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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXXVIII.
Au tournant du siècle. (1898–1906.)

En Russie, l’administration eut beau faire et, en Galicie, le « travail organique » des Polonais se continuer, il n’en est pas moins vrai que, vers la fin du siècle, le mouvement ukrainien avait pris une ampleur que l’on aurait eu peine à s’imaginer vingt ans auparavant. Ses conquêtes ne se bornaient pas au domaine politique, il manifestait aussi sa puissance dans la littérature, les sciences et les arts. Il ne se contente plus de prouver théoriquement son droit à l’existence, mais il passe au travail d’édification sur le terrain de la pratique.

En Galicie, la chaire d’histoire à l’université de Léopol, que les patriotes ukrainiens étaient parvenus à obtenir, leur servit de point de départ pour étendre leurs ambitions ; ils se rappelèrent que le gouvernement autrichien avait promis que cette université tout entière serait l’apanage des Ukrainiens, comme celle de Cracovie celui des Polonais et que, par conséquent, cette institution n’était passée que de fait entre des mains étrangères. La lutte s’enflamma à ce sujet ; pour le moment on réclama un certain nombre de chaires séparées, pour en arriver peu à peu à une université ukrainienne. Il fallait trouver des professeurs : les étudiants ne se contentent pas d’organiser des manifestations en masse, pour réclamer leurs droits, mais ils se livrent aussi à un travail scientifique intense. L’ancienne « Société Chevtchenko », dont nous avons mentionné la fondation à Léopol par les patriotes de la Grande Ukraine, se transforme en une institution scientifique, se réorganise sur le modèle des Académies des sciences de l’Europe et peut bientôt leur être comparée. Autour d’elle se groupent les savants des deux Ukraines qui contribuent à ses publications. (L’auteur de ces lignes, ukrainien originaire de l’Ukraine Orientale, chargé de la chaire d’histoire nouvellement créée, a eu l’honneur de présider pendant vingt ans aux destinées de cette société.)

Le peuple lit et s’intéresse à lire dans les salles de lecture que l’association « Prosvita » ouvre dans tout le pays. Les belles-lettres s’enrichissent alors d’une série de talents brillants, qui ne le cèdent en rien aux écrivains de l’Europe. Ils surgissent dans la Grande Ukraine aussi bien qu’en Ukraine Occidentale, qui n’avait pas jusqu’ici été féconde à cet égard ; ce sont, après Fedkovitch et Franko déjà nommés, les romanciers V. Stefanyk, Z. Martovytch, O. Kobylanska, pour ne citer que ceux-là et, en Grande Ukraine, Tobilevitch, Kotsiubynsky, Samiylenko, Lessia Oukaïnka et d’autres encore. Le centième anniversaire de la renaissance de la littérature ukrainienne, à compter de 1798, année de l’apparition de l’Énéïde de Kotlarevsky, fut célébré en Galicie au milieu de l’enthousiasme délirant des foules et donna l’occasion de jeter un regard en arrière sur les progrès accomplis pendant un siècle, malgré les difficultés du chemin. Les plus mauvais jours étaient passés, l’avenir s’ouvrait plein de promesses. C’était une année de jubilés : celui de l’abolition du servage en Autriche en 1848, celui de la grande insurrection de 1648. Aussi dans le prologue écrit à cette occasion par Franko, le plus grand poète national alors en vie, on croyait entendre le son de la trompette annonçant la prochaine insurrection populaire, la prochaine révolution qui délivrerait l’Ukraine.

L’organisation et l’instruction des masses avaient fait dans les dix dernières années d’énormes progrès. La grande majorité des paysans constituait déjà une armée politique solidement organisée, sur laquelle ses chefs pouvaient compter. Elle avait renversé une à une, avec une ténacité et une discipline admirables, les barrières élevées par la classe dirigeante polonaise. Son stoïcisme, son abnégation trouvaient leur écho dans les œuvres des romanciers galiciens (les nouvelles de Martovytch particulièrement sont les fastes de ces héros obscurs).

A cet égard la Grande Ukraine était restée bien en arrière. Quels que fussent les défauts de la constitution autrichienne, ils n’approchaient en rien de l’arbitraire qui régnait en Russie, mettant à l’instruction politique des masses et à leur éducation nationale des obstacles insurmontables. Les succès des intellectuels de la Galicie étaient pour ceux de la Grande Ukraine une sorte de reproche vivant, une source intarissable d’indignation contre un régime oppresseur.

Ce même anniversaire de la renaissance, qui avait « des positions préparées d’avance » en Galicie, donna lieu en Russie à une manifestation jusque-là sans exemple, lors de l’inauguration à Poltava du monument de Kotlarevsky, originaire de cette ville. L’administration permit seulement aux délégués venus de Galicie de prononcer à la cérémonie des discours en ukrainien, tandis que cela restait interdit aux gens du pays. Ces derniers déchirèrent ostensiblement les adresses qu’ils apportaient et se refusèrent à prendre la parole. Et le plus remarquable pour l’époque c’est que cette démonstration resta impunie !

D’ailleurs les autorités s’étaient lassées en reconnaissant leur impuissance à arrêter le mouvement. D’année en année il se faisait des brèches toujours plus grandes dans le système. La censure devenait moins sévère, l’administration plus coulante dans la pratique. On sentait que la conscience nationale des masses était prête à se réveiller. Les partis politiques commençaient à s’organiser : « le parti ukrainien révolutionnaire » est fondé en 1900 et prend pour devise : « L’Ukraine indépendante ». L’année 1904 amena la guerre russo-japonaise, dans laquelle l’observateur le plus superficiel pressentait une répétition de la guerre de Crimée et le commencement de la ruine de l’autocratisme. Le gouvernement en eut conscience lui-même et commença de parler de sa « confiance dans la population ». Au mois de décembre de la même année, le conseil des ministres se souvint de la question ukrainienne et exprima l’opinion que toutes les représailles pratiquées par le gouvernement depuis trente ans, d’ailleurs impuissantes à atteindre leur but, n’avaient été qu’une longue erreur : le mouvement ukrainien ne présentait en réalité aucun danger pour l’état et toutes les mesures prises pour l’enrayer n’avaient fait que nuire au développement matériel et intellectuel des masses. Les autorités compétentes consultées furent du même avis, notamment le gouverneur général de Kiev, l’université de cette ville et celle de Charkov et l’académie des sciences de Pétersbourg. Quelques spécialistes de cette académie rédigèrent même un mémoire dans lequel ils réfutaient impitoyablement les arguments qui avaient servi à étayer la politique gouvernementale : la langue littéraire russe n’était point une langue « pan-russe », familière à tous les Slaves orientaux, c’était simplement la langue des Grands Russes ; elle ne pouvait remplacer pour les Ukrainiens la langue maternelle qui avait toujours existé à côté de la langue russe et avait droit à sa place au soleil ainsi que littérature ukrainienne ou « petite-russienne ».

Le conseil n’avait pas encore eu le temps de prendre des mesures en conséquence que le flot révolutionnaire se soulevait et forçait le gouvernement à faire des concessions plus larges, qui abolissaient les prescriptions spéciales contre le mouvement ukrainien. Le 17 (30) octobre 1905, la constitution russe vit le jour ; les « règlements provisoires sur la presse », publiés au mois de novembre suivant, donnèrent la liberté aux journaux et d’autres suivirent pour les publications non-périodiques (mai 1906), qui annulèrent tacitement toutes les restrictions de 1876 et mirent les langues allogènes sur le même pied que la langue russe. Les Ukrainiens ne manquèrent pas d’en profiter, les premiers quotidiens et les premières revues sortent des presses : vers le milieu de 1906, on comptait déjà 35 publications périodiques en langue nationale. Des sociétés pour propager l’instruction se forment en grand nombre sur le modèle de la « Prosvita » de Galicie et sous le même nom. A Kiev commence ses travaux une société ukrainienne des sciences organisée à l’instar de celle de Léopol. Les livres s’emparent des thèmes qui avaient été jusque-là prohibés en Russie. La « Revue des sciences et des belles lettres », que l’on entretenait depuis dix ans en Ukraine autrichienne était transportée de Léopol à Kiev.

Les élections au premier parlement de Russie, à la « Douma de l’Empire », eurent lieu au printemps de 1905 ; elles envoyèrent à Pétersbourg une proportion considérable de députés, qui reconnaissaient le mouvement national et qui, au nombre d’environ cinquante, formèrent à la Douma la fraction ukrainienne. Son programme politique fut établi sur les traditions nationales : fédéralisation de la Russie, établissement immédiat de l’autonomie en Ukraine, enseignement dans la langue maternelle, emploi de l’ukrainien dans l’administration et dans la vie publique, garantie des intérêts nationaux des minorités.

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