Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
IV.
Le Christianisme.
L’histoire du royaume de Kiev au Xe siècle n’est qu’une série de changements périodiques vers la consolidation ou l’affaiblissement de l’état. Réunies par le système des garnisons, les tribus ancestrales de ceux que nous appelons aujourd’hui les Ukrainiens, les Ruthènes blancs, les Grands Russes, les Finnois et probablement aussi les Lithuaniens, ne pouvaient être maintenues dans cet état de sujétion que par les armes. Or les Russes de Kiev n’étaient pas assez nombreux pour contrôler efficacement la vie locale de toutes ces contrées ; leurs tendances visaient surtout à s’étendre, à s’emparer de riches territoires et de centres commerciaux importants.
Le règne de Sviatoslav, fils d’Igor (de 960 à 970) marque une période d’expansion énergique. Ce fut l’époque de nombreuses expéditions vers la Volga et sur le littoral de la Caspienne, de vastes aspirations sur la Bulgarie et même sur Constantinople. Sviatoslav reprenait à son compte le projet d’un empire gréco-slave, qui avait déjà tenté le roi bulgare Siméon. L’habile politique de Byzance fit échouer ses desseins. L’un de ses fils, Vladimir, après avoir réuni de nouveau sous sa domination les contrées soumises à son père, suivit une autre politique, qui marque le commencement d’une ère nouvelle pour les nations slaves et l’Europe orientale en général. Il chercha à établir un système de gouvernement plus solide dans le royaume de Kiev, il s’efforça de consolider le pouvoir du prince, de lui donner un fondement moral en relevant son prestige, au lieu de ne lui laisser que la force comme unique soutien. Et de même que beaucoup d’illustres souverains du moyen-âge s’étaient servis dans ce but des traditions laissées en Europe par l’empire romain, il s’adressa à Byzance.
D’abord il fait la paix avec elle, lui prête son assistance dans les luttes intestines qui la déchiraient et en obtient en revanche des titres, des insignes et l’appui de son église et de sa civilisation. Il ne rêve plus comme son père de conquérir Constantinople, mais il tient à devenir le beau-frère de l’empereur grec, à rentrer de quelque façon dans la famille impériale, qui lui prêtera quelque chose de son éclat. Ce n’était d’ailleurs pas une nouveauté : dans le traité d’administration mentionné plus haut, nous lisons, que les princes « khozares, magyares, russes et autres » en échange de services rendus, demandaient à recevoir des mains de l’empereur la couronne et les insignes impériaux. Ils avaient à cœur d’obtenir la main d’une princesse byzantine, ou de donner en mariage une de leurs princesses à un membre de la famille impériale pour relever par là le prestige de leurs dynasties. Les efforts de Vladimir furent couronnés de succès, et cette fois les conséquences en furent considérables, parce qu’elles faisaient partie d’un plan habilement conçu et poursuivi avec beaucoup d’énergie.
Pour lui avoir prêté secours, Vladimir demanda à l’empereur de lui accorder sa sœur en mariage et, probablement aussi, de lui envoyer la couronne et les insignes. C’est là, vraisemblablement, l’origine des récits qui coururent plus tard au sujet des insignes royaux apportés en Russie et dans lesquels un des souverains postérieurs du même nom, Vladimir Monomaque, joue le principal rôle. Une fois sauvé du péril, il fallut que Vladimir le frappât à l’endroit sensible : il marcha vers la Crimée, s’empara de la Chersonèse, de sorte que l’empereur dut céder. La princesse Anna fut envoyée en Russie, Vladimir reçut le baptême et, comme il avait pris avec lui de la Chersonèse le clergé ainsi que divers objets du culte chrétien et de l’art grec, il se mit à implanter chez lui, à Kiev et à propager dans les autres parties de son royaume la civilisation slavo-byzantine.
Ni le christianisme, ni la civilisation byzantine n’étaient chose nouvelle pour le pays : nous avons déjà mentionné le succès des missionnaires de Byzance en 860 et le baptême d’Olga. De plus, des fouilles récentes entreprises à Kiev, aux environs de l’ancienne demeure des princes, ont mis à jour un cimetière chrétien, qui date sûrement d’une époque plus ancienne que celle de Vladimir. Dans les vieilles sépultures, tant à Kiev, que dans tout le bassin du Dniéper, nous trouvons un amalgame caractéristique d’influences byzantines et orientales — irano-arabes venant du Turkestan et du Califat — que l’on remarque non seulement dans les objets importés, comme tissus, pièces de céramique ou d’orfèvrerie, mais encore dans les produits de l’industrie locale. (L’art de Byzance lui-même était à cette époque fortement imprégné de goût oriental par l’influence de la Syrie, de l’Arménie et de la Perse.) L’importance de l’œuvre de Vladimir consista surtout à donner la prédominance à l’influence byzantine sur celle de l’orient, en lui ouvrant plus largement la voie qu’on ne l’avait fait jusque-là. Par dessus tout, l’organisation d’une église chrétienne sur le modèle de celle de Constantinople était grosse de conséquences : devenue, dès l’époque de Vladimir, religion d’état, l’église se répand par les canaux de l’appareil administratif et fait sentir partout son action civilisatrice.
Les historiens de Kiev nous disent ouvertement, que l’acceptation du christianisme avait été tout aussi forcée que spontanée. Vladimir avait ordonné non seulement de détruire les objets du culte païen, mais de baptiser de force les gens de Kiev et des autres grandes villes. D’un autre côté, le paganisme chez les Slaves orientaux n’avait pas de formes bien arrêtées, point de caste sacerdotale, point de temples ou de sanctuaires nationaux ; c’était plutôt un état d’esprit qu’un culte. C’est pourquoi il céda sans résistance devant le christianisme, s’amalgamant en partie avec lui pour former ce qui est resté dans la littérature chrétienne sous le nom de « religion à double tradition ». Le petit nombre des missionnaires empêcha la nouvelle religion de se répandre facilement dans le fond des provinces, mais parmi les classes dirigeantes, concentrées dans les villes, elle gagna rapidement du terrain, grâce au soutien que lui accordait le pouvoir, grâce à son excellente organisation, à sa hiérarchie, aux formes éclatantes de ses cérémonies et enfin grâce aux arts et aux lettres, qu’elle avait pris à son service.
Les églises et les monastères de bois ou de pierre s’élèvent de toutes parts. De la Bulgarie et des villes grecques accourent avec le clergé des architectes, des maçons, des artisans, des mosaïstes, des joailliers, puis des peintres, des maîtres de chant, des scribes. Les élèves se recrutent dans la population locale ; on les initie dans le secret des arts. Vladimir enlève les jeunes gens aux familles les plus distinguées et les donne aux prêtres étrangers « pour être instruits dans les lettres ». A l’instar de Byzance, il bat monnaie ; nous y voyons son effigie parée des insignes d’un basileus byzantin. Modes, vêtements, parures viennent de Byzance, les classes supérieures s’en emparent, puis les font pénétrer dans les couches plus profondes de la population. Les clichés décoratifs, les sujets littéraires byzantins viennent se combiner avec les dessins et les fables slaves et orientales. Le royaume de Kiev, et avant tout le triangle ukrainien, formé par les trois grosses villes de Kiev, Tchernyhiv et Pereïaslav, devient le foyer, d’où la civilisation gréco-romaine, sous son enveloppe slavo-byzantine, va se répandre dans toute l’Europe orientale.