Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
X.
Les princes de Lithuanie et ceux de
Pologne se rendent maîtres des principautés
ukrainiennes.
Réduits, sous la pression des hordes tartares, à abandonner leurs projets sur l’Ukraine orientale, les successeurs de Danilo cherchèrent, comme je l’ai dit, des compensations à l’ouest et au nord de leur pays. Malheureusement nos renseignements à cet égard deviennent de plus en plus rares dès l’année 1289, époque à laquelle s’arrête la chronique de Volhynie, qui renseignait jusqu’ici sur les événements du royaume de Galicie et de Volhynie au XIIIe siècle. Quelques informations accidentelles nous apprennent que Léon, fils de Danilo, étant intervenu dans une lutte dynastique, qui séparait les princes polonais, aurait cherché, au commencement du XIVe siècle, à incorporer à la Galicie la principauté de Cracovie. Nous savons encore que, lors de l’extinction de la dynastie Arpadienne, les pays ukrainiens situés au delà des Carpathes furent annexés à la Galicie et que les domaines de cette dernière principauté s’étaient entre temps élargis vers le nord dans les contrées lithuaniennes.
Il paraît probable, en effet, qu’avant que la dynastie lithuanienne, dont les plus célèbres représentants furent Ghedimine et Olguerd, eût entrepris sa vaste politique d’extension dans les contrées des Slaves orientaux, les princes de Galicie et de Volhynie avaient réussi à étendre leur influence sur les pays lithuaniens. Mais l’apparition, au commencement du XIIIe siècle, des chevaliers teutoniques sur les frontières de la Lithuanie, en Livonie et en Prusse, aussi bien que les dures méthodes qu’ils employaient tant pour soumettre les populations voisines, que pour ravager par des incursions dévastatrices les contrées plus éloignées, provoquèrent dans le pays un mouvement, qui tendit à leur résister. Jusque-là protégée par ses forêts impénétrables, la Lithuanie était restée considérablement arriérée au point de vue intellectuel et politique. Il n’y avait ni lois établies, ni organisation politique ; l’écriture même y était inconnue. Ses princes essayaient d’introduire chez eux des institutions modelées sur celles des populations slaves voisines : les Blancs-Russes et les Ukrainiens. Les rapports entre les dynasties qui régnaient sur les trois peuples étaient des plus étroits. Loin de cesser dans le courant du XIIIe siècle, il arriva qu’à la suite de combinaisons dynastiques, tantôt les princes slaves furent appelés à régner sur les principautés lithuaniennes, tantôt les « Kounigas » lithuaniens, qui étaient des guerriers intrépides, furent chargés par les populations slaves d’organiser leur défense, ou en devinrent les maîtres de quelque autre façon.
Un moment même, il fut question de réunir sous le gouvernement d’un des fils de Danilo les principautés de Galicie et de Lithuanie. Cette dernière principauté, fondée par Mindaug, avait d’abord paru si menaçante à Danilo, qu’il s’était entendu avec les Polonais et les Allemands pour la détruire de concert. Mais le prince lithuanien le détourna de cette alliance en lui cédant pour son fils Roman quelques-uns de ses domaines. Plus tard, le successeur de Mindaug renonça définitivement à sa principauté au profit d’un autre fils de Danilo, du nom de Chvarno. Cette combinaison d’ailleurs ne dura pas longtemps. Au contraire, la nouvelle dynastie lithuanienne de Poutouver-Ghedemine, qui s’établit vers la fin du XIIIe siècle, montra une grande force d’expansion et soumit successivement à sa domination les pays blanc-russiens et ukrainiens.
Comment s’accomplit cette mainmise ? Probablement sans grands conflits : nous n’en connaissons que très peu les détails. Les princes lithuaniens, après qu’ils se furent saisis du pouvoir, s’appliquèrent à s’adapter le plus rapidement possible aux coutumes de la vie locale, à ses lois, à sa civilisation ; ils en adoptèrent la langue et l’écriture, se convertirent à la religion orthodoxe et devinrent, en un mot, des princes blanc-russiens ou ukrainiens de race lithuanienne, s’efforçant sincèrement de continuer les vieilles traditions des pays occupés. Ils le faisaient d’autant plus naturellement qu’ils ne possédaient pas eux-mêmes de lois propres, comme nous l’avons dit plus haut.
Quant aux populations indigènes, elles voyaient sans regret monter sur le trône un prince étranger, parce que cela mettait fin aux querelles dynastiques, qui déchiraient le pays. Il en était de même des communautés soumises à la suzeraineté directe des Tartares, parce qu’elles en avaient senti le poids, surtout pendant la période d’anarchie, qui se manifesta dans la horde à la fin du XIIIe siècle. La Lithuanie, au contraire, était arrivée au commencement du XIVe siècle à l’apogée de sa force, de sorte que les populations, en acceptant un prince lithuanien comme chef, étaient sûres de trouver dans les moments critiques le secours d’un bras puissant. Ceci explique suffisamment la facilité avec laquelle ces princes établirent leur autorité à cette époque sur les pays des Blancs Ruthènes et des Ukrainiens.
Déjà, dans le premier quart du siècle, nous trouvons soumises à leur domination la contrée de Brest-Dorohotchine, la principauté de Tourov-Pinsk et une partie de la zone boisée des pays de Kiev. Kiev lui-même est en 1320 sous l’influence de Ghedimine, quoique le prince local, Théodore, dont l’autorité, comme tout porte à le croire, est très affaiblie, reconnaisse encore la suzeraineté des Tartares. Il n’est pas surprenant, qu’en de pareilles circonstances, les boïards galiciens, après avoir fait disparaître leur prince à la suite d’un complot, placèrent sur le trône, en 1340, le fils de Ghedimine, Lubarte, qui, marié à une princesse de leur dynastie, possédait déjà une des principautés de Volhynie.
La dynastie de Roman s’était déjà éteinte. Le petit-fils de Danilo, Georges — Dominus Georgius rex Russiae, dux Vladimeriae, comme on le lit en exergue de son sceau royal — laissa deux fils, qui moururent vers 1324, sans laisser de postérité masculine. Les boïards portèrent au trône un fils de leur sœur, mariée au prince polonais Troïden de Masovie, du nom de Boleslav. Ce dernier adopta la religion orthodoxe, prit le nom de son grand-père, Georges, et devint ainsi, en 1325, prince de Galicie et de Volhynie. Mais ses rapports ne tardèrent pas à se gâter avec les grands, qui ne lui avaient probablement donné la couronne que pour gouverner sous le couvert de son nom ; ce à quoi Georges-Boleslav ne se prêta point. Il s’entoura, au contraire, de nouveaux conseillers venus du dehors, surtout d’allemands. Cette attitude donna des gages à la cabale : on l’accusa de n’être point favorable à la religion orthodoxe et de vouloir introduire le catholicisme dans le pays.
Les rois de Pologne et de Hongrie, au courant du mécontentement soulevé contre lui, conçurent le projet de profiter de sa situation précaire pour s’emparer de ses états. Ils conclurent un accord, dans le genre de celui de 1214, qui réglait d’abord leurs successions respectives, puisqu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre de descendants mâles. Puis le roi de Hongrie, Charles, cédait à Casimir, roi de Pologne, le droit d’occupation de la Galicie, tout en se réservant un droit éventuel de rachat pour préserver les prétendus anciens droits historiques de la couronne de Hongrie. Ce traité venait d’entrer en vigueur quand éclata en Volhynie le coup d’état mentionné plus haut : les boïards empoisonnèrent Georges-Boleslav à Vladimir, après s’être entendus avec Lubarte, qu’ils placèrent sur le trône. Le pouvoir en Galicie passa aux mains des grands, avec Dmitro Dedko en qualité de provisor seu capitaneus terrae Russiae, tandis que Lubarte prenait le titre de prince. A la nouvelle de cet évènement, les troupes hongroises et polonaises entrèrent en Galicie, afin de l’occuper. Mais Dedko appela à son aide les Tartares. Les troupes alliées se retirèrent en toute hâte et Casimir dut signer un traité, d’après lequel il s’engageait à ne plus toucher à la Galicie, tandis que Dedko promettait de ne pas attaquer la Pologne.
Les choses s’arrangèrent ainsi ; Lubarte continua de régner sur le pays, qui était sorti si heureusement de la crise. Mais Casimir n’oubliait pas ses projets. Il se fit délier d’avance par le pape du serment prêté à Dedko, s’assura de la neutralité des Tartares, et, profitant de ce que les princes lithuaniens étaient engagés à combattre les Allemands et ne pouvaient secourir Lubarte, il s’empara inopinément, en 1349, de la Galicie et de la Volhynie occidentale.