Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XIII.
Incorporation des pays ukrainiens à
la Pologne. Progrès de la différenciation
des nationalités slaves orientales.
Forcé par la résistance qu’il rencontrait, d’abandonner pour le moment, sans toutefois y renoncer, ses projets d’englober « les pays lithuaniens et russes », le gouvernement polonais entreprit une tâche plus facile, qui tendait au même but : incorporer tout au moins les pays de l’ancien royaume de Galicie et de Volhynie. Déjà pendant la guerre avec Lubarte, avant l’acte de 1385, la Pologne avait mis la main sur la vieille principauté de Galicie, qui était devenue un « palatinat russe », ainsi que quelques régions de la Volhynie occidentale : les pays de Belze et de Cholm. A la mort de Vitovte (en 1430), elle plaça d’abord des garnisons dans les villes de Podolie et essaya ensuite d’arracher par un coup de force la Volhynie à Svidrigaïl, qui avait succédé à son cousin. Elle ne put y réussir complètement, mais, d’après les conditions du traité de paix, elle resta en possession de la partie occidentale de la Podolie, y compris la ville de Kamenetz, tandis que la partie orientale avec les villes de Braslav et de Vinnitza demeura au grand-duché.
Toutes les entreprises postérieures pour s’emparer de la Volhynie n’eurent pas plus de succès. Il est vrai, qu’après la mort de Svidrigaïl, le pays n’eut pas d’autres princes, mais il n’en conserva pas moins une autonomie assez large. Il devint même un foyer important de la vie ukrainienne, qui avait subi de si rudes atteintes en Galicie, après que l’Ukraine orientale eut été ravagée à la fin du XVe siècle par les hordes de la Crimée.
Vers le milieu du XVe siècle, les Khans de Crimée étaient parvenus à s’affranchir de la vieille « horde d’or ». Devenus vassaux de la Turquie, ils s’allièrent étroitement aux princes moscovites et, sur les conseils de ces derniers, ils firent une série d’incursions dans les états du grand-duché de Lithuanie, dont les régions du Dniéper eurent principalement à souffrir. Ils les ravagèrent de telle sorte que la population ukrainienne dut chercher asile dans la zone boisée de la Kiévie et de la Volhynie. Durant plusieurs décades, la contrée au sud et à l’est de Kiev resta vide, comme un désert. La Volhynie, moins exposée aux attaques tartares et mieux défendue par son aristocratie ukrainienne, demeura en quelque sorte au cours des XVe et XVIe siècles, le centre intellectuel presque exclusif de l’Ukraine.
Mais son autorité politique était destinée à périr. La noblesse polonaise profitant de la position précaire de la Lithuanie, assaillie de deux côtés par les Moscovites et les hordes de Crimée, redoubla ses attaques contre l’aristocratie lithuanienne pour parvenir sinon à incorporer le grand-duché, tout au moins à se l’attacher par une union plus étroite. A la diète, convoquée vers la fin de 1568, on usa de tous les moyens pour atteindre ce but.
Le dernier descendant d’Iagaïl, le roi Sigismond-Auguste employa toute son influence pour briser la résistance des représentants du grand-duché. Ceux-ci s’étant retirés pour n’avoir pas voulu céder, les polonais persuadèrent au roi de décréter, en sa qualité de grand-duc de Lithuanie et en invoquant les droits historiques de la Pologne, la réunion immédiate du palatinat de Podliassie (c’est-à-dire la partie septentrionale du bassin du Bug, avec Dorohytchyn, Bilsk et Melnik), ainsi que de la Volhynie et du pays de Bratslav. En conséquence il fut mandé aux représentants de ces pays d’avoir à venir siéger à la diète sous peine des plus sévères sanctions. Après avoir tenté bien des échappatoires, les députés n’osant pas encourir la disgrâce royale, se soumirent et prêtèrent, quoique bien à contre-cœur, serment de fidélité à la Pologne.
On souleva alors la question d’annexer également la Kiévie, et comme les députés nouvellement assermentés avaient le plus grand intérêt à ce que ce pays ne fût point séparé des leurs par une frontière politique, on en vota immédiatement la réunion à la Pologne. Voilà comment les terres de Kiev passèrent aux Polonais.
Cependant, effrayés de ce démembrement sans scrupule du grand-duché, les représentants de la Lithuanie remirent de nouveau la question sur le tapis à la même session de la diète, mais les Polonais parvinrent à faire maintenir l’état de chose jugée. Le roi octroya aux pays nouvellement réunis des privilèges, il promit de reconnaître à l’aristocratie locale des droits égaux à ceux de la noblesse polonaise pour l’obtention des fonctions publiques et permit l’emploi dans l’administration de la langue indigène, qui s’était formée, au siècle précédent, sous l’influence des dialectes blancs-russiens et ukrainiens dans la pratique administrative du grand-duché. Le droit codifié dans la nouvelle rédaction du « Statut Lithuanien » de 1566 fut également maintenu.
Du reste, satisfaits de leur succès, les Polonais se montrèrent plus accommodants eu égard à l’autonomie du grand-duché, qu’ils venaient ainsi d’amputer : ils lui laissèrent ses ministres propres, sa trésorerie et son armée. Mais, séparé de ses provinces ukrainiennes, cet état perdit toute son importance et l’élément blanc-russien, laissé à lui-même cessa de jouer un rôle. L’influence de la politique, de la législation et de la civilisation polonaises s’étend sans rencontrer d’obstacle sur tout le pays. De leur côté, les pays ukrainiens, renfermés dans leur nouvelle frontière, se montrent moins résistants aux envahissements de la Pologne. La diète commune restera cependant le champ-clos, où se discuteront les affaires d’intérêt général, les questions nationales et religieuses.
Au cours des derniers siècles, dont nous venons d’esquisser les évènements, la ligne de démarcation entre les Blancs-Russes et les Ukrainiens, ne s’accuse point encore, les liens entre ces deux branches slaves sont resserrés par leur commune résistance, mais nous voyons se creuser le fossé, qui les séparera à jamais des Grands-Russes. Ces derniers restèrent, en effet, toujours sous la domination et en contact immédiat des Tartares du bassin de la Volga, tandis que l’occupation lithuanienne sauva du joug de la Horde d’Or les Ukrainiens, qui plus tard eurent encore à lutter opiniâtrement contre les « païens », représentés par les Tartares de la Crimée et par les Turcs. En revanche, ils n’échappèrent pas à une certaine dépendance du monde catholique, grâce à leurs relations avec les Lithuaniens et les Polonais.
La rivalité politique entre la Lithuanie et la Moscovie engendra des sentiments assez hostiles, qui les divisèrent définitivement. De plus, la création d’une église métropolitaine spéciale pour les pays ukrainiens et blanc-russiens, sous Vitovte, laquelle fut immédiatement frappée de l’anathème par le métropolite de Moscou, comme contraire aux règles canoniques, acheva cette séparation dans le domaine intellectuel et religieux.
Dorénavant ces deux groupes suivront des voies différentes : la Grande Russie se renfermera dans l’orthodoxie byzantine ; les Blancs Russes et les Ukrainiens essaieront toujours de s’entendre pour faire face aux prétentions de la Pologne et chercheront de concert des exemples en occident pour lutter contre son catholicisme. Nous sommes bien loin de la vie nationale slave orientale, dont le foyer était à Kiev, dans le bassin du Dniéper. Maintenant il y a trois centres et trois races : l’une se concentre autour de Moscou, les deux autres de Vilna et de Lviv (Léopol), quoique ces deux dernières restent encore unies intellectuellement surtout à cause du danger polonais. Au cours des XVe et XVIe siècles, elles paraissent tellement unifiées qu’on a peine à les distinguer l’une de l’autre : la langue, formée dans la pratique administrative du grand-duché leur est commune, les ouvrages littéraires et les écrivains circulent du midi ukrainien au nord blanc-russien, sans qu’il semble y avoir de frontière ethnographique. C’est qu’il n’y a pas, dans toute cette période, de centre prépondérant bien distinct de la vie intellectuelle et que par conséquent les traits nationaux ne nous apparaissent pas de loin bien spécialisés.
C’est seulement au dix-septième siècle, que la vie nationale se condensera à Kiev et que se manifestera décidément la nationalité ukrainienne. Mais parmi les circonstances, qui amenèrent cette démarcation d’avec les Blancs-Russes, il ne faut pas oublier l’acte susdit de 1569, qui laissait ces derniers dans les domaines du grand-duché de Lithuanie, tandis que les pays ukrainiens étaient rattachés à la Pologne.
Toujours est-il que les trois nationalités des slaves orientaux sont en train de se séparer définitivement et que leurs rapprochements postérieurs, voire même leur vie commune sous un même sceptre, n’effaceront jamais cette séparation.