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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XIX.
Les cosaques deviennent les représentants des intérêts nationaux. Les débuts de leur organisation.

La lutte politique engagée par le peuple ukrainien pour la défense de ses intérêts vitaux à la diète de Pologne rendit manifeste qu’il serait bien difficile de faire triompher cette cause sur le terrain parlementaire. Les chances diminuaient tous les jours : la noblesse, qui pouvait seule faire entendre sa voix, diminuait et se polonisait de plus en plus. Sans son appui, les confréries bourgeoises ne se sentaient plus de force à résister. D’ailleurs Léopol, et par conséquent la bourgeoisie ukrainienne qui y résidait, était, en tant que centre commercial, sur le seuil de la décadence.

Le gouvernement ne cessait de poursuivre sa politique d’extermination envers l’église orthodoxe : il ne nommait plus aux fonctions épiscopales que des uniates. Déjà les prêtres manquaient, faute d’évêques pour les ordonner. Une sombre inquiétude s’empara des patriotes ukrainiens.

Dans cette pénible situation, ils tournèrent leurs yeux vers une nouvelle force qui naissait sur les ruines de l’Ukraine orientale. C’étaient les cosaques, qui vers la fin du XVIe siècle avaient déjà acquis une puissance politique et sociale.

Ce n’était pas chose facile pour les représentants de l’église orthodoxe, élevés dans les traditions d’une étroite union, sinon avec le gouvernement — ces temps étaient passés — du moins avec l’aristocratie et la bourgeoisie, que de faire appel à une puissance sociale d’aspect si révolutionnaire. Mais il n’y avait pas d’autre issue : le clergé, les lettrés et tous ceux qui avaient à cœur les intérêts ukrainiens cherchent refuge « sous l’aile des braves Zaporogues ».

A vrai dire, pendant son existence plus que séculaire, l’organisation des cosaques avait subi de grands changements, qui facilitèrent ce rapprochement. Le temps où ils n’étaient que de simples brigands des steppes était bien passé. Les Zaporogues formaient déjà une armée bien organisée, s’étant assimilé une grande partie des idées chevaleresques de l’Europe occidentale et la plupart des usages militaires de la Pologne. Ils avaient à leur tête beaucoup de nobles suffisamment instruits et des gens sortis des nouvelles écoles ukrainiennes, qui sympathisaient par conséquent avec les chefs du mouvement ukrainien contemporain.

L’organisation des cosaques ukrainiens[12] date de l’époque où l’Ukraine orientale eut à subir les dévastations des incursions des Tartares de la Crimée et des Turcs, à la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle. L’appellation même « cosaque » est d’origine turque ou tartare. Elle désignait un errant, qui vit de guerre et de brigandage, ou tout aussi bien un homme libre sans métier défini, n’appartenant à aucun groupement social déterminé. Dans les documents du XIVe et du XVe siècles, on fait souvent mention de ces « cosaques », qui cherchaient du butin dans les steppes du littoral de la Mer Noire. Leur nationalité est le plus souvent inconnue ; ce sont la plupart du temps des Tartares, mais il y a aussi des Ukrainiens et bien d’autres aventuriers de la steppe.

[12] Nous nous occupons ici seulement des cosaques ukrainiens formés sur le Dniéper inférieur ou « Nyz », d’où le nom de Nyzove voisko, armée du Nyz ou Zaporogues. A cette même époque se formait sur le cours inférieur du Don un autre groupe de cosaques, composé en majeure partie de grands-russes, quoique les Zaporogues n’y fussent pas étrangers, puisque, d’après un contemporain, l’armée du Dniéper et celle du Don vivaient entre elles « comme un frère avec sa sœur ». L’armée du Don resta toujours sous l’autorité du tzar de Moscou et ne joua jamais, malgré l’éclat de ses exploits militaires, un rôle politique ou national aussi important que celle du Dniéper.

Quelques documents des environs de 1490 parlent de cosaques, qui sont sans aucun doute ukrainiens. En 1492, le Khan de la Crimée se plaint que des Kiéviens et des Tcherkassiens aient pillé un bateau turc près de l’embouchure du Dniéper et le grand-duc de Lithuanie lui promet de rechercher les coupables parmi les cosaques de l’Ukraine. Un an plus tard, les gens de Tcherkassy mettent au pillage la forteresse turque d’Otchakiv et le Khan appelle les auteurs de ce méfait des cosaques. Dans la charte des privilèges octroyée, en 1499, à la ville de Kiev, il est fait mention de cosaques, qui descendent des pays en amont du Dniéper vers les steppes et retournent en passant par Tcherkassy et Kiev avec du poisson frais, salé et séché. Nous voyons donc les gens qu’on appelait cosaques dans des situations bien diverses : ce pouvaient être des gens de la steppe exerçant un commerce ou un métier, soit des errants vivant de pillage, soit des hommes de troupe qui défendent les frontières. C’est en ces diverses qualités qu’ils figureront encore dans la première moitié du XVIe siècle. Avant cette époque on ne les trouve mentionnés que très rarement, parce que le « cosaque » était plutôt l’homme d’un métier, peu estimé du reste, que le membre d’une classe sociale déterminée. Des citadins, des paysans, des gens de service, des fils de nobles s’adonnent pour un temps au métier de cosaque. Du reste, ils ne pouvaient être très nombreux puisque les pays situés le long du Dniéper en aval de Kiev étaient très peu peuplés.

Par suite des épouvantables dévastations commises par les hordes de Crimée, la population dans les dix premières années du XVIe siècle avait presque entièrement disparu dans les contrées situées au sud et à l’est de Kiev. Il n’y restait que quelques fortins échappés à la destruction. Abandonnée à elle-même la nature s’épanouit avec une luxuriance inouïe. Les contemporains nous parlent de ce pays comme d’un eldorado où l’on trouve à foison le gibier, le poisson et le miel sauvage, et si sa renommée est évidemment exagérée, du moins ne manque-t-elle pas de frapper les imaginations. Les habitants des contrées voisines, particulièrement ceux qui s’étaient enfuis dans la zone boisée à l’approche des Tartares ou leurs descendants, ne peuvent résister à son attrait. Au risque de leur vie, ils se mettent à exploiter pendant la saison ces richesses naturelles. Ils s’organisent en groupes, afin de pouvoir repousser à main armée les agressions : au printemps ils vont occuper les « retraits » de la steppe, s’y livrent à la pêche, à la chasse ou à la récolte du miel et, l’hiver venu, rentrent chez eux chargés de butin. Dès qu’il leur sera possible, ils construiront des cabanes pour passer l’hiver sur place et se fonderont ainsi une existence à demi-sédentaire. Nous assistons à un de ces retours des migrations ukrainiennes vers la steppe comme il s’en est tant produit aussitôt que le danger d’une nouvelle catastrophe semble à peu près conjuré. Seulement, cette fois, ces nouveaux colons de la steppe ne s’appellent plus les Anthes comme au VIe siècle, ni « Brodniks » comme au XIIIe, mais ils portent le nom turc de « cosaques » et les documents nous renseignent enfin sur ce mouvement de population tel qu’il s’était bien des fois produit, sans qu’on en eût jamais noté les détails.

Ce qui poussa cette population, à demi guerrière, à demi professionnelle, à se fixer dans les steppes et hâta ainsi sa transformation en une classe sociale déterminée, ce furent les exigences fiscales des gouverneurs des frontières, qui frappaient de droits exorbitants les cosaques qui rentraient dans leurs quartiers d’hiver. Pour ne pas laisser entre leurs mains la plus grande partie d’un butin souvent acquis au risque de la vie, les cosaques bâtissent sur leurs terrains mêmes de chasse ou de pêche de petits fortins, entourés d’abattis de bois, appelés « sitches », afin de pouvoir se défendre contre les Tartares. Ils peuvent ainsi s’installer fixement et bientôt ils formeront une organisation qui dominera toute la contrée du bas Dniéper. Leur centre est la « Zaporoguie », c’est-à-dire la contrée située au-dessous des cataractes du fleuve, qui opposaient un obstacle infranchissable aux gouverneurs lithuaniens et polonais, tandis que les nombreux îlots et les forêts de roseaux barraient la voie aux galères turques qui essayaient de remonter le fleuve venant de la mer.

Vers 1550, un prince ukrainien, Démétrius Vychnevetsky, séjournant chez les cosaques, fonda un point de ralliement pour toute la « Zaporoguie » dans l’île de Khortytsia. C’était, en effet, la coutume et une sorte de sport aristocratique des seigneurs ukrainiens et même polonais d’aller partager durant une saison les périls des expéditions avec les cosaques, qui s’étaient déjà acquis une haute renommée de valeur guerrière. Le gouvernement lithuanien avait été plusieurs fois auparavant saisi du projet de bâtir dans cette île une forteresse contre les Tartares. En particulier, il en avait reçu maintes fois l’offre, entre 1520 et 1530, du célèbre gouverneur de Tcherkassy, Dachkovytch, devenu fameux par ses luttes contre les infidèles et inscrit plus tard, pernefas, pour ses exploits dans la liste des hetmans des cosaques. Mais Vychnevetsky réalisa ce projet, il bâtit avec les cosaques la forteresse de Khortytsia, puis il entreprit contre la Crimée une lutte plus mémorable par l’effet qu’elle produisit que par sa durée. Du reste il s’employa en de vastes combinaisons internationales, visita la Turquie, fit un voyage en Moscovie, où il suggéra de s’unir avec la Lithuanie pour dompter la Crimée. Finalement, il périt dans une insurrection qu’il avait soulevée en Moldavie contre les Turcs. Sa mort fut chantée comme celle d’un héros par la poésie populaire. Au demeurant, l’influence de son œuvre se fit sentir longtemps dans l’organisation des cosaques et dans leur politique.

Des simples rançonnements de bergers tartares, à quoi se réduisaient le plus souvent leurs expéditions dans la première moitié du XVIe siècle, les cosaques, en s’organisant, passent à des projets plus étendus : ils constituent maintenant une puissance politique indépendante, envoient d’audacieuses expéditions dans les contrées turques et tartares, s’immiscent dans les affaires de la Moldavie et se concertent avec la Moscovie et l’Autriche dans le but de lutter contre les musulmans. Cela ne manquait pas de faire du bruit dans le monde, à une époque où les pays méditerranéens tremblaient devant le croissant et où l’Ukraine entière résonnait des « chants des esclaves », gémissant sur le sort des captifs entre les mains des infidèles. L’armée des cosaques — exercitus est le terme maintenant accepté — acquiert un énorme prestige, qui attire dans ses rangs tous les gens avides d’aventures, non seulement de l’Ukraine, mais de bien au delà de ses frontières.

Néanmoins, ces hardies incursions des cosaques dans les villes musulmanes mettaient dans une fâcheuse posture le gouvernement lithuano-polonais qui, depuis bien longtemps, payait un tribut annuel à la horde pour en prévenir les attaques et qui n’envisageait pas sans appréhension la perspective d’une guerre avec la Sublime Porte. Pour neutraliser en quelque sorte l’initiative des cosaques indépendants, il créa un corps de cosaques officiels, sous le commandement d’un chef polonais, équipés aux frais du trésor et pourvus de certains privilèges, par exemple de celui de n’être soumis qu’à l’autorité et la juridiction de leurs chefs militaires.

Malgré tout, ces « réorganisations » maintes fois entreprises, dans la seconde partie du XVIe siècle, par les rois Sigismond-Auguste, Stephan Batori et Sigismond Vasa, n’aboutirent à rien, car ce ne fut jamais qu’une faible partie des cosaques qui se mirent à la solde du gouvernement et encore ne la recevaient-ils que très irrégulièrement. Entre temps le nombre des cosaques s’augmentait toujours, leur puissance croissait, si bien que finalement exaspérés par les embarras, voire même les répressions, que le gouvernement et l’administration locale ne leur ménageaient pas, leurs « hetmans[13] », dès l’année 1590, déclarèrent ouvertement la guerre à l’administration polonaise et aux magnats en général.

[13] Hetman — ce mot polonais, emprunté du tchèque (allemand Hauptmann, chef) était le titre officiel que portaient le chef et le sous-chef de l’armée polonaise. On l’appliquait aussi dans le langage usuel aux chefs cosaques.

C’était justement l’époque des luttes religieuses déchaînées par le projet d’union des églises : les cosaques s’en mêlèrent. La guerre dura plusieurs années ; les cosaques répandirent la terreur dans le bassin du Dniéper, dans la contrée de Braslav, en Volhynie et en Russie Blanche. Mais au début de 1595, le gouvernement polonais, après s’être rendu les mains libres d’autres côtés, fit avancer ses troupes en Ukraine. Leur chef, l’hetman Jolkievski, en habile stratège, se porta d’un trait jusqu’au fond du pays, sans laisser aux cosaques le temps de se réunir, vint poser le siège devant leur camp de Loubny, non loin de la frontière moscovite et les força de capituler.

Ce coup anéantit la puissance des cosaques pour un temps et une certaine dépression se fit sentir dans leurs rangs. Le gouvernement profita de cette victoire pour mener à terme l’union des églises, en prenant une attitude ferme à l’égard des orthodoxes. Mais déjà l’organisation cosaque avait poussé de fortes racines dans la masse paysanne ukrainienne, ce qui lui permit de récupérer avec usure en très peu de temps ses forces perdues.

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