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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXVII.
Dommages causés à la vie ukrainienne par Pierre le Grand.

Comme nous l’avons vu, la plus grande partie du peuple ukrainien ne participa en aucune façon, et pour cause, aux tentatives de Mazeppa. Du petit nombre de cosaques qui l’avaient suivi, beaucoup étaient retournés bientôt chez eux. Quant à l’aristocratie cosaque, elle s’était en général pressée de l’abandonner en voyant le tour que prenaient les affaires. Le tzar, d’ailleurs, avait proclamé une amnistie pour ceux qui retourneraient de suite.

Par conséquent, les projets de Mazeppa étaient restés l’affaire du petit groupe de personnes qui l’entouraient et des Zaporogues de la Sitche, qui l’avaient suivi en connaissance de cause, au nom de l’indépendance de l’Ukraine et en avaient été atrocement châtiés. Tout le reste s’était hâté de témoigner sa loyauté, épouvanté par des formes atroces de supplices encore nouvelles pour les Ukrainiens.

Toutefois le tzar, fidèle aux traditions centralisatrices, jugea bon de profiter de cette « trahison » pour anéantir ce que l’Ukraine avait encore gardé de libertés. Ses suppôts donnèrent aux faits et gestes de l’hetman les proportions d’une trahison presque sans exemple, égale à celle de Judas livrant le Christ. Le peuple ukrainien entier devait en subir le châtiment.

D’abord, alors que le danger suédois n’était pas encore passé et où tout mouvement hostile dans la population aurait pu avoir des suites désastreuses, Pierre ne fit rien pressentir de ses intentions. Loin de là, dans ses manifestes au peuple ukrainien il faisait parade de ses sentiments envers lui, se servant d’une phraséologie pathétique, assurant « qu’aucun peuple sous le soleil ne pouvait se vanter de pareilles libertés et de tels privilèges » que ceux dont jouissaient les Ukrainiens sous sa domination !

Il donna l’ordre d’élire un nouvel hetman à la place de Mazeppa, mais sur ses indications, l’armée nomma le plus incapable des colonels, Jan Skoropadsky. Quant à la confirmation des libertés ukrainiennes, traditionnelle dans de pareilles occasions, il la remit « à des temps plus tranquilles ». Il la donna, il est vrai, un peu plus tard sur les instances de Skoropadsky et des chefs cosaques, mais en fait il réduisit tous ces droits à néant.

Il plaça auprès de l’hetman un résident « pour régler ensemble toutes les affaires d’un consentement mutuel, vu la récente insurrection en Ukraine et la rébellion de la Sitche Zaporogue ». La résidence de l’hetman fut transférée à Hloukhiv, sur la frontière de la Moscovie, où furent installés deux régiments grands-russes. Puis l’Ukraine se trouva envahie par les troupes du tzar, dont les chefs coupaient et tranchaient dans le pays, sans avoir le moindre égard aux autorités locales. Les cosaques ukrainiens, en dépit de tous les usages, furent jetés dans des expéditions lointaines, ou employés aux travaux de fortification et de terrassement, qui ne correspondaient guère à leurs habitudes militaires. Ils périssaient par milliers, à cause du climat et de la fatigue excessive des travaux, dans les marais autour de Pétersbourg, qui se bâtissait alors, comme on disait en Ukraine, « sur les os des cosaques », ou bien à la construction du canal du Ladoga, à Astrakhan et à Derbent. Partout ils avaient à subir d’horribles outrages et des peines corporelles de la part des officiers et des surveillants moscovites.

Le tzar s’immisçait sans façon dans les affaires de l’Ukraine, nommait aux fonctions sans le consentement et à l’insu même de l’hetman ; il alla jusqu’à confier les postes de colonel, les plus importants dans l’organisation ukrainienne, à des grands-russiens, qui ne connaissaient autre chose que sa volonté.

Il ruina la vie économique du pays, par son système de douanes, ses prohibitions et règlements, qui tendaient à assujettir tout le commerce et l’industrie aux intérêts de la Grande Russie.

Dans le domaine intellectuel, Pierre le Grand, par son triste ukase de 1720, décréta la prohibition de la langue ukrainienne, qui pèsera plus ou moins pendant deux longs siècles sur la nation. Il défendit de publier en Ukraine aucune espèce de livres, excepté des livres religieux et encore ceux-ci devaient-ils seulement reproduire des anciens textes et être soumis à la censure avant d’être publiés dans la même forme que les livres grands-russiens, « afin qu’il n’y ait aucune différence et aucun dialecte particulier ». Un censeur spécial fut désigné, chargé d’examiner les publications ukrainiennes au point de vue de la langue, pour qu’il n’y eût point de « dialecte ukrainien ». Et il s’acquitta si bien de sa besogne que, quelques années plus tard, les prières de Sainte Barbe, composées par le métropolite de Kiev, ne purent être publiées qu’après avoir été traduites en grand-russien.

Cet ukase, qui resta en vigueur sous les successeurs de Pierre, abolit toute activité de la presse, mais surtout porta un coup mortel à la langue ukrainienne littéraire, qui s’était formée aux XVIe et XVIIe siècles. Elle se conserva en Ukraine occidentale, où la censure ne pouvait l’atteindre, mais, dans la Grande Ukraine, elle fut complètement remplacée par le russe dans l’usage officiel, tandis que la langue populaire continuait à être parlée et écrite, mais sans que ses productions pussent être conservées par la presse.

Tout en détruisant la vie ukrainienne et en jetant par ses empiètements la confusion dans l’administration, le tzar ne manquait pas d’en profiter pour la discréditer aux yeux des populations et perdre dans leur estime les avantages de l’autonomie. Un pas décisif dans ce sens fut fait, en 1722, lorsqu’il plaça auprès de l’hetman le « collège petit russien », composé de six officiers russes des garnisons de l’Ukraine, et présidé par le général de brigade Veliaminoff. Ce collège devait contrôler l’activité de l’hetman et de ses bureaux, voir tous les documents qui y entraient ou qui en sortaient. Il devait percevoir et administrer les revenus de l’Ukraine, surveiller la hiérarchie judiciaire, examiner les plaintes portées contre toutes les instances judiciaires et administratives et surtout avoir l’œil sur toutes injustices qui seraient causées aux cosaques et aux paysans par la noblesse.

Pierre motivait ainsi sa réforme par son désir de prévenir les torts commis envers le peuple, mettre fin aux acquisitions forcées, à l’asservissement, aux injustices dans la perception des impôts et des revenus du trésor et en même temps il réduisait à rien l’autonomie de l’Ukraine. Il faisait de la démagogie, excitant les paysans et les cosaques contre la noblesse, provoquant leurs plaintes, leur ouvrant les tribunaux russes, avec comme suprême instance le sénat, pour terroriser la noblesse cosaque et la tenir sans résistance entre ses mains. Il la mettait aussi par là dans une mauvaise posture pour jouer les champions des libertés ukrainiennes. Quand Skoropadsky supplia le tzar de ne pas prêter foi aux calomnies qui circulaient sur l’arbitraire de l’administration en Ukraine, le priant de ne pas attenter aux libertés nationales, Pierre se contenta de porter à la connaissance du peuple ses instructions au collège petit-russien, en ayant soin de mettre en relief dans son manifeste les motifs susmentionnés, qui semblaient n’être inspirés que par la haine des injustices des chefs contre le peuple. Skoropadsky en mourut de chagrin, mais cet évènement servit seulement d’occasion au tzar pour faire un nouvel empiètement.

Il s’avisa d’abolir complètement le pouvoir de l’hetman et pour en remplir les fonctions il manda au colonel Paul Poloubotok de s’en charger avec quelques grands chefs cosaques, en s’entendant en toutes choses avec Veliaminoff. En même temps l’Ukraine, qui jusque-là avait réglé ses affaires avec la Moscovie par l’intermédiaire du ministère des affaires étrangères, fut placée dans le ressort du sénat, comme une simple province de la Russie.

Et quand les chefs cosaques se prirent à insister pour qu’il leur fût permis d’élire un nouvel hetman, le tzar répondit qu’il fallait remettre cette affaire jusqu’à ce que l’on trouvât un homme sûr, ce qui ne serait du reste pas facile, puisque les hetmans, à l’exception du premier et du dernier, Chmelnytsky et Skoropadsky, avaient tous été des traîtres et qu’on ne l’importunât pas davantage à ce sujet (1723). C’était fermer la porte à toutes réclamations ultérieures.

Néanmoins, les dispositions de l’ordonnance touchaient tellement au vif les ukrainiens, qu’il était impossible de leur fermer la bouche sur leur autonomie.

Veliaminoff commença à commander en maître en Ukraine et les autres agents russes prirent le ton de leur chef. Le collège introduisit des impôts comme il n’en avait jamais existé et disposa à son gré de leur produit. Les colonels russes se permirent beaucoup plus de licences que leurs collègues ukrainiens, de sorte que la population ne trouva aucun soulagement dans le nouveau régime. Au contraire, elle souffrit bien davantage des garnisons russes, tandis que les cosaques continuaient à périr au canal du Ladoga, sur la Volga, dans le Caucase et dans des expéditions lointaines. On évalue à vingt mille le nombre de ceux qui moururent en cinq ans (1721–5), sans compter ceux qui retournèrent chez eux complètement infirmes.

Poloubotok, homme énergique et convaincu de la nécessité d’une autonomie pour l’Ukraine, ne cessait avec les chefs de dénoncer ces illégalités. Et pour désarmer les adversaires de ses idées, il s’employait avec zèle à améliorer l’administration et la justice, s’évertuant à faire disparaître les abus de l’aristocratie dont savait si bien se servir le tzar. Il rédigea une instruction aux tribunaux, qui instituait des collèges de juges, pour remplacer le magistrat unique et qui fixait les diverses instances. La noblesse cosaque reçut des ordres stricts contre l’exploitation abusive des paysans dans leur service privé.

Toutefois ses efforts ne réussirent pas à gagner la sympathie du tzar, qui tenait à son idée fixe et qui même se décida à mettre un terme à l’action énergique de Poloubotok. Il le fit venir à Pétersbourg avec les chefs ukrainiens les plus en vue, et envoya en même temps presque tous les cosaques sur les frontières méridionales pour parer, prétendit-il, à une attaque des Tartares, mais au fond pour qu’il en restât le moins possible dans le pays. Entre temps, Véliaminoff et le collège avaient fait parvenir une soi-disant pétition du « régiment » de Starodoub, dans laquelle la population demandait qu’on lui accordât des tribunaux moscovites.

Le tzar envoya ses agents sur place afin de se rendre compte si les cosaques désiraient vraiment le rétablissement de l’ancien régime, comme l’affirmait Poloubotok, ou bien s’ils préféraient l’administration moscovite, comme il ressortait de la pétition de Starodoub.

Cette enquête n’avait évidemment d’autre but que de préparer le terrain à de nouvelles restrictions des libertés ukrainiennes. Poloubotok, qui le pressentait, envoya des instructions indiquant comment il fallait agir et de quelle façon il fallait répondre. A sa requête, les troupes cosaques, campées sur la frontière, sur les bords de la Kolomak, adressèrent dans le même temps au tzar des pétitions réclamant l’élection d’un nouvel hetman et la suppression du régime moscovite en Ukraine.

Pierre le Grand en fut si courroucé, qu’il fit jeter en prison Poloubotok et les chefs et ordonna d’arrêter et d’amener à Pétersbourg les auteurs de ces pétitions. Poloubotok mourut dans son cachot quelques mois plus tard (1724) et cet évènement produisit une grande impression dans le pays, surtout parmi la noblesse cosaque. Ce défenseur de ses libertés devint son héros, son martyr, dont l’histoire s’entoura bientôt d’un réseau de légendes. On raconte que sur son lit de mort il reprocha ouvertement au tzar, qui était venu le voir, sa conduite envers l’Ukraine. Il ajouta qu’il l’assignait devant le tribunal de Dieu, qui bientôt aurait à « juger et Pierre et Paul ». Quelques mois plus tard Pierre le Grand était mort.

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