Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXXIII.
La renaissance ukrainienne dans la
première moitié du XIXe siècle.
La renaissance en Ukraine Orientale eut cet avantage inappréciable sur le mouvement contemporain en Ukraine Occidentale qu’on s’y servit, dès le début, comme instrument littéraire de la langue populaire. De là le succès éclatant des premières œuvres de talent dans les masses, leur cachet démocratique, qui assura la liaison intime entre les intellectuels et le peuple.
L’histoire sociale du siècle précédent nous a fait voir comment s’était creusé un abîme profond entre les couches inférieures et la classe cultivée, sortie du corps d’officiers cosaques, grâce à l’appui du gouvernement russe, qui pour prix de sa renonciation à ses droits politiques, lui avait accordé tous les avantages d’une classe privilégiée au détriment du reste de la nation. Cette nouvelle noblesse avait asservi le bas peuple, en ayant soin d’effacer, autant que faire se pouvait, les marques qui trahissaient son origine populaire. Elle avait abandonné la langue, le costume, les mœurs familiales de la nation, s’était européanisée, pour se distinguer davantage de la masse, qui, restée fidèle à sa nationalité et privée de tous moyens de s’instruire, était livrée à elle-même, aussi dépourvue de classes dirigeantes que les populations de l’Ukraine Occidentale.
Le culte des choses du passé qui s’éveilla chez les lettrés ukrainiens vers la fin du XVIIIe siècle ne pouvait suppléer à ce défaut, tant que leur intérêt restait théorique, même s’il s’adressait à la langue populaire et à ses monuments. Il en pouvait résulter des travaux lexicographiques ou archéologiques, tout au plus « une école ukrainienne » dans la littérature russe, comme ce fut le cas, vers 1830, dans la littérature polonaise. Car il paraissait bien, au tournant du siècle, que l’élément ukrainien allait définitivement mourir. Pavlovsky, l’auteur de la première grammaire du langage populaire (publiée en 1818, mais écrite dix ans auparavant), le considère comme un « dialecte ni mort ni vivant qui va disparaître » ; c’est pourquoi il juge nécessaire d’en noter les formes grammaticales avant qu’il soit complètement mort. De même Tserteleff, en publiant le premier recueil de la poésie populaire (1819), en parle comme de « l’écho mourant des harmonies qui se sont jadis fait entendre sur les rives du Dniéper » et il dit que la langue est considérée comme un archaïsme par les Ukrainiens eux-mêmes. Que pouvaient donc produire ces curiosités de savants et d’hommes de lettres pour les particularités « désuètes » de la vie ukrainienne ? Mais dès qu’ils se servirent pour s’exprimer de la langue parlée, les intellectuels devinrent une véritable force sociale. Étant forcés de se tourner vers le peuple pour cueillir leurs mots sur sa bouche, ils se pénétrèrent tant de sa poésie, de ses mœurs, de ses aspirations qu’ils devinrent les porte-parole de la masse de la nation.
On date généralement le commencement de cette évolution de la publication, en 1798, de « L’Énéïde travestie » en langue ukrainienne, composée par Jean Kotlarevsky. Mais c’est affaire de convention, car la production en langue vulgaire avait commencé beaucoup plus tôt[24].
[24] L’Énéïde n’est pas non plus la première œuvre en langue vulgaire qui ait été imprimée : quelques années auparavant avait paru une poésie de A. Holovaty, écrite à l’occasion d’un octroi de privilèges par la tzarine à l’armée nouvellement formée des cosaques de la Mer Noire et quelques chansons ukrainiennes avaient été imprimées dans les recueils de chansons russes.
Les trois premiers chants de cette parodie, publiés en 1798 par un « amateur du parler petit-russien » dérivent évidemment des œuvres de ce genre, qui firent les délices des « amateurs » ukrainiens dans le courant du XVIIIe siècle. Il est probable que Kotlarevsky n’attachait pas plus d’importance à cet ouvrage, que les autres auteurs de petits vers n’en attachaient aux leurs. Il semble même que les chants aient été publiés sans son autorisation et à son insu. Ses œuvres dramatiques postérieures — « Natalka Poltavka », « Le Moscovite magicien » — dans lesquelles il prend en mains la cause nationale, surtout celle de l’élément démocratique et du petit peuple, furent écrites quelque vingt-cinq ans plus tard et appartiennent à un autre stade du développement, à une période où le sentiment patriotique s’est approfondi sous l’influence du romantisme européen, grand vivificateur du culte du passé national. « L’Énéïde » sert de transition et se place au milieu du chemin parcouru entre les vieilles « plaisanteries » en langue populaire et la littérature nouvelle consciente de sa mission démocratique. Elle marque ainsi une date importante dans l’histoire du mouvement ukrainien.
Par le talent elle dépasse de beaucoup tout ce qui nous est connu de la production du XVIIIe siècle. Ce travestissement de Virgile, inspiré par la médiocre parodie russe d’Ossipoff, s’élargit sous la plume de Kotlarevsky en un tableau extrêmement vivant des mœurs populaires, entrecoupé d’allusions non déguisées à l’asservissement des masses, de coups de griffe contre l’oppression bureaucratique et aristocratique, ainsi que de regrets douloureux de « l’hetmanat de glorieuse mémoire ». L’Odyssée des Troyens, après la destruction de leur ville, rappelait aux contemporains les aventures des cosaques Zaporogues, ces favoris errants du peuple ukrainien, qui, chassés de leur « mère la Sitche », et réduits à chercher un refuge au milieu d’obstacles infinis, campèrent tantôt près du liman du Dniéper, tantôt à l’embouchure du Danube, puis à Banate, avant de venir se fixer dans le Kouban, que la tzarine leur choisit pour domicile. L’œuvre produisit une grande impression de son temps, devint un livre des plus populaires en Ukraine et ne manqua pas d’être imitée. Parmi les ouvrages qui se sentent de son influence, le plus remarquable est une courte satire sur le servage de Houlak-Artémovsky, intitulé « Le Maître et le Chien », qui parut une vingtaine d’années plus tard en même temps que la « Natalka Poltavka » (1819).
A cette époque de nouvelles idées étaient venues vivifier la vie intellectuelle de l’Europe Orientale et avaient éclairé sur bien des faces le mouvement qui grossissait en Ukraine. Là aussi était arrivé de l’occident cet amour pour la poésie populaire et pour tout ce qui touchait au peuple, qui fut un des traits saillants du romantisme, mouvement gros de conséquences pour les peuples slaves et qui aida tant à leur renaissance au XIXe siècle. En Ukraine, comme autre part, on se met à recueillir les fleurs qui ont poussé spontanément dans le champ populaire, on les publie, on s’étonne de la fécondité de cette muse jusque-là dédaignée, sa variété enchante, l’enthousiasme s’empare des lettrés, qui tournent leur cœur vers le peuple, créateur de cette poésie[25].
[25] Parmi les folkloristes, le premier qui eut de l’importance fut Khodakovsky. Le premier recueil publié fut celui de Tserteleff cité plus haut. Celui de Maxymovitch publié en 1828 et précédé d’une remarquable préface est plus important encore. Un des amateurs les plus enthousiastes de la poésie populaire fut l’écrivain ukraino-russe Hohol (Gogol), qui en recueillit des spécimens et ne trouve pas dans ses lettres d’expressions assez chaudes pour exprimer son enchantement (« Les chants, c’est ma vie ! »).
Dans le même temps on commençait à s’occuper d’établir théoriquement les droits à l’existence de la littérature ukrainienne, de la culture, de la langue ukrainiennes. Y avait-il si longtemps que l’on avait considéré tout cela comme un archaïsme mourant, une chose du passé, qui n’était qu’un reflet de la gloire d’autrefois ? Et maintenant Kotlarevsky et ses successeurs (surtout Kvitka-Osnovianenko, créateur de la nouvelle ukrainienne et de la prose artistique) ne prouvaient-ils pas par leurs œuvres resplendissant de jeunesse vigoureuse et de beauté que la source populaire était loin d’être tarie ? Ne considéraient-ils pas le parler du peuple comme le meilleur instrument de l’œuvre littéraire ? Les adeptes du mouvement prédisaient à la littérature, ainsi armée, un brillant avenir, un épanouissement prochain dont les œuvres de Kotlarevsky et d’Artémovsky n’avaient été que les hirondelles printanières.
L’Ukraine, d’ailleurs, avait fini par obtenir du gouvernement russe l’école supérieure, si souvent demandée, si longtemps refusée. C’est à Charkov que s’était établie l’université, fondée au moyen des contributions, recueillies des mains de la noblesse de l’Ukraine Slobidska. Il est vrai, qu’elle avait été érigée encore dans le temps où, surtout dans les milieux gouvernementaux, parler de l’Ukraine semblait un anachronisme. On lui avait donné un caractère purement russe et complété le collège des professeurs avec des Allemands. Mais l’élément ukrainien en tira grand profit et ce que le gouvernement russe craignait au XVIIIe siècle se réalisa au XIXe : autour de l’université de Charkov se rassemblent les forces vives de la nation, là se forme le premier cercle littéraire, qui groupe les efforts jusque-là dispersés et fait école. Les lettrés de Poltava avaient mis en branle le mouvement de la renaissance ukrainienne, mais il n’y eut jamais là de centre d’organisation comparable à ce que devint Charkov vers le milieu du XIXe siècle.
La nouvelle université ne resta pas seulement le point de réunion des lettrés de la ville, mais elle en attira des quatre coins de l’Ukraine. C’est à Charkov que naissent et que sont pour la plupart éditées les poésies originales de Maslovitch (1816), celles d’Artemovsky (1819), la première grammaire de la langue ukrainienne de Pavlovsky et le premier recueil de poésies populaires de Tserteleff, que nous avons déjà cités. C’est d’ici que sont lancés les premiers ouvrages apologétiques en défense du mouvement, ceux de Levchin, ceux de Sreznevsky, auteur célèbre des « Antiquités Zaporogues », une espèce d’histoire poétique de l’Ukraine, qui contribua tant à la formation des idées directrices de la nation. Sous l’influence du milieu local, débute Nicolas Kostomarov, originaire de l’Ukraine Slobidska et plus tard l’un des guides du mouvement. Ici aussi déploie son activité Kvitka-Osnovianenko, une des plus fortes têtes du groupe et la personnalité la plus importante après Kotlarevsky. Il fut l’ornement de cette période : homme du monde et très populaire à Charkov, il tira des nouvelles et des pièces de théâtre des incidents de la vie du petit peuple (1833–1843).
Le groupe ukrainien de Charkov représente entre 1830 et 1840 la fine fleur de la culture nationale en qui reposent les espérances d’alors. A Pétersbourg, les attraits de la capitale avaient amené depuis un demi-siècle nombre d’Ukrainiens et quelques-uns des plus éminents, entre autres le célèbre Hohol, qui, malgré son patriotisme poursuivait son œuvre littéraire en russe. (Seulement ses premiers essais trahissent l’influence de la littérature ukrainienne, notamment de Kotlarevsky et de son propre père, qui a écrit dans la langue du pays natal.) Maintenant sur les bords de la Néva on fait des projets de publications, pour lesquelles on compte sur l’aide de Charkov. Hrebinka, qui en est le centre, un des écrivains les plus éminents de cette époque, rêve d’une revue de ce genre qui serait purement ukrainienne. Un de ses collaborateurs devait être Chevtchenko, qui étudiait alors dans la capitale à l’école des beaux-arts. Le célèbre poète est, d’ailleurs, un disciple de ce cercle pétersbourgeois, et dans une de ses premières poésies il s’adresse à Kvitka, qu’il considère comme le chef du mouvement contemporain, comme le « père et otaman[26] ». Il le supplie de révéler au monde la grandeur et les peines du passé ukrainien, dont se nourrit l’âme nationale et dont la beauté fait résonner sa propre lyre :
[26] Chef.
(1839)
Ce qui se passait à l’orient ne resta pas sans effet sur la Galicie. Le problème de la langue s’y imposa aux lettrés, qui, en comparant ce que produisait la langue littéraire dans leur pays et au delà des Carpathes avec les succès de la langue populaire en Ukraine orientale, furent convaincus que cette dernière était l’instrument le plus apte à faire progresser la renaissance nationale. Entre 1830 et 1840, les controverses à ce sujet allèrent leur train, mais en définitive ce furent, comme d’habitude dans ces sortes de questions, non pas les arguments qui gagnèrent la partie, mais les faits.
Un groupe de jeunes étudiants de l’université de Léopol, animés du plus ardent patriotisme et de l’exemple qui leur était donné par les écrivains de l’Ukraine orientale, résolurent de marcher sur leurs traces et d’adopter dans leurs écrits la langue populaire. Ces jeunes gens devinrent les chefs de la nouvelle littérature en Ukraine occidentale. Il faut citer en première place le poète Markian Chachkevytch, qui est considéré comme le fondateur des lettres modernes en Galicie. Toutefois le premier recueil qui sortit de ce cercle, la « Zoria » (1834), fut prohibé par la censure. On décida de le publier à Budapest, où il parut, en 1837, sous le titre de « Roussalka », mais il fut saisi par la police de Léopol qui ne leva son interdiction qu’en 1848. Quoi qu’il en soit, on était entré dans la bonne voie.
Nous devons ici ouvrir une parenthèse, pour faire remarquer au lecteur, qui l’aura sans doute remarqué lui-même, pour peu qu’il nous ait suivi jusqu’à présent, combien sont erronés et dénués de fondement les bruits malicieusement mis en circulation, prétendant que le mouvement ukrainien aurait pris son origine en Autriche et qu’il ne pouvait prendre naissance que grâce à l’appui du gouvernement de Vienne. (D’ailleurs les publicistes russes accusaient également les Polonais de l’avoir créé, pour essayer de troubler « l’unité du peuple russe ».) Comme on vient de le voir le véritable berceau de ce mouvement a été l’Ukraine orientale, l’Ukraine d’au delà le Dniéper, pays complètement hors de la portée des influences autrichiennes et polonaises. Ses fondateurs ont été des étudiants des écoles russes, surtout des pupilles des séminaires ecclésiastiques, c’est-à-dire, des établissements les plus conservateurs qui soient et les plus hostiles à toutes les idées étrangères. Ses premiers centres furent Poltava et Charkov et la plupart des écrivains de la rive droite, comme Artémovsky et plus tard Chevtchenko, étaient les disciples spirituels de l’Ukraine de l’Hetmanat et de l’Ukraine Slobidska. C’étaient les traditions des anciennes libertés cosaques et le souvenir des luttes pour leur indépendance qui avaient retrempé les âmes et les avaient tournées contre la Pologne, l’éternelle violatrice des droits nationaux, et contre la nouvelle tyrannie russe. La Galicie et, en général, toutes les contrées ukrainiennes qui se trouvaient sous la suzeraineté autrichienne n’eurent pas d’abord d’influence sur le mouvement, mais, au contraire, les tendances populaires si prépondérantes dans la seconde moitié du siècle, ne s’y développèrent que grâce à l’exemple, donné par l’Ukraine orientale. Nous verrons que ce n’est que dans les vingt-cinq dernières années du XIXe siècle que Léopol devient le centre du mouvement ; non pas que les pays autrichiens aient manifesté une plus grande énergie intime, mais parce que les porte-parole de l’Ukraine avaient été bâillonnés en Russie.