Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XXXIX.
La réaction et la guerre.
(1907–1916.)
Le peuple ukrainien allait-il enfin, après tant de siècles de souffrances, entrer dans la voie du développement normal et guérir des blessures qui avaient été infligées à sa vie nationale ? Il parut, au moins par moments, qu’il en serait ainsi.
Les centres géographiques naturels de l’Ukraine redeviennent aussi les foyers de la civilisation nationale. La liberté de parler, de se réunir, de s’organiser donnait aux intellectuels la possibilité de renverser les barrières de l’ignorance entre lesquelles la politique russe avait parqué les masses. Jusque-là non seulement il ne pouvait être question d’éduquer politiquement le peuple au moyen de la presse, mais la moindre velléité d’un intellectuel à vouloir se rapprocher des couches profondes pouvait lui coûter cher. Le philosophe bien connu Lessevytch n’avait-il pas été banni en Sibérie pour avoir introduit chez lui à la campagne la langue ukrainienne dans l’école et éveillé les soupçons des autorités par son attitude bienveillante envers les paysans ?
Mais maintenant il semblait que le livre et le journal pourraient pénétrer dans les villages et ouvrir les yeux des travailleurs du sol sur leurs besoins matériels et intellectuels ; que leurs frères, déjà éclairés, pourraient aller s’informer auprès d’eux de leurs idées, de leurs aspirations ; que les vœux de ces souffre-douleur jusque-là muets se feraient entendre par la voix de leurs représentants à la Douma ; que les organes de l’administration locale s’autonomiseraient et se démocratiseraient. Ces succès constitutionnels, fruits de la révolution, aiguillonnent les ardeurs en Occident. La lutte reprend de plus belle en Autriche pour l’obtention du suffrage égal, direct et au scrutin secret (il n’était ici qu’universel et inégal) et les Ukrainiens de Galicie y prennent part avec une énergie qu’anime la délivrance de leurs frères en Russie.
Dans l’empire des tzars, les chants de triomphe se turent bientôt. Le chemin de la liberté n’était pas si court, ni si facile à monter. La réaction ne se laissa pas abattre, elle tint bon sur toute la ligne. Le manifeste constitutionnel était à peine promulgué, malgré les efforts contraires des réactionnaires, que les pogromes commencèrent aussitôt. Descentes de police, assassinats, condamnations à mort à foison, les cours martiales accompagnèrent les élections. Quand la Douma voulut élever sa voix contre ce régime pseudo-constitutionnel, elle fut dissoute dans le troisième mois de son existence et un grand nombre de ses membres furent jetés en prison et privés de leurs droits politiques pour avoir protesté contre la dissolution. La seconde Douma, contenant encore beaucoup trop de députés d’opposition, fut également dissoute. On altéra la loi électorale pour placer le scrutin sous l’œil de l’administration. Cette tutelle se fit surtout sentir dans les provinces, dans les villages chez les paysans. Leurs députés furent, en fait, désignés par le gouvernement et l’Ukraine, qui avait été représentée dans la première et la deuxième Douma par un nombre considérable de députés, fut dans la troisième privée de toute représentation. Et si ses mandataires n’avaient pu, grâce à une procédure législative des plus compliquées, faire passer aucune loi favorable à ses aspirations, que pouvait-elle espérer d’une majorité gouvernementale et réactionnaire ? Il ne se trouva pas de voix suffisantes pour appuyer une mesure aussi raisonnable que l’introduction de la langue maternelle dans les écoles primaires de l’Ukraine : la Douma se prononça pour l’introduction d’autres langues dans ces écoles, mais l’ukrainien fut exclu. Dans ses dix ans d’existence le parlement ne trouva rien à donner à ce pays.
En même temps l’arbitraire continuait de régner parce que l’administration tenait à sa vieille routine et ne tenait aucun compte des nouvelles lois, surtout lorsqu’elles ne cadraient pas avec ses idées.
Ainsi, à les prendre à la lettre, les nouvelles prescriptions ne faisaient aucune distinction entre la langue russe et les autres langues de l’empire, entre une organisation russe et une organisation allogène, mais la censure, la police et l’administration avaient deux paires de balances : ce qui était permis en langue russe ne pouvait paraître d’aucune manière en ukrainien. Cette dernière langue opérait, à les en croire, d’une façon magique sur l’imagination populaire, de sorte que la traduction du texte russe le plus inoffensif pouvait avoir une portée incalculable. Les livres ukrainiens, qui pouvaient maintenant être publiés sans censure préalable, servaient de prétextes à des procès politiques dont l’issue était souvent des plus funestes pour les auteurs. Les articles de journaux qui ne pouvaient donner prise à la censure ou à l’intervention du tribunal étaient toujours exposés aux chicanes de l’administration. Conformément aux ordres secrets des autorités, les quotidiens disparaissaient à la poste et n’arrivaient jamais aux paysans et aux ouvriers. Leurs abonnés avaient à subir le ressentiment de la bureaucratie. Les organisations ukrainiennes n’obtenaient pas l’autorisation ou étaient plus tard fermées, au mépris des lois. Cette pratique illégale trouvait l’approbation des autorités suprêmes tant qu’elle était appliquée aux nationalités indésirables.
Le sénat, ce gardien suprême des lois, décida en dernier appel, sur une plainte des Ukrainiens de Poltava contre l’administration qui ne leur permettait pas d’ouvrir leur section locale de la « Prosvita », que les organisations ukrainiennes n’étaient pas désirables même si elles poursuivaient des buts légaux (1908). Plus tard le premier ministre, Stolypine, déclara plus expressivement encore que le gouvernement restait fidèle à la vieille politique de lutte contre tout particularisme ukrainien et, en général, contre tout ce qui pouvait porter atteinte à l’unité des Slaves orientaux. (Il faut noter que dans cette circulaire, malgré la théorie officiellement admise de « l’unité du peuple russe », les Ukrainiens sont clairement comptés parmi les nationalités allogènes.) L’administration n’avait donc point besoin de s’embarrasser des apparences de la légitimité. Ainsi, sans le moindre motif, on ferma, en 1910, la plus importante société d’instruction de l’Ukraine, la « Prosvita » de Kiev, ce qui fit une pénible impression sur la population, habituée du reste à de pareilles violations de droits.
En Autriche-Hongrie, les Ukrainiens avaient subi un échec, moins brutal sans doute, mais tout aussi sensible. La réforme électorale avait été adoptée, mais on l’avait défigurée dans la pratique pour qu’elle fonctionnât au profit des nationalités et des classes sociales privilégiées, de sorte que l’égalité devant le scrutin n’était plus qu’une phrase vaine. Les arrondissements électoraux avaient été répartis de telle façon, qu’il y avait un mandat pour 40 mille Allemands, ou pour 80 mille Polonais, ou pour 150 mille Ukrainiens. Ces derniers n’envoyèrent donc qu’un petit nombre de représentants à ce « parlement populaire » qui ne répondit aucunement aux espoirs qu’on avait placés en lui. Les dissensions entre les nationalités prirent la prépondérance sur les luttes de classes et firent échouer les projets de réforme. Le règlement des élections pour les diètes provinciales avait été laissé à la compétence de ces diètes mêmes. En Galicie les discussions à ce sujet furent si acharnées, la lutte prit des formes si inouïes, que les relations entre la population ukrainienne et la polonaise furent à jamais rompues.
C’est à cette époque que l’on commença à mettre en circulation les bruits mensongers, d’après lesquels les organisations ukrainiennes auraient reçu des subsides de l’Allemagne et que le mouvement lui-même ne se maintenait qu’à l’aide du « mark allemand ». Il est inutile d’ajouter que ces inventions étaient dénuées de tout fondement, car, non seulement les Ukrainiens n’avaient l’appui d’aucune puissance étrangère[30], mais spécialement les Allemands manquaient complètement d’intérêt pour leurs aspirations, puisqu’ils les regardaient sous le même jour que les publicistes et savants russes, à qui ils s’en rapportaient là-dessus[31]. Néanmoins la presse nationaliste russe et polonaise fit tout pour propager ces inepties et même le ministre Sazonoff ne craignit pas de les répéter à la tribune de la Douma. Cela ne fit qu’exaspérer les passions, qui devinrent incontrôlables lorsque la guerre éclata.
[30] « Le mark allemand » servait en effet à gâter la bonne humeur des politiciens polonais, mais d’une autre manière. Au commencement du nouveau siècle, éclata une grande grève d’ouvriers agricoles, qui fut étouffée par l’administration polonaise. Les sociétés économiques ukrainiennes organisèrent l’envoi en Allemagne, pour les travaux de la saison, d’ouvriers agricoles ukrainiens. En Galicie le niveau des salaires s’en ressentit au grand dam des propriétaires fonciers polonais.
[31] Comme président de Société des sciences de Kiev, je me rappelle un incident caractéristique. Cette société proposa un échange de publications à d’autres sociétés savantes, notamment à l’académie des sciences de Berlin et leur envoya la collection complète de ses publications. Les berlinois les renvoyèrent en remarquant qu’elles ne présentaient pour eux aucun intérêt. Autant qu’il m’en souvient, rien de pareil n’arriva même avec les institutions russes ou polonaises !
On la sentait venir à la tension des rapports austro-russes, depuis l’annexion de la Bosnie, et tous ceux que gênait le mouvement ukrainien et qui voyaient d’un mauvais œil l’extension qu’il avait prise pendant les dix dernières années, espéraient profiter de l’occasion pour l’anéantir. Et ils étaient nombreux : chauvins polonais en Galicie, chauvins russes dans la Grande Ukraine et tous les renégats à qui la renaissance ukrainienne semblait un reproche vivant. Aussi le premier coup de canon donna-t-il le signal d’une atroce persécution.
En Russie, dès le début de la guerre, on supprima les journaux ukrainiens. L’administration, usant largement des pouvoirs extraordinaires que lui donnait la loi martiale, se mit à arrêter les patriotes et à faire disparaître les organisations. La censure ne manqua pas l’occasion de renouveler arbitrairement les anciennes prescriptions que les publications ukrainiennes employassent exclusivement l’orthographe russe et les mit par ses exigences dans l’impossibilité de paraître.
La situation n’était guère plus supportable en Autriche. L’administration polonaise en Galicie, la bureaucratie hongroise dans les Carpathes, fortes de la puissance dont elles étaient revêtues en temps de guerre, s’apprêtèrent à rendre inoffensifs à jamais les intellectuels ukrainiens. Des centaines et des milliers de « suspects » furent arrêtés, exilés dans les provinces occidentales, parqués dans les camps de concentration ou jetés en prison. Lorsque les troupes russes franchirent la frontière les autorités civiles quittèrent le pays, mais les autorités militaires qui les remplacèrent pour un temps firent fusiller à leur gré et sans aucune forme de procès.
L’occupation par les troupes russes, en automne 1914, fut encore plus désastreuse. Le gouvernement du tzar ne crut-il pas tenir entre les mains le centre du mouvement ukrainien, oubliant que la Galicie n’avait été que son refuge depuis le décret de 1876, mais que son véritable berceau était l’Ukraine même ? D’ailleurs, les imputations calomnieuses d’une intrigue autrichienne ne continuaient-elles pas de circuler ? N’étaient-elles pas devenues comme une sorte d’hallucination des sphères officielles, qui auraient pourtant bien pu vérifier les faits ? Mais ne s’agissait-il pas d’une simple vengeance ? En tout cas les autorités russes se mirent à l’ouvrage avec acharnement.
On exila les intellectuels ukrainiens et même des citadins et des paysans qui semblaient avoir une certaine éducation. Femmes, vieillards, enfants étaient traînés de prison à prison ou menés en exil dans la Russie orientale ou la Sibérie, sans vêtements, sans souliers, dans un état de détresse épouvantable. Les institutions et les publications nationales furent supprimées, la langue ukrainienne fut chassée de l’école et de l’administration, où l’on n’admit plus que le polonais et le russe. Ce fut un rude coup et tout-à-fait inattendu pour la population qui s’apprêtait à accueillir avec joie la réunion de toutes les terres ukrainiennes, même sous le régime beaucoup plus sévère du tzar.
Lorsque au printemps de 1915 l’offensive allemande commença à se faire sentir en Galicie et en Volhynie, les persécutions reprirent avec de nouvelles horreurs. La population ukrainienne fut forcée par la pointe des baïonnettes russes à évacuer le pays de Kholm, la Volhynie et la Podolie, menacés par l’ennemi. Les paysans durent amener leurs bestiaux et leurs chariots, chargés d’outils et de hardes jusque dans les gouvernements de la Russie orientale, qui leur furent assignés pour résidence. On incendiait les villages, on détruisait tout, pour ne rien laisser à l’ennemi. De longs trains de fourgons non chauffés, bourrés à éclater, sans qu’on eût pris aucune précaution hygiénique ou assuré le ravitaillement, roulèrent jusque dans le creux de l’hiver vers Moscou, Kazan, Simbirsk et Perm, où débarquaient des spectres hagards, transis de froid, pour qui aucun asile n’avait été préparé. Il se passa des choses incroyables. Un médecin qui fut chargé de recevoir quelques-uns de ces trains, chargés de soi-disant réfugiés, m’a raconté qu’il ouvrit un jour un de ces fourgons, bondé seulement de petits enfants, qui avaient dû y rester évidemment enfermés pendant plusieurs jours, sans soins et sans nourriture ; il y en avait de morts, d’autres étaient devenus fous.
Et même en exil le poing russe continuait à peser sur les malheureux. Tandis qu’on permettait aux autres nationalités d’organiser des secours pour leurs compatriotes réfugiés, de faire des collectes, d’arranger des écoles et des asiles pour les enfants, cela était défendu pour les Ukrainiens. Les Russes d’un côté, les Polonais de l’autre prenaient bien soin de ne laisser apparaître aucune trace de l’organisation nationale : les évacués de Galicie étaient confiés aux comités polonais, ceux de l’Ukraine aux comités russes.
Ce n’est évidemment qu’un trait d’horreur à ajouter aux atrocités qui ont accompagné la guerre mondiale, un souffle dans le tourbillon, mais il fallait constater que, profitant des circonstances exceptionnelles et de l’abolition des garanties constitutionnelles, les Russes et les Polonais ont fait tout leur possible, pour anéantir le mouvement ukrainien.