa politique hostile aux nationalités. Le gouvernement de Pétersbourg peut bien fermer ses frontières aux publications galiciennes, mais elles pénètrent dans l’intérieur, malgré toutes les précautions, et y attisent l’opposition radicale et démocratique dans les populations.

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