Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXIV.
L’Ukraine entre la Pologne, la Moscovie
et la Turquie.
Dans l’esprit de Vyhovsky l’union avec la Pologne devait lui servir à obtenir l’aide nécessaire pour se débarrasser de la Moscovie et abattre l’opposition qu’il rencontrait en Ukraine même. Mais la Pologne était si affaiblie qu’elle avait besoin elle-même d’un secours qu’elle espérait trouver chez les cosaques. Avec l’aide des Tartares, Vyhovsky parvint à infliger, près de Konotope, une sanglante défaite aux voïvodes moscovites, mais il ne réussit pas à se rendre maître de la situation. La crainte de la domination polonaise et du retour des seigneurs polonais en Ukraine suffisait à éloigner de lui la population. On ne pouvait s’expliquer les motifs qui le faisaient agir. De nouveau on lui opposa Georges Chmelnytsky et toute l’armée cosaque embrassa le parti de ce dernier. Vyhovsky dut abdiquer l’hetmanat.
Obligés par la pression des masses à reprendre le joug de la Moscovie, les dirigeants ukrainiens auraient voulu du moins en obtenir l’assurance qu’elle ne s’immiscerait pas dans les affaires intérieures de l’Ukraine. Mais le gouvernement du tzar tenait à profiter de la défaite du parti de Vyhovsky pour s’arroger les droits les plus étendus. Aussi, après qu’ils eurent amadoué Georges Chmelnytsky, ainsi que les principaux chefs et constitué un conseil des cosaques favorable à leurs vues, les voïvodes firent accepter de nouvelles restrictions à l’autonomie.
Cela n’était pas fait, évidemment, pour concilier les têtes éclairées au nouveau régime. C’est pourquoi, lorsque, quelques mois plus tard, la Moscovie envoya ses troupes et les cosaques en Galicie et que cette expédition fut battue par la Pologne, celle-ci put espérer renouer ses relations avec les Ukrainiens. Mais elle tomba dans la même faute que la Moscovie : elle voulut profiter de la pénible situation des Ukrainiens, causée par la défaite, pour diminuer encore les concessions, qu’elle avait faites à Hadiatch (quoique, comme on l’a vu, ces concessions n’eussent contenté personne à l’époque). De fait, on en arriva à rétablir le traité d’union de Hadiatch, sous une forme plus désavantageuse pour l’Ukraine (1660), ce qui enlevait à cet acte toute possibilité de pouvoir servir de base à des rapports politiques normaux.
Ces mouvements alternatifs, tantôt vers la Pologne, tantôt vers la Moscovie, auxquels était condamnée la diplomatie cosaque, devenaient, grâce à la malveillance de ces deux puissances à l’égard des aspirations nationales et sociales de l’Ukraine, désastreuses pour ce pays qui, à chaque nouvelle oscillation, restant incapable de faire triompher sa cause, perdait quelque chose de ses forces.
En réalité, depuis 1660, le territoire ukrainien se divisait en deux parties : la partie orientale, qui ne pouvait se défendre contre l’emprise moscovite et la partie occidentale obligée de s’entendre avec la Pologne sans pouvoir en éluder les exigences. La masse de la population était excédée des guerres incessantes et des coups d’état fomentés par les classes dirigeantes, s’évertuant à obtenir une autonomie qu’elles ne pouvaient atteindre et se refusant malgré leurs échecs à renoncer à leurs aspirations.
Les dissentiments entre le peuple et les classes dirigeantes aggravaient encore la faiblesse de l’Ukraine. Il était évident que les chefs cosaques aspiraient à remplacer la noblesse, non seulement dans son rôle politique, mais aussi dans sa situation sociale et qu’ils voulaient conserver le cadre du droit polonais pour s’en servir dans l’intérêt de leur classe. C’était éveiller la méfiance et la malveillance des masses, qui avaient toujours le soupçon que, sous le couvert des aspirations à l’autonomie, ne se cachassent des intérêts de classe, surtout lorsqu’il s’agissait de pactes avec la Pologne. Aussi par principe tenaient-elles pour la Moscovie, dont la politique leur était tout aussi pernicieuse, mais moins connue que celle de la Pologne, dont elles n’avaient eu que trop de preuves.
La capitale Zaporogue des steppes, la Sitche, conservait dans toute sa pureté la tradition démocratique des anciens principes et considérait de son devoir de s’opposer aux aspirations nobiliaires des chefs de l’armée. Elle surveillait d’autant plus volontiers leurs ambitions qu’elle ressentait comme une infraction aux vieux usages que le centre politique de l’Ukraine, qui avait toujours été dans la Zaporoguie, eût été transféré « dans les villes ». Mais l’immixtion dans la vie politique des candidats qu’elle proposait pour l’hetmanat, en s’inspirant plus des idées démocratiques que des besoins politiques, ne faisait que compliquer la question au lieu de la résoudre.
Pierre Dorochenko, élu hetman en 1665, essaya de mettre fin à ces oscillations de l’Ukraine entre la Pologne et la Moscovie, avec l’aide de la Turquie. C’était reprendre la politique de Chmelnytsky, lorsqu’il essayait de secouer le joug de la Pologne en employant les Turcs et les Tartares. La Turquie, après avoir traversé une période de déchéance, était maintenant mieux en état d’entreprendre une action efficace. Après avoir gagné les bonnes grâces du Khan, Dorochenko entama directement avec le sultan des pourparlers, qui aboutirent à un traité, par lequel l’hetman reconnaissait le protectorat de la Sublime Porte, tandis que celle-ci s’engageait à aider l’Ukraine à obtenir son indépendance sur tout son territoire ethnographique — « jusqu’à Peremychl et Sambor (à l’ouest), la Vistule et le Neman (au nord), Sivsk et Poutivl (sur les frontières de la Moscovie) ».
Le Khan reçut l’ordre du sultan de prêter son aide à Dorochenko. Ce dernier, ainsi soutenu, sans briser directement avec la Pologne, mais en attaquant les chefs cosaques, qu’elle soutenait, parvint bientôt à chasser de la rive droite ukrainienne du Dniéper les garnisons polonaises.
Puis il se tourna vers la rive gauche, où gouvernait alors l’hetman Brukhovetsky, un habile démagogue, qui, mis d’abord en avant comme candidat par la Sitche Zaporogue, avait ensuite, pour se concilier la Moscovie, cédé à des exigences de cette dernière qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait voulu écouter.
Entre autres choses, il avait laissé réaliser le vieux désir de Moscou d’introduire dans le pays les impôts moscovites. Mais lorsque les agents du fisc commencèrent à établir un cadastre et à lever des taxes, la colère de la population ne connut plus de bornes. Le clergé ukrainien, de son côté, fut révolté par les prétentions du patriarche de Moscou.
Le mécontentement était d’ailleurs général, suscité par l’armistice que la Moscovie venait de signer avec la Pologne, à l’insu des Ukrainiens, lui cédant la partie de l’Ukraine située sur la rive droite du Dniéper, à l’exception de Kiev et ses environs immédiats.
Brukhovetsky, voyant sa position menacée, essaya de passer lui-même au mouvement anti-moscovite. Mais cette manœuvre de la dernière heure ne put le sauver. L’insurrection, qui éclata au début de 1668 contre les garnisons et la domination moscovites, l’engloutit également. A l’arrivée de Dorochenko, tout le monde joignit son étendard, Brukhovetsky fut tué et les troupes moscovites durent quitter le pays. Toute l’Ukraine cosaque était une fois de plus unifiée sous le commandement de Dorochenko.
Ce premier pas accompli et comptant sur l’aide de la Turquie et de la Crimée, l’hetman voulut réaliser l’ancien projet des autonomistes : faire de l’Ukraine un état indépendant, sous la protection de ses voisins. Ayant chassé les garnisons ennemies de la rive droite du Dniéper, il voulait en faire autant de la rive gauche. Avant tout, il désirait réduire les droits de Moscou à ceux d’un véritable protectorat sans immixtion dans les affaires intérieures et il exigeait en premier lieu le rappel des voïvodes.
Quelques évènements, qu’il ne prévoyait pas, vinrent tout d’un coup affaiblir sa position et privèrent de toute force convaincante ses réclamations aux yeux de la Moscovie.
Il avait d’abord eu l’imprudence d’abandonner l’Ukraine de la rive gauche et les troupes moscovites s’étaient hâtées de retourner dans les contrées de Tchernyhiv. Les autorités locales, aussi bien que le clergé et les chefs cosaques, désespérant de jamais s’en débarrasser, tâchèrent de s’arranger avec Moscou, sans s’occuper de Dorochenko, qui à ce moment ne pouvait leur être d’aucun secours.
Ils élurent pour eux un hetman particulier, Mnohohrichny, avec le titre « d’hetman des pays de Siver et de Tchernyhiv ». Celui-ci se déclara prêt à se soumettre au tzar et à rompre toute alliance avec les Tartares, à condition que l’on donnât des garanties à l’autonomie ukrainienne, qu’on rappelât les voïvodes, etc. — en un mot, un ensemble de réclamations assez semblables à celles de Dorochenko. De son côté, la Sitche Zaporogue poursuivait une politique séparée et opposait de nouveaux rivaux à Dorochenko.
Le gouvernement moscovite comptait sur ces querelles intestines, aussi ne céda-t-il point. Par ses agents, notamment par un homme aussi au courant des choses que le voïvode de Kiev, Cheremetief, il savait bien que les réclamations de Dorochenko et de Mnohohrichny correspondaient entièrement aux aspirations populaires, que la population en avait assez des voïvodes et était excédée par la licence des garnisons. Cependant, les milieux influents de Moscou ne voulaient en aucune façon renoncer à leur politique centraliste. Il fallait annexer l’Ukraine, serait-ce même contre le vœu des populations.
Il ne restait à Dorochenko que de jouer sa dernière carte : l’intervention turque. Politique dangereuse au premier chef, car les cosaques ainsi que les masses avaient grandi dans la tradition de « guerre à l’infidèle », aussi toute idée d’alliance, les passages fréquents des Tartares dans le pays et les enlèvements d’esclaves qui souvent les accompagnaient, soulevaient-ils un mécontentement général. Dorochenko continuait en secret ses négociations avec la Turquie parce qu’il n’apercevait pas d’autre moyen de salut.
Le sultan, lui ayant promis une aide active, déclara en 1671 la guerre à la Pologne, parce qu’elle avait attaqué son vassal Dorochenko. Au printemps il se mit en marche à la tête d’une puissante armée, vint assiéger Kaminetz, la plus grosse forteresse du sud, qui capitula assez rapidement, puis il marcha sur Léopol. La Pologne, se sentant impuissante, se rendit à merci. Par le traité conclu à Boutchatch, le 7 octobre 1672, elle céda à la Turquie la Podolie et à Dorochenko « l’Ukraine dans ses anciennes frontières ». En outre elle promettait de retirer ses garnisons des pays cédés et de payer à la Turquie un tribut annuel.
Cela fit impression sur la Moscovie, qui ne douta pas, que l’été suivant Dorochenko n’amenât les Tartares sur la rive gauche du Dniéper. L’assemblée générale convoquée par le tzar lui conseilla de prendre Dorochenko sous sa protection, puisque la Pologne se désintéressait de l’Ukraine à droite du Dniéper et de satisfaire autant que possible les demandes de l’hetman. Mais la Pologne fit savoir à la Moscovie que ce n’était point son intention de renoncer à l’Ukraine et qu’elle considérerait une démarche dans le sens indiqué par les boïards comme une violation des traités.
Cependant les Turcs ne firent pas de nouvelle expédition. Bien au contraire, l’hetman polonais Sobieski les attaqua, inaugurant cette série de victoires, qui devaient lui valoir la couronne. Par ailleurs, la façon dont les Turcs se conduisaient sur la rive droite du Dniéper produisait un mécontentement, que les ennemis de Dorochenko ne manquaient point de tourner à leur propre avantage. La population fuyait en masse au delà du fleuve et les « régiments » de ces contrées qui tenaient pour Dorochenko se dépeuplaient de plus en plus.
Au courant de ces circonstances, l’hetman de la rive gauche, Samoïlovitch, élu comme successeur de Mnohohrichny, conseilla à la Moscovie de ne point se hâter de s’arranger avec son rival, Dorochenko, dont il voulait se débarrasser. Au lieu d’entrer en pourparlers avec ce dernier, il sembla l’ignorer complètement, fit une expédition de l’autre côté du fleuve et amena les députés des « régiments » de la rive droite à se déclarer pour la Moscovie et à le reconnaître pour hetman. Dorochenko, incapable de continuer la lutte, fit, après deux ans de résistance, sa soumission à Samoïlovitch (1676).
Les Turcs avaient laissé passer le moment favorable. Ils tentèrent encore quelques efforts pour conserver l’Ukraine de la rive droite, en y plaçant d’autres hetmans. Mais c’étaient des gens sans importance et manquant de prestige, qui ne purent entreprendre rien de sérieux.
Ce pays, qui, un demi-siècle auparavant, avait été le foyer de la vie ukrainienne, était devenu, par suite des crises qu’il avait traversées, presque désert. Entre 1670 et 1680, une partie de sa population s’était réfugiée sur la rive gauche du fleuve, l’autre partie y avait été transportée de force. Quelques années plus tard on essaya avec quelques succès d’y implanter de nouveau les organisations cosaques. Mais ce territoire redevint l’objet de litiges entre la Moscovie, la Pologne et la Turquie : il fallut l’évacuer encore une fois dans la deuxième décade du XVIIIe siècle.