Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XL.
La révolution. Proclamation de la République
Ukrainienne.
L’auteur qui, durant ces pénibles années, a parcouru l’Ukraine, s’est trouvé au milieu des réfugiés et des évacués, qui a été arrêté et exilé lui-même, se voit obligé de souligner que, malgré tout l’acharnement que l’on mettait à supprimer le mouvement ukrainien, ses partisans ne perdirent pas courage. Tous ces gens avaient à subir de terribles épreuves : les soldats étaient contraints de faire une guerre fratricide pour des buts qui leur étaient parfaitement étrangers ; les prisonniers, les évacués, les exilés, arrachés du pays natal, avaient à endurer une vie insupportable, et, malgré tout, tous étaient convaincus que les persécutions n’arriveraient pas à étouffer l’énergie nationale, que, au contraire, le régime vermoulu, qui asservissait les nations et les classes sociales, approchait de sa fin, qu’il fallait s’attendre à des changements radicaux et s’y préparer.
La révolution arriva. Elle commença vers le début de mars à Pétersbourg, avec la participation efficace des Ukrainiens qui avaient préparé le soulèvement dans un des régiments territoriaux de la garde. La nouvelle de cet évènement et de la chute du tzarisme fut accueillie en Ukraine comme un appel depuis longtemps attendu à la liberté. Quoique les organisations eussent été supprimées, la presse anéantie, les patriotes dispersés, la population ukrainienne se mobilisa extrêmement vite pour accomplir la révolution.
Toutes les étapes reconnues nécessaires par le travail consciencieux des intellectuels, des guides de la pensée nationale et annoncées au peuple par les orateurs populaires, furent franchies l’une après l’autre, à l’étonnement général, avec ordre et discipline, comme si tout eût été arrangé d’avance[32].
[32] Nous n’esquissons ici la révolution qu’en traits généraux ; on en trouvera les détails exposés dans plusieurs ouvrages spéciaux.
Les partis qui s’étaient créés avec les premiers battements de la vie ukrainienne, de 1905 à 1907, s’étaient étiolés sous la réaction qui suivit et avaient disparu. Ce fut un groupe d’intellectuels, comprenant des gens de plusieurs partis et connu sous le nom de « Société des progressistes ukrainiens », l’union des sociétés des étudiants et quelques autres organisations ukrainiennes de Kiev qui prirent maintenant l’initiative de créer une représentation nationale. Avec le concours de divers groupes locaux, on installa à Kiev, le 20 mars (nouveau style) 1918, sous le nom de Rada Centrale, le nouvel organe national, qui fut reconnu comme tel par la population ukrainienne, dès que la nouvelle de sa formation se fut répandue dans le pays. Son premier acte fut d’organiser à Kiev une grande manifestation nationale pour le premier avril suivant. Une foule immense se réunit sur la place Sainte Sophie et cette assemblée prit la résolution que l’on commençât tout de suite à organiser l’autonomie de l’Ukraine et que le gouvernement provisoire de Russie eût à reconnaître cette autonomie dans le cadre le plus large possible, s’il voulait attacher le peuple ukrainien aux intérêts du nouveau régime.
Ensuite la Rada Centrale convoqua un congrès national afin de procéder à de nouvelles élections qui lui donneraient le caractère d’une véritable représentation du peuple ukrainien entier habitant sur le territoire de la Russie. Ce congrès se tint du 19 au 21 avril ; malgré les difficultés des communications, il s’y trouva des délégués de toutes les parties de l’Ukraine, notamment un grand nombre de paysans et de soldats (près de 900 mandataires munis de pleins-pouvoirs). La nouvelle Rada Centrale fut composée : des délégués des provinces, de ceux des organisations militaires, paysannes et ouvrières, des représentants des partis politiques et des sociétés nationales qui avaient travaillé à l’éducation du peuple.
Le programme de ce conseil était d’abord purement politique ; il s’agissait d’organiser l’autonomie du pays dans ses limites ethnographiques et de fédéraliser la Russie. Toutes les questions qui auraient pu briser la bonne entente entre les partis et les classes furent provisoirement écartées. Cependant, un mois plus tard, comme le pouvoir central de Russie prenait des mesures qui tendaient à la centralisation des richesses du pays, la Rada dut élargir son programme et y inscrire certains principes économiques, sur lesquels il fallut s’entendre, qui devaient surtout sauvegarder les intérêts matériels de l’Ukraine et assurer le libre développement des classes ouvrières.
Cependant ce n’était pas cela qui absorbait le plus les forces politiques de la nation : l’organisation de l’armée sur les bases de la nationalité passa tout à coup au premier plan et donna une nouvelle impulsion à l’activité publique par l’entrée en ligne de l’élément militaire. C’était d’ailleurs bien naturel que ce fût dans l’armée, où se trouvait alors la partie la plus active de la population[33] et où les formations militaires donnaient plus de facilité pour s’organiser en masse, que le mouvement national trouvât le plus sûr écho. Il n’en reste pas moins remarquable que les soldats ne furent point du tout pris au dépourvu et qu’ils surent sur le champ énoncer clairement leurs réclamations : formation de nouvelles unités militaires purement ukrainiennes ; retrait des contingents déjà versés dans l’armée, pour en former des unités séparées.
[33] On estime qu’il y avait alors dans l’armée environ 4 millions d’Ukrainiens.
Ce qui donna le branle à cette action ce fut la création, déjà entamée sous Nicolas II, de légions nationales polonaises et cela justement, par un défaut de sens qui équivalait à une provocation, sur le territoire même de l’Ukraine. Les sphères militaires ukrainiennes de leur côté, en s’appuyant de cet exemple, réussirent à obtenir l’autorisation d’organiser un régiment de cosaques avec les volontaires de leur pays qui n’étaient pas soumis au service. A cet appel firent écho des milliers de leurs compatriotes déjà rassemblés à Kiev dans les camps de répartition et qui déclarèrent ne vouloir marcher à l’ennemi que sous les couleurs nationales. Les autorités militaires et les organisations locales russes, défavorables aux Ukrainiens (un de leurs leaders ne les avait-il pas menacés des « baïonnettes révolutionnaires » ?) firent battre la générale et par leur manque de tact dans la circonstance rendirent la situation encore plus tendue.
L’émotion s’empara de l’armée. Les délégations arrivèrent l’une après l’autre à la Rada Centrale et le congrès militaire, convoqué pour le 5 mai, réunit les représentants de près d’un million de soldats. Le mouvement ukrainien était devenu une force très réelle. D’autre part, l’armée formulait des réclamations politiques d’une manière très énergique et exigeait que la Rada prît des mesures décisives et immédiates pour les satisfaire.
Ce conseil pour remplir les vœux de ses mandants envoya à Pétersbourg une nombreuse délégation afin de soutenir auprès du gouvernement central les réclamations, qui avaient du reste été déjà présentées aux autorités par l’organisation ukrainienne de cette ville. On exigeait que le gouvernement manifestât clairement son attitude au sujet de la question ukrainienne, qu’il reconnût formellement au pays son droit à l’autonomie la plus large, admise du reste dans le traité de 1654 avec la Russie et ensuite iniquement violée par les Romanoff. L’Ukraine devait rentrer en possession de ses droits, de même qu’on avait restitué à la Finlande sa constitution violée et même reconnu l’indépendance de la Pologne, si l’on voulait conserver les sympathies et obtenir l’aide du peuple ukrainien.
Le gouvernement nomma une commission spéciale, pour délibérer sur ces réclamations avec les envoyés de Kiev. Puis se fondant sur l’avis des spécialistes, le conseil des ministres, dans les derniers jours de mai, à l’unanimité des voix, par conséquent avec le consentement des ministres socialistes aussi bien qu’avec celui de ses membres appartenant aux partis bourgeois, refusa d’admettre les demandes de la Rada. Il exprimait en même temps le doute que cet organe pût être considéré comme le représentant de l’opinion publique ukrainienne.
La nouvelle de cette décision arriva à Kiev au moment où venait de se réunir dans cette ville un grand congrès de députés paysans, envoyés par des milliers de communes. A peu près en même temps, on apprenait que le ministre de la guerre venait d’interdire le deuxième congrès militaire que l’on avait convoqué pour le 4 juin, afin de laisser le temps aux unités du front, qui n’avaient pu être représentées au premier congrès, d’envoyer leurs délégués. L’attitude du gouvernement souleva l’indignation dans l’assemblée paysanne. Elle reconnut la Rada Centrale comme pouvoir suprême du peuple, choisit dans son sein un certain nombre de membres — deux par département (ouiezd) — pour y siéger et se sépara, après avoir formulé ses réclamations dans la forme la plus catégorique.
Le congrès militaire, qui se réunit en dépit de la prohibition, se montra d’autant plus énergique que le peuple devenait plus impatient de cette sorte de tutelle russe. Cette assemblée qui comprenait les représentants de plus d’un million et demi d’hommes, constituait une force morale encore plus considérable que le premier congrès. Les délégués, rassemblés sur la place Sainte Sophie, au nombre de plusieurs milliers, prêtèrent serment de ne point quitter Kiev avant que les droits de l’Ukraine aient été assurés. Ils exigèrent de la Rada qu’elle prît en main elle-même l’organisation de l’autonomie, puisque l’attitude du gouvernement ne laissait place à aucun espoir. Et, comme l’avaient fait les paysans, ils élurent un certain nombre de délégués pour prendre part aux travaux de ce conseil suprême. L’assemblée ainsi accrue de nombreux collaborateurs (le congrès des ouvriers y envoya encore un mois plus tard ses délégués) prit un tout autre caractère et se vit obligé de prendre en considération les vœux si clairement exprimés du peuple et, dans son premier universal[34] du 10 (23) juin, elle proclama le principe que « dorénavant le peuple ukrainien se chargeait lui-même d’arranger sa propre vie ». Elle y faisait appel aux populations et à toutes les autorités de l’Ukraine, pour qu’elles collaborassent étroitement avec elle, qu’elles remplaçassent par des élections les personnes hostiles ; elle proclamait la nécessité d’un impôt national, dont le rendement servirait à couvrir les dépenses nécessitées par l’organisation du pays ; enfin, toutes les nationalités étaient engagées à s’entendre pour pouvoir coopérer à l’établissement du nouveau régime de liberté.
[34] Ce terme ancien désignait une proclamation destinée à la population entière. Il fut accepté par la Rada pour ses manifestes les plus importants qui contenaient des déclarations de principe. Il y en eut 4 en tout, promulgués les 10. VI, 3. VII, 7. XI 1917 et 9. I 1918 ancien style. Le nouveau calendrier fut introduit en Ukraine le 1er mars 1918.
Cet universal fit une grande impression sur les masses, en dépit de sa modération et du ton prudent de ses prescriptions ; mais c’était la parole d’un pouvoir nouveau. On crut y entendre la voix de la volonté nationale ; même ceux qui récemment encore affirmaient que la Rada Centrale n’exprimait la volonté de personne et que le mouvement ukrainien n’était que la chimère de quelques intellectuels. Cette impression ne fit que s’accentuer lorsque, quelques jours plus tard, la Rada nomma son organe exécutif, « le Secrétariat général ». La population salua de ses acclamations ce nouveau pas en avant vers l’autonomie et même il trouva de la sympathie dans les cercles allogènes, qui virent d’un bon œil la formation d’un pouvoir pouvant remplacer le mécanisme gouvernemental, qui donnait déjà des signes non équivoques de paralysie avant-coureurs d’une catastrophe.
Cela donna à réfléchir à Pétersbourg, surtout après la grandiose manifestation arrangée dans cette ville par les soldats et ouvriers ukrainiens qui s’y trouvaient alors. Les ministres socialistes reconnurent la nécessité de faire des concessions sincères et définitives : le 28 juin arrivèrent à Kiev les ministres Kerensky (parti socialiste révolutionnaire), Tsereteli (socialiste démocrate) et Terechtchenko (du parti constitutionnel démocratique) pour s’entendre sur la question. Ils apportaient un projet reconnaissant de fait l’autonomie de l’Ukraine, comme celle que le Caucase méridional avait déjà obtenue, mais à titre d’exception, car les ministres exigeaient que les Ukrainiens renonçassent à leur idée de refondre l’empire sur les bases d’un système fédératif.
Ils posaient, en outre, comme condition que la Rada se transformât d’organe national en organe général du pays, c’est-à-dire, qu’elle reçût dans son sein les représentants des organisations non-ukrainiennes. C’était déjà en train de s’accomplir. Les groupes allogènes révolutionnaires de Kiev, qui s’étaient d’abord montrés si méfiants et quelquefois si hostiles, avaient changé d’attitude sous l’influence des évènements, particulièrement après la publication de l’universal de juin. Ils voulaient bien se rapprocher de la Rada et collaborer avec elle, surtout — et c’était une condition inéluctable pour quelques-uns d’entre eux — si elle était reconnue par le gouvernement de Russie. Les ministres trouvèrent l’entente en bonne voie et virent, après s’être informés des deux côtés, que la question ne présentait aucune difficulté.
Ils proposèrent au bureau de la Rada et au Secrétariat général d’élaborer ensemble une déclaration, contenant les principes fondamentaux d’une autonomie de fait pour l’Ukraine, qui serait publiée en même temps par le gouvernement de Pétersbourg et par la Rada de Kiev. Ils n’insistèrent pas pour faire renoncer les Ukrainiens à leurs idées fédéralistes, ce à quoi ceux-ci se seraient formellement refusé. Mais ils pressaient les pourparlers pour aboutir immédiatement à une entente définitive au sujet de l’autonomie, car ils se flattaient, à tort d’ailleurs comme les évènements l’ont prouvé, de mettre devant un fait accompli ceux de leurs collègues dont ils redoutaient l’opposition. Le Secrétariat général reconnut la valeur de ce motif et fit adopter à la hâte par la Rada la déclaration élaborée en commun.
Mais dans le conseil des ministres l’affaire ne passa pas si facilement : les constitutionnels démocrates s’y opposèrent avec acharnement et en fin de compte donnèrent leur démission. Ce ne fut qu’après leur sortie que le cabinet, composé maintenant des seuls socialistes, put adopter l’entente et, le 3 juillet, la déclaration ministérielle et l’universal de la Rada furent publiés en même temps.
La dite déclaration contenait la déclaration de reconnaissance de la Rada Centrale, complétée des représentants des groupes allogènes, comme organe suprême révolutionnaire de l’Ukraine. Le Secrétariat général, comprenant également un certain nombre de membres non-ukrainiens, devait servir au gouvernement général d’organe exécutif pour administrer ce pays ; sa compétence serait fixée en détails par un statut à établir par la Rada Centrale.
Cette dernière assemblée, en effet, en conformité avec les principes promulgués, accueillit les délégués des organisations allogènes dans son sein et en mit aussi dans la Petite Rada, qu’on venait d’élire. Le comité qui portait ce nom était chargé de toutes les fonctions de l’assemblée principale pour le temps où celle-ci ne siégeait pas, car il aurait été difficile de la convoquer à l’époque des travaux des champs. De sorte que cet organe concentrait tous les travaux entre ses mains, en faisait le rapport et remettait les questions les plus importantes aux assemblées générales qui se réunissaient environ chaque mois pour de courtes sessions. En se basant sur le dernier recensement qui accusait une proportion d’environ 24% de non-ukrainiens dans les frontières strictement ethnographiques et comme il n’était pas possible de fixer sur le champ les frontières politiques, on décida d’accorder 30% en chiffre rond des sièges aux allogènes. C’est là-dessus que l’on forma le complément de la Petite Rada[35], le Secrétariat général fut également refondu et l’on se mit à élaborer le « Statut du pouvoir suprême en Ukraine ».
[35] Elle comprenait en tout 58 membres : 40 ukrainiens et 18 allogènes, dont 14 représentants des conseils des paysans, des ouvriers et des soldats, 34 délégués des partis (6 seulement des partis non-socialistes). Le bureau avait été élu par la Rada Centrale au système nominatif et personnel. Cette dernière assemblée, une fois complétée, comptait 702 membres qui se partageaient en groupes dont les principaux étaient : délégués du conseil des paysans (212), du conseil des ouvriers (100), du conseil de soldats (158), des conseils locaux des ouvriers et des soldats (dans les 50), députés des provinces (50), représentants des partis socialistes (100).
Après de longs débats il fut adopté à l’unanimité, le 16 juillet, par la Petite Rada. Cette manifestation de l’accord de tous les représentants, en votant « la première constitution de l’Ukraine », comme on disait alors, souleva l’enthousiasme général. Ce fut un des plus beaux moments de cette année mémorable. On y vit les commencements d’un régime stable, consolidant en Ukraine les conquêtes de la révolution. Les principaux points de cette constitution étaient les suivants : Le Secrétariat général de la Rada Centrale de l’Ukraine constitue l’organe suprême du pouvoir dans le pays. Il est nommé par la Rada Centrale, est responsable devant elle et doit être confirmé dans ses fonctions par le gouvernement provisoire de Russie. Tous les organes administratifs de l’Ukraine lui sont soumis. Il transmet au gouvernement central pour être ratifiés les projets de lois discutés et adoptés par la Rada Centrale. Toutes les lois du gouvernement provisoire entrent en vigueur dès le jour de leur publication en langue ukrainienne dans le « Messager officiel de l’Ukraine ».
Cependant le statut, si favorablement accueilli en Ukraine, ne fut pas ratifié par le gouvernement de Russie et dès lors s’accuse le conflit entre Kiev et Pétersbourg qui ira tous les jours en s’envenimant jusqu’à ce qu’il aboutisse à la séparation complète.
Le moment était grave en Russie : le parti de l’extrême gauche ou bolchéviste, avait voulu profiter de ce que les ministres bourgeois étaient sortis du cabinet pour s’emparer du pouvoir. Le cabinet socialiste avait réussi à faire échouer le soulèvement, mais il était tombé lui-même entre les mains de la bourgeoisie. L’offensive en Galicie imposée par Kerensky sous la dictée des alliés à l’encontre de toutes les règles du bon sens, aboutit à un désastre, où s’effondra le dernier reste de discipline qu’il pouvait encore y avoir dans l’armée et, en même temps, le prestige du gouvernement révolutionnaire. Les éléments bourgeois revenus dans le cabinet, avaient des idées tout autres sur une série de questions, notamment sur celle de l’Ukraine et ils ne se croyaient pas obligés par la déclaration du 3 juillet. Après de longs ajournements que l’insistance des secrétaires généraux ne parvenait pas à raccourcir, le conseil des ministres, sans tenir compte du « statut », présenté à sa ratification, publia, le 4 août, sa propre « Instruction provisoire au Secrétariat général », après avoir négligé de s’entendre soit avec les secrétaires, soit avec la Rada. C’était détruire l’entente construite avec tant de peines.
La dite « Instruction » limitait les pouvoirs du secrétariat général à cinq provinces au lieu de dix. Elle excluait de son ressort la guerre, la justice, le ravitaillement, les voies de communications, les postes et télégraphes et, pour ce qu’elle lui laissait, elle réservait le droit au gouvernement central d’intervenir directement dans les affaires d’importance exceptionnelle. Elle remettait à plus tard de régler les rapports mutuels entre le secrétariat et le gouvernement central, comme si elle voulait considérer comme nuls et non avenus les accords précédents et elle fournissait à plaisir les sujets de malentendus, qui auraient pu faire de l’autonomie un terme vide de sens.
L’indignation provoquée fut partagée de toute la population. Ne divisait-elle pas arbitrairement le territoire ukrainien ? Ne brisait-elle pas l’unité nationale ? Pourquoi séparer le gouvernement de Charkov de celui de Poltava, de ceux de Kiev et de Podolie, ceux de Kherson et de Cathérinoslav ? C’était une absurdité pour quiconque connaissait l’état des choses. A la session de la Rada Centrale, qui siégeait à ce moment, « l’Instruction » fut l’objet de critiques acerbes de la part des secrétaires et des représentants. Cependant le secrétariat général conseilla à l’assemblée de ne pas se montrer intransigeante et la majorité se laissa convaincre. Après avoir donné carrière à ses justes critiques, elle décida de présenter pour le moment à l’approbation du gouvernement de Moscou un secrétariat général investi des fonctions déterminées par « l’Instruction » et de se servir de ce que l’on avait obtenu pour organiser le pays sur une nouvelle base. Quant aux questions principales il fallait s’apprêter à pouvoir les résoudre favorablement à l’assemblée constituante de toute la Russie et à la Constituante de l’Ukraine, qui devaient être toutes deux convoquées dans le plus bref délai.
Les hommes politiques qui se trouvaient au gouvernail ne voulaient pas se laisser prendre à la provocation que la bourgeoisie russe cachait sous la forme de « l’Instruction », ils désiraient éviter la lutte ouverte et décisive qui aurait suivi la rupture. D’ailleurs, les nouveaux membres de la Rada s’y seraient opposés, les représentants des partis russes, des israélites et même une partie de la démocratie ukrainienne, notamment le parti socialiste démocrate, pas très nombreux, mais influent, qui étaient de cet avis. C’était, en effet, le moment du triomphe de la réaction en Russie, alors que la bourgeoisie, les capitalistes et la grande industrie faisaient sentir leur influence à « l’assemblée d’état », convoquée à Moscou à cette époque, et que quelques membres du cabinet, y compris des socialistes, préparaient avec le général Korniloff la dictature militaire. La démocratie ukrainienne se tenait loin de cette activité réactionnaire, mais, à cause même de cela, elle hésitait à entrer ouvertement en lutte avec le gouvernement[36].
[36] Cette abnégation devait coûter cher à l’Ukraine, qui en restait, du reste, sous une impression pénible. A ce moment je priai la Rada Centrale de me décharger du poste de président que j’occupais depuis sa formation. Mais, les partis exprimèrent le désir que je restasse de peur de jeter l’alarme dans la population. Malgré l’épuisement de mes forces, j’ai obéi et je suis resté à mon poste — usque ad finem.
Pour donner un contre-poids à la haine que lui portait la bourgeoisie russe, elle chercha amitié et soutien chez les autres peuples de l’empire ayant soif de liberté et tâcha de les unir sous la bannière du fédéralisme et de la démocratie. Nos compatriotes se refusèrent de participer au conseil prétendu « démocratique », qui avait été convoqué pour le milieu de septembre, dans l’espoir de donner au gouvernement russe coalisé l’appui populaire, pour qu’il pût continuer dans ses tendances centralistes et réactionnaires. Mais, vers la même date (8–15 septembre) on réunit à Kiev le « Congrès des peuples », pour célébrer la venue prochaine de la fédération.
L’idée en était venue au congrès national ukrainien du mois d’avril. On sait que le principe d’une fédéralisation de tous les peuples de l’empire, devenus libres et autonomes, avait été, dès 1846, un des axiomes politiques de la démocratie ukrainienne. Il avait été repris et clairement exposé par la fraction ukrainienne à la première Douma et encore au début de la révolution. C’est pourquoi le congrès d’avril avait chargé la Rada Centrale de convoquer à Kiev toutes les nationalités intéressées. Par suite des circonstances les convocations n’avaient pu être lancées qu’au mois d’août, de sorte que l’on ne se réunit qu’une semaine avant le « conseil démocratique » ci-dessus mentionné. Le moment était, en effet, bien choisi pour déclarer urbi et orbi que le seul moyen de sauver la Russie de la décomposition et d’une ruine certaine, c’était de la fédéraliser. Un remède salutaire s’il avait pu être appliqué à temps.
L’état des esprits pendant le congrès fut des plus francs et même enjoué. C’était la première assemblée de ce genre, quoiqu’on en eût déjà parlé avant la guerre. Les peuples suivants y étaient représentés : les Estoniens, les Lettons, les Lithuaniens, les Polonais, les Blancs-Russes, les Ukrainiens, les Roumains de la Bessarabie, les Tartares de la Crimée, les Géorgiens, les Turcs de l’Azerbaïdjan et les Israélites. Des partis russes, seuls les socialistes révolutionnaires envoyèrent leurs délégués pour marquer que le fédéralisme était inscrit à leur programme, mais ils ne prirent pas une part active aux travaux du congrès. Les cosaques, en revanche, y déployèrent un zèle des plus méritoires. Toutes leurs douze armées y avaient envoyé leurs représentants, qui insistèrent sur leur caractère national distinct du peuple russe et exigèrent que leurs desiderata fussent traités sur le même pied que ceux des autres peuples de la Russie[37].
[37] Il faut noter que leurs délégués venaient du front et non de l’intérieur du pays et qu’ils représentaient l’opinion de la partie la plus démocratique et la plus avancée des intellectuels cosaques. Quand les hommes politiques ukrainiens, dans leurs efforts postérieurs, voulurent s’appuyer sur elle, ils ne récoltèrent que des déboires.
L’assemblée décida à l’unanimité qu’il était nécessaire de présenter les revendications suivantes : réorganisation d’une république fédérative russe, comprenant les états autonomes formés sur les territoires nationaux, et les groupements politiques et autonomes exterritorialisés des nationalités ne possédant pas de territoire distinct, notamment les israélites ; participation des représentants des nationalités à la conférence de la paix ; convocation d’assemblées nationales chargées de régler les rapports des états fédérés avec le pouvoir central et d’organiser l’administration intérieure de ces pays.
Ces résolutions furent transmises au gouvernement de la Russie par son représentant au congrès et envoyées par une délégation nommée à cet effet au « Conseil démocratique ». Ce dernier leur fit un accueil des plus défavorables. Il paraît que Kerensky les reçut avec plus de sympathie : il les proposa à la délibération du conseil des ministres, mais la majorité se prononça contre la fédération et réduisit la question à une « autonomie culturelle ». Ce furent les socialistes révolutionnaires russes qui, après avoir manifesté à Kiev leur solidarité, firent tous leurs efforts pour faire échouer cette affaire.
Le centralisme l’emportait. Le bloc gouvernemental, pensant que le « Conseil démocratique » consoliderait sa position, passablement ébranlée par l’attentat de Korniloff, crut se trouver en état de retirer les concessions qu’on avait été obligé de faire, surtout à l’Ukraine.
L’autonomie de ce pays n’avait pas été réalisée, même dans les modestes limites fixées par l’instruction du 4 août. L’administration centrale continuait de diriger les affaires sans se soucier du Secrétariat Général ; on ne mettait pas de fonds à sa disposition, on ne tenait compte ni de ses rapports, ni de ses réclamations ; on avait soin de lui mettre partout des bâtons dans les roues, pour le discréditer aux yeux de la population, en démontrant son impuissance. Le sénat russe, cette relique de l’ancien régime, que l’on avait oublié au milieu du fracas révolutionnaire, se rappela au souvenir du peuple en refusant de promulguer l’instruction du 4 août et lui ôtant ainsi toute valeur légale. Enfin le gouvernement osa soulever la question de l’existence légale de la Rada et du Secrétariat général. Ce dernier avait présenté à la Rada Centrale le programme de ses travaux, dans lequel il mentionnait entre autre les travaux préparatoires pour la convocation de l’assemblée Constituante de l’Ukraine. Le gouvernement de Kerensky y trouva le prétexte d’un procès politique contre les organes en question. Il chargea le procureur général de Kiev d’instruire l’affaire et de prendre les mesures coercitives appropriées. Quant aux secrétaires généraux, ils furent mandés à Pétersbourg « aux fins d’instructions », mais en réalité pour que l’on pût facilement les appréhender.
Cependant le gouvernement ne se rendait pas compte des changements profonds apportés en Ukraine par six mois de révolution. Tandis que sa propre autorité devenait de plus en plus vacillante, celle de la Rada ne faisait que s’accroître, car la vie ukrainienne se concentrait vers Kiev et abandonnait le gouvernement russe. Il n’inspirait plus de confiance à personne. Sa politique astucieuse et maladroite à l’égard des nationalités avait ouvert les yeux des neutres et rempli d’indignation la population ukrainienne. Au congrès des soldats (le troisième) rassemblé à cette époque à Kiev (le 20 octobre) en même temps que la session de la Rada, il fut décidé de considérer la dernière ordonnance du gouvernement de la Russie comme un casus belli, de rompre définitivement avec lui et d’engager ouvertement la lutte. On comptait sur l’appui de l’armée, qui était certain, et sur celui de la population, qui était très probable. Toutefois les secrétaires généraux, fidèles à leur tactique de ne laisser aucune prise au reproche, proposèrent qu’il serait mieux d’essayer encore une fois de s’entendre. Malgré le mécontentement soulevé par leur proposition, ils se rendirent à Pétersbourg, où ils apprirent à leur arrivée, qu’on leur avait déjà préparé leurs appartements dans la prison. Mais il n’y avait plus personne pour les y mettre : le gouvernement venait d’être renversé par le second soulèvement bolchéviste.
Il se passa alors plusieurs semaines pendant lesquelles la République russe se trouva dans un état d’anarchie complète et tomba en pièces. A Pétersbourg les bolchéviks, en possession du pouvoir, organisèrent leur gouvernement, mais à l’armée et dans les provinces la situation resta longtemps confuse. On espérait que le gouvernement de coalition se rétablirait bientôt, aussi ne se pressait-on pas de reconnaître le conseil des commissaires bolchévistes. D’un autre côté, on montrait une certaine réserve à l’égard de la restauration, car l’on craignait, le passé était là pour le dire, que le triomphe de la coalition n’amenât une réaction encore plus terrible. Dans les pays allogènes, anciennement annexés à l’empire russe, on essayait de parer à l’un et à l’autre danger : considérant ce qui se passait à Pétersbourg comme une affaire d’importance locale et purement « russe », on se hâta d’organiser la vie territoriale afin de prévenir l’anarchie et la guerre civile.
Les évènements qui se déroulèrent à Kiev sont caractéristiques à cet égard. Les autorités militaires, espérant profiter de la situation critique pour écraser d’un seul coup le bolchévisme et le mouvement ukrainien qu’ils dénonçaient comme son complice, mobilisèrent tout ce qui se trouvait sous la main : régiments de cosaques, volontaires tchéco-slovaques, les pupilles des écoles militaires. Alors les Ukrainiens constituèrent un bloc révolutionnaire, sous le nom de « Comité de sauvegarde de la révolution », qui réunissait toutes les organisations de gauche, ukrainiennes et non ukrainiennes, y compris les bolchéviks, et qui se proclama détenteur suprême du pouvoir sur tout le territoire de l’Ukraine. La contre-révolution centraliste devait par là échouer. Son attaque contre les conseils d’ouvriers et de soldats ne réussit qu’à faire arrêter les autorités militaires, qui furent expulsées de la ville. Kiev et les autres centres importants de l’Ukraine repassèrent sous le pouvoir du Secrétariat général.
Mais cet état de fait devait être établi en droit. Le Secrétariat général ne pouvait continuer à exister en tant qu’organe d’un gouvernement central qui n’existait plus. Il fallait qu’il se constituât lui-même comme gouvernement de l’état ukrainien. Déjà vers la fin du mois d’octobre le congrès militaire s’était prononcé assez clairement en ce sens, mais cela ne satisfaisait pas les partis. Ils ne croyaient pas qu’il fallût se borner à une proclamation de simple forme, ou, pour mieux dire, à déclarer restaurée la république ukrainienne abolie par les Romanoff. Ils voulaient, en même temps, bien marquer le caractère démocratique et socialiste de cette nouvelle république et formuler les principes fondamentaux de son programme social, ce qui demandait une entente entre les partis. On y arriva cependant et les nouvelles directives furent exposées tout au long dans le IIIème universal adopté et promulgué par la Rada Centrale le 7 (20) novembre 1917.
Cette loi fondamentale établissait une « République ukrainienne du peuple » en union fédérative avec la République russe ; elle fixait à grands traits les limites de son territoire. Elle abolissait le droit de propriété privée sur toutes les terres susceptibles d’être cultivées, introduisait la journée de travail de huit heures, proclamait le principe du contrôle de l’état sur la production, enfin elle promettait que tous les moyens seraient employés pour terminer la guerre aussitôt que possible.
Tout en remettant à la Constituante de toute la Russie et à celle de l’Ukraine le soin d’arrêter en détail les formes de l’organisation de l’état, elle fixait les élections pour cette dernière assemblée au 27 décembre (anc. style) et la convoquait pour le 2 janvier (anc. style).
Cet universal passa à une grande majorité des voix ; seules quelques fractions russes s’abstinrent de voter. Il fut accueilli avec une profonde satisfaction par la population ukrainienne. Dorénavant la vie nationale allait pouvoir se développer librement sans être entravée par la politique russe encore aveuglée par la vieille tradition centralisatrice. L’Ukraine désirait d’abord régler ses rapports avec Pétersbourg, en reconnaissant les soviètes comme le gouvernement de la Russie, au sens strict du mot (c’est-à-dire le pays et l’état des Grands-Russes) et lui proposer de former une fédération en commun avec les autres pays qui s’étaient formés en états distincts et qui voudraient en faire partie. Le Secrétariat général, chargé de cette mission par la Rada, entama des pourparlers dans ce but, mais on se heurta à l’attitude intransigeante des soviètes, qui proclamaient bien « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, voire jusqu’à la séparation complète », mais qui ne voulaient entendre parler de l’application de ce principe que lorsque tout le territoire de la Russie et les administrations locales auraient adopté en pratique le régime bolchéviste. Le but de la révolution n’était-il pas la transformation sociale ? Toutes tendances nationales, toute opposition à leurs principes leur semblaient des manœuvres contre-révolutionnaires. Il n’était pas possible de s’entendre.
Mais en ayant exclusivement en vue les réformes socialistes, les soviètes oubliaient que la situation des autres peuples de la Russie n’était pas la même que pour les Grands-Russes. Pour ceux-ci la question nationale ne se posait pas, rien ne menaçait leur indépendance, tandis que les personnages responsables qui tenaient en main la destinée des autres nations ne pouvaient faire autrement que de se servir de cette révolution pour leur assurer l’indépendance politique et la plénitude de leurs droits. Et comme ces peuples venaient à peine de se débarrasser du joug russe, ils étaient très sensibles à toutes les injonctions qui leur venaient de l’ancienne capitale de leurs oppresseurs et ils se cabraient facilement sous les ordres venant de ce côté-là, qu’ils aient été donnés par des bourgeois, des partisans de la constitution ou des bolchéviks, surtout lorsqu’il s’agissait de leurs affaires intérieures. Les soviètes manquaient donc de prudence, et leur ardeur socialisatrice les emportait ; d’où des conflits inévitables avec les peuples fortement pénétrés de l’idée nationale.
La courte période pendant laquelle les Ukrainiens s’allièrent aux bolchéviks pour repousser la réaction, où les partisans des soviètes siégèrent à la Rada Centrale, se termina le jour où cette assemblée désapprouva le soulèvement bolchéviste de Pétersbourg et refusa d’adopter le principe des conseils. Les soviètes la vouèrent aux gémonies, la dénoncèrent comme bourgeoise et contre-révolutionnaire et entreprirent contre elle une violente campagne dans le prolétariat et dans l’armée. A cet égard, l’Ukraine se trouvait dans une situation pénible. Les grandes villes, déjà très dénationalisées par suite de la politique de l’ancien régime, que nous avons rapportée, avaient été inondées pendant la guerre d’une masse de prolétaires étrangers, qui avaient dû être évacués des régions industrielles de l’ouest menacées par la guerre. Ces déracinés, encore irrités par les conditions anormales de la vie sur un sol étranger, obéissaient volontiers aux appels à la violence des bolchéviks et se chargeaient d’imposer leurs principes radicaux à la population locale, dont ils combattaient le nationalisme soi-disant contre-révolutionnaire, appuyés par la force armée bolchéviste.
Cette force armée était représentée par les unités militaires de l’ancien front russe. Une énorme partie du territoire ukrainien était compris dans la zone du front ou des services d’étapes, de sorte qu’il s’y trouvait en dépit de la désorganisation d’énormes masses de troupes non ukrainiennes. Dès que les rapports se tendaient entre Kiev et Pétersbourg, ces unités étrangères devenaient une menace pour les Ukrainiens. Lorsque les soviètes voulurent les rappeler, les troupes ukrainiennes leur barrèrent le chemin, les désarmèrent de peur qu’elles ne se livrassent à quelque attentat en passant par Kiev et les firent sortir ainsi du pays. Ce fut là un nouveau sujet d’irritation.
Les soviètes trouvèrent encore un autre prétexte pour se plaindre, dans l’attitude de l’Ukraine envers les cosaques du Don. Les pays du Don étaient regardés à cette époque comme la plus formidable citadelle de la réaction antibolchéviste. A Pétersbourg on aurait bien voulu en venir à bout à l’aide des Ukrainiens, qui se récusèrent et s’attirèrent de nouveaux reproches. De leur côté, les pays du Don en appelaient aux principes de l’indépendance, du fédéralisme, de la solidarité entre les peuples de l’ancienne Russie contre le centralisme des Grands-Russiens. Voulant rester neutre dans ce conflit, le gouvernement ukrainien ne laissa pas passer les troupes bolchévistes en marche vers le Don, mais il n’avait aucune raison d’arrêter les cosaques de ce pays qui rentraient chez eux en quittant le front. On vit là la preuve d’une alliance avec la réaction.
On en arrivait à une guerre ouverte, qui pouvait devenir d’autant plus funeste à l’Ukraine qu’il se trouvait, comme nous l’avons vu, sur son territoire des éléments tout disposés pour les soviètes. La paralysie qui avait frappé l’industrie, l’arrêt du travail dans les mines et encore plus la désagrégation du front avaient inondé le pays d’une masse de gens arrachés à leurs conditions habituelles d’existence, inquiets et travaillés par la propagande. Ils ne rentraient point dans leurs foyers — cela eût été du reste assez difficile et ils n’auraient probablement pas pu s’y nourrir — ils s’amassaient dans les villes, dans les gares de chemin de fer, se dispersaient dans les villages et répandaient l’insécurité. La propagande bolchéviste trouvait en eux sinon des adeptes du moins des agents bénévoles et inconscients qui portaient les calomnies, lancées contre le gouvernement ukrainien, jusque dans le fond des campagnes.
Dans la population ukrainienne elle-même, dans les partis s’élevaient des doutes. Ne vaudrait-il pas mieux engager le mouvement national dans la voie du bolchévisme ? Le système des conseils n’avait pas été inventé par les bolchéviks, ils se l’étaient seulement habilement adapté ; ne pourrait-on pas l’accommoder aux circonstances de la vie ukrainienne, en donnant, par exemple, voix prépondérante aux paysans ? La Rada Centrale elle-même était-elle autre chose qu’un soviète unifié d’ouvriers, de soldats et de paysans, avec prépondérance de ce dernier élément ? Ne serait-il pas logique d’organiser au-dessous d’elle des conseils locaux et de remettre à ces corps élus tout le pouvoir ?
Telles étaient les idées qui devaient reparaître avec beaucoup plus de force un an plus tard, après la chute de l’hetman, mais pour lors elles n’étaient partagées que par une minorité. Car, à la première apparition qu’il fit en Ukraine, le bolchévisme était fortement teinté d’un impérialisme grand-russien qui effrayait d’autant plus les gens conscients de leur nationalité, qu’ils venaient à peine de secouer le joug de Pétersbourg[38]. Suivre leurs directions, cela semblait retourner sous la domination russe. Et ce n’était pas seulement le sentiment des intellectuels, mais aussi des gens du peuple dont les dispositions cadraient parfaitement de par ailleurs avec les tendances bolchévistes. « Camarades russes, » disaient-ils, « nous vous prions de ne pas vous immiscer dans nos affaires ; nous, bolchéviks ukrainiens, nous travaillerons à atteindre notre but — mais nous vous en prions, ne vous mêlez pas de nos affaires. » Ces paroles, on les a entendues bien des fois dans les meetings d’alors sortir de la bouche de nos soldats et de nos ouvriers. Il faut connaître ces dessous psychologiques si l’on veut comprendre l’acharnement avec lequel les socialistes ukrainiens ont lutté contre les bolchéviks russes à la fin de 1917.
[38] Un exemple caractéristique est celui du leader bolchéviste ukrainien, Al. Neronovytch, qui presque seul avait défendu les principes soviétistes à la Rada Centrale. Pendant l’occupation de Kiev par les bolchéviks, il se rangea de leur côté, mais après quelques semaines il s’aperçut qu’il était impossible pour un nationaliste ukrainien de collaborer avec eux. Il les quitta et se rendit au front à l’armée ukrainienne, où le commandant le fit fusiller — pour bolchévisme !
Les organisations soviétistes de Kiev, composées en grande partie de russes et d’israélites, voulurent s’emparer du pouvoir et convoquèrent pour le commencement de décembre les délégués des conseils de soldats et d’ouvriers, espérant que cette assemblée déciderait de nouvelles élections pour la Rada Centrale et qu’ainsi le gouvernement ukrainien serait renversé. Mais « l’Union des paysans » fit venir ses délégués à Kiev pour assister au congrès, afin que la volonté de tous les travailleurs soit exprimée. Les paysans, en participant au congrès, assurèrent la victoire de la Rada et de son gouvernement national. Les incitateurs bolchévistes, après s’être convaincus de leur insuccès, quittèrent la ville pour se rendre à Charkov. Là ils organisèrent à grand bruit une conférence qu’ils intitulèrent « Congrès des ouvriers des régions du Donets et de Kryvy-Rih, des soviètes des soldats et d’une partie des paysans ». Cette conférence élut, le 13 (26) décembre, un comité central exécutif qui s’arrogea le rôle « d’organe du pouvoir élu par toute l’Ukraine » en face de la Rada Centrale et opposa ses « secrétaires du peuple » au Secrétariat général. Les soviètes de Pétersbourg le reconnurent comme gouvernement de l’Ukraine. Tout cela avait l’air d’une farce, mais bientôt des troupes composées de matelots, de soldats et de tout un ramassis d’individus se ruèrent sur Charkov sous le prétexte d’aller faire campagne sur le Don. Leur arrivée encouragea les éléments locaux favorables aux bolchéviks, la population fut terrorisée, la garnison ukrainienne, après avoir tenu quinze jours, fut contrainte de se rendre et la ville devint la base d’opération non point contre les pays réactionnaires du Don, mais pour faire la conquête de l’Ukraine, ou, pour mieux dire, s’emparer de ses voies ferrées. En même temps, les unités militaires du front, travaillées par l’agitation bolchéviste, s’avancèrent dans le pays. A Kiev même une propagande intense excita la population et les troupes contre la Rada Centrale, leur conseillant de rester neutres dans la lutte qui se déchaînait entre cette assemblée, qu’ils qualifiaient de « bourgeoise », et le gouvernement bolchéviste de Charkov.
La Rada se trouva dans une situation des plus sérieuses. Grâce à ces manœuvres bolchévistes on ne put élire la constituante de l’Ukraine, à qui devaient être remis tous les pouvoirs et qui aurait dû trancher les questions vitales intérieures et extérieures, comme la réforme agricole et la question de savoir si l’Ukraine resterait complètement indépendante ou si elle entrerait dans une fédération et qui composerait cette fédération.
Après que les démarches du Secrétariat général pour réunir en une fédération toutes les républiques formées sur le territoire de l’ancienne Russie eurent échoué contre le mauvais vouloir de la Russie soviétiste (les autres états ne pouvaient se décider à prendre sur soi de former une fédération sans sa participation), l’Ukraine vivait de fait en république indépendante et ne l’était-elle pas de jure, puisque la fédération n’existait pas ? Cela fut mis en relief à la fin de la VIIIme session de la Rada Centrale, au mois de décembre. Pendant ce temps elle avait été reconnue déjà par les puissances centrales et même par le gouvernement russe des Soviètes à la conférence de Brest-Litovsk, le 30 décembre (ancien style).
Si la fédération n’existait pas en réalité, on ne manquait pas d’en appeler, au besoin, au principe fédératif, ce qui amenait de terribles imbroglios dans la pratique. Ainsi les puissances de l’Entente avaient reconnu la République Ukrainienne (la France d’abord, ensuite l’Angleterre, au mois de décembre), mais en supposant que l’Ukraine était prête à participer à la fédération de Russie, de sorte qu’elles en tiraient des conséquences défavorables pour les droits souverains de ce pays. Le gouvernement des soviètes, de son côté, après avoir admis le principe de « la libre disposition des peuples jusqu’à la séparation complète », déclarait, une autre fois, en se basant sur le principe fédéraliste, qu’il fallait unifier le prolétariat russe et ukrainien. Il présentait la guerre qu’il menait contre l’Ukraine comme une lutte politique intestine et derrière cette formule se retranchaient les neutralistes de toutes les catégories.
Cette situation compliquée fut le sujet de longues et violentes discussions, au milieu desquelles l’idée se fit jour qu’il fallait rejeter tout compromis, s’opposer énergiquement aux prétentions bolchévistes, remettre les projets de fédérations à des temps plus favorables et, pour éviter toutes complications aussi bien intérieures qu’extérieures, proclamer solennellement la République Ukrainienne, souveraine et indépendante. Le 9 (22) janvier, jour où aurait dû se réunir l’assemblée constituante, fut la date de cet arrêt de principe. Les prescriptions de détail furent exposées dans le IVe universal promulgué quelques jours après et portant la date de l’arrêt.
La République Ukrainienne constituait « l’état souverain, tout-à-fait indépendant et libre du peuple ukrainien » ; le Secrétariat général était transformé en un « Conseil des ministres du peuple » ; il était chargé de mener à conclusion l’œuvre de paix entamée par le pacte conclu sur le front occidental et de délivrer l’Ukraine de l’invasion bolchéviste. L’Universal proclamait, en outre, la démobilisation de l’armée ; il chargeait le pouvoir exécutif de prendre des mesures pour la reconstruction des pays dévastés et les précautions nécessaires pour passer à l’état de paix ; il établissait un programme de réformes sociales basées sur les principes exposés dans le troisième Universal et, enfin, il remettait le règlement définitif des questions politiques et sociales à une assemblée constituante qui serait convoquée aussitôt que les circonstances le permettraient.
C’est à cela qu’aboutit, en fin de compte, la renaissance politique de l’Ukraine — à la proclamation de la complète indépendance. Nous ne continuerons pas ici à esquisser les évènements qui la mènent à sa réalisation, car, au moment critique où nous posons la plume, il n’est pas encore permis d’enregistrer des conclusions définitives. Cette proclamation qui se détache comme un point saillant de la mêlée encore confuse servira de borne au présent ouvrage.
Nous nous contenterons de dire encore un mot de l’acte d’unification du territoire ukrainien, proclamé un an plus tard, l’acte de réunion de la Grande Ukraine issue de l’empire russe et des pays occidentaux qui dépendaient de l’Autriche-Hongrie. La guerre mondiale mit chacune des deux parties du territoire ukrainien dans des camps opposés, plaça des armes dans les mains de ses enfants et les invita à une lutte fratricide, sous les drapeaux russe ou autrichien, qui leur étaient tout-à-fait étrangers. Ce furent justement la Galicie et la Bukovine d’un côté, la Podolie, la Volhynie et les pays de Kholm, de l’autre, qui, pendant tout le temps que durèrent les hostilités, furent le champ de bataille, où se heurtèrent les nations, écrasant tout sous leurs pas, semant la misère et la haine. Quelle pénible situation pour nos nationaux ! La pitié que soulevaient leurs souffrances physiques et surtout l’esclavage moral où les avait réduits, le mépris que l’on avait eu pour leur nationalité, stimulèrent puissamment les Ukrainiens chargés de conclure l’armistice. Le traité de Brest-Litovsk réunissait de fait les deux parties de l’Ukraine. La défaite des puissances centrales et la proclamation par les alliés du droit des peuples de l’empire des Habsbourg de disposer d’eux-mêmes semblaient rendre possible une déclaration formelle à cet égard.
Les délégués des organisations nationales de l’Ukraine occidentale réunis à Léopol, le 15 octobre 1919, nommèrent un « Conseil national ukrainien », composé des anciens députés de cette nationalité au parlement autrichien, à la diète locale de Galicie, à celle de Bukovine et de délégués des divers partis politiques. Ce conseil devait prendre le pouvoir dans l’Ukraine occidentale, qui devenait « République ukrainienne occidentale » indépendante.
Le désir général de la population d’être réunie immédiatement à la Grande Ukraine ne pouvait, pour le moment, être satisfait, car ce dernier pays gémissait alors sous l’occupation des troupes allemandes, ou pour parler officiellement, sous le gouvernement de leur homme de paille, l’hetman Skoropadsky. Pouvait-on se placer volontairement sous un tel joug ? D’ailleurs les insurrections et les guérillas ne faisaient-elles pas prévoir la chute prochaine de ce régime ? Aussi le conseil national, en prenant le pouvoir en main, décida de remettre l’unification à un moment plus opportun et d’organiser en attendant le pays en une république indépendante. Mais ce travail d’organisation fut paralysé par une offensive polonaise déclenchée ce même mois de Peremychl, tandis que la population polonaise se soulevait à Léopol et que la Roumanie, conformément à son traité secret avec la Pologne, faisait occuper par ses troupes la Bukovine.
Mais en ce moment la grande poussée populaire brisa les chaînes que les Allemands avaient imposées à la Grande Ukraine. Au milieu du mois de décembre, après avoir été longtemps assiégé dans Kiev, l’hetman Skoropadsky fut contraint d’abdiquer et de s’enfuir. La République Ukrainienne du peuple était restaurée. Rien ne s’opposait plus à l’union des territoires, les circonstances exigeaient même que tous les Ukrainiens se rassemblassent sous le drapeau national pour défendre le sol de la patrie attaqué de tous les côtés, par la Pologne, la Roumanie, la Russie soviétiste et la Russie réactionnaire sous la protection des baïonnettes françaises. Le 3 janvier, le Conseil National adopta une déclaration unissant à jamais la République Ukrainienne Occidentale à la République démocratique ukrainienne, pour en faire partie en tant que « territoire occidental », conservant son administration intérieure séparée jusqu’à l’adoption d’une constitution générale pour toute l’Ukraine.
Cet acte d’union fut également publié solennellement, le 22 janvier suivant, sur la place Sainte Sophie, à Kiev.
Les pays ukrainiens d’au delà des Carpathes (l’Ukraine Subcarpathique) étaient censés compris dans cette déclaration ; la population des parties orientales penchait surtout de ce côté. Mais, sous l’impression des graves évènements qui agitaient l’Ukraine, la majorité préféra se résoudre à adopter la solution proposée par les gens du pays émigrés en Amérique et sanctionnée par le Conseil suprême à Paris, de se réunir à la République Tchéco-Slovaque, sous la garantie d’une large autonomie. C’est dans ce sens que se prononça, au mois de mai 1919, la Rada Centrale, composée des délégués des organisations locales, réunis à Ujhorod. Le peuple se prononcera dans la diète qu’il élira directement.
En revanche, la décision postérieure du Conseil suprême des alliés, soumettant la Galicie Orientale à l’administration polonaise, a soulevé immédiatement des protestations unanimes de la population ukrainienne. Cette décision n’a jamais été ratifiée par le peuple, qui considérait comme nul et non avenu tout ce qui pourrait être fait dans ce sens.