Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
II.
Le peuple ukrainien.
L’Ukraine méridionale des steppes a donc été la grande voie par où les peuples asiatiques, non sans lutte et sans à coups, ont émigré vers l’occident. Les uns s’épuisèrent dans ces luttes, s’effritèrent et disparurent à jamais, d’autres plus heureux arrivèrent à se frayer un chemin vers l’ouest. Poussées par le besoin de s’étendre et invinciblement attirées par cette attraction que produit le sud et le soleil sur les peuples du nord, les tribus, en grande partie slaves, des régions boisées, essayaient aussi de se répandre dans la steppe. Là elles se heurtaient aux hordes nomades et devaient soit fléchir vers le nord, ou disparaître, ou bien se fondre dans les tribus errantes.
Aujourd’hui on penche à considérer l’Europe orientale comme le berceau des peuples indo-européens, que l’on plaçait autrefois sur les pentes de l’Himalaya. C’est une hypothèse, mais il a été prouvé au-dessus de toute discussion que les tribus indo-européennes de la branche lituo-slave, ces ancêtres des Slaves et des Baltes actuels, étaient établis au centre de l’Europe orientale depuis les temps les plus reculés, bien longtemps avant que Tacite et Ptolémée aient eu l’occasion de mentionner les Venedi et les Aestii. Mais nous ne savons rien de leur manière de vivre à cette époque. Ce n’est qu’en se basant sur des recherches linguistiques qu’il est possible d’en déduire que les Slaves possédaient à cette époque une civilisation assez avancée, qu’ils connaissaient déjà certains arts manuels et qu’ils vivaient sous le régime stable du patriarcat.
Pendant longtemps nous ne pouvons suivre les traces de leur expansion vers l’ouest et le midi. Ce n’est que vers la fin du quatrième siècle, après l’invasion des Huns, que nous arrivons à nous faire une idée plus claire. A partir de cette époque nous trouvons des indices de ces tribus méridionales des Slaves orientaux, qui ont fourni les ancêtres immédiats du peuple ukrainien. Ils apparaissent dès lors sur la scène historique, cherchant à s’établir sur les rives de la Mer Noire, s’efforçant de prendre pied sur le littoral dans le plus proche voisinage du monde méditerranéen, avec les mêmes aspirations, qui resteront pendant une longue suite de siècles le nerf de la vie politique du peuple ukrainien. Nous trouvons chez Jornandès le souvenir des combats que les Goths livrèrent au roi des Antes Boz et à ses chefs de tribus, lorsque ceux-ci, profitant des défaites infligées par les Huns à ces tribus germaniques, s’avancèrent vers le midi. Il semble que ce soit grâce au soutien des Huns et en quelque sorte sous leur protection, que les Antes purent s’étendre vers le sud. Au moment où Byzance, régénérée par Justinien, prenait contact avec les colonies slaves de la Mer Noire, Procope dans son histoire de la guerre des Goths — et beaucoup d’autres écrivains de cette époque (VIe siècle) — nous explique non seulement la signification de ce nom d’Antes, mais il nous fournit des renseignements sur leur façon de vivre, leur organisation politique et l’étendue de leur colonisation.
On donnait le nom d’Antes aux tribus slaves, qui avaient réussi à se rapprocher de la Mer Noire et de la Mer d’Azov. Le Dniéster les séparait des tribus, qui plus tard allèrent se fixer dans les Balkans et devinrent les ancêtres des Bulgares actuels. Ayant peuplé la steppe, les Antes se trouvaient obligés à des guerres incessantes avec tous les nomades qui passaient par là, surtout avec les Avares et les Bulgares. C’est pourquoi ces avant-postes de la colonisation des Slaves orientaux, acquirent au milieu des combats quotidiens un esprit belliqueux, une grande habileté, qui se manifestait surtout dans la guerre d’escarmouches, enfin une grande force de résistance, qui leur permit de se maintenir dans la mêlée confuse de la steppe. Comme plus tard les cosaques, dont ils furent le prototype, ils se souciaient peu des arts sédentaires, négligeaient l’agriculture et passaient leur vie dans les expéditions guerrières, tantôt s’associant aux Bulgares ou aux Avares, tantôt se mettant au service de Byzance pour combattre ses ennemis. Ils vivaient, dit Prokope, « en démocratie », n’ayant pas d’organisation stable ; ils ne s’unissaient que pour faire face à quelque danger plus formidable et délibéraient de toutes affaires intérieures dans les assemblées des tribus.
Telles sont les informations que nous a livré le VIe siècle. Au VIIe siècle, Byzance affaiblie et diminuée perd contact avec les contrées de la Mer Noire ; on ne parle plus des Antes. Géographiquement ou politiquement on ne trouve plus ce nom mentionné. Cependant les colonies auxquelles on donnait cette appellation avaient eu pendant ces deux siècles toutes les chances de se consolider et même de s’élargir. Après que les hordes des Bulgares se furent portées vers le Danube, ce furent les Khozares qui vinrent se camper dans les steppes de la Caspienne et barrèrent pour un temps les larges plaines de la Mer Noire aux flots des invasions nomades. Les Khozares, moins belliqueux et plus policés, tenaient en grande estime la paix, le bien-être et les relations commerciales, qui les enrichissaient dans les ports de la Caspienne et de la Mer d’Azov. Tout en imposant un tribut aux nations slaves, ils leur assuraient une certaine tranquillité.
Par conséquent, nous pouvons nous représenter la fin du VIIe siècle et le VIIIe siècle comme une époque non seulement de consolidation pour les colonies slaves en Ukraine, mais encore de développement pour la civilisation, pour les relations commerciales, une ère favorable à l’établissement de centres urbains, surtout dans la zone des steppes qui avoisinait les villes grecques du littoral. Mais on n’en trouve que de vagues souvenirs dans les chroniqueurs ukrainiens postérieurs ou dans les géographes arabes. En effet, quand aux IXe et Xe siècles les informations historiques concernant cette contrée reparaissent, les colonies slaves des rives de la Mer Noire sont déjà en ruines. Les anciennes tribus des Antes sur la rive gauche du Dniéper et dans les parages de la Mer d’Azov ont disparu presque sans laisser de traces ; quant à la rive droite, le chroniqueur du XIe siècle rappelle vaguement les noms des Oulytches et des Tyvertses. Le centre de gravité s’est déplacé vers le nord, dans les régions des tribus ukrainiennes primitives des Siverianes, Polianes, Derevlianes et Doulibes, qui touchent déjà par le nord à la zone des forêts.
Cela vient de ce que, déjà au IXe siècle, la puissance des Khozares s’était fort amoindrie. De nouvelles hordes de nomades pillards envahissent la contrée : ce sont les Magyars, ensuite les Petchenègues, plus tard encore (au XIe siècle) les Torques et les Coumanes. Ces ravageurs mettent le pays à feu et à sang, détruisent les habitations des populations qui s’y étaient déjà implantées et emmènent les prisonniers, qu’ils vendent dans les ports de la Mer Noire. Les Slaves, qui depuis un siècle s’étaient habitués à une vie plus calme et avaient beaucoup perdu de leurs vertus guerrières, ne purent se faire à ce nouveau genre d’existence, ils s’enfoncèrent vers le nord, dans la zone boisée contiguë aux steppes, où ils avaient résidé auparavant. La nécessité d’assurer les relations commerciales et l’existence de la vie urbaine hâte le développement des formes de défense et précipite l’organisation de la vie politique et de l’état. De plus, l’afflux des émigrés plus civilisés venant des rivages de la Mer Noire, où ils avaient subi davantage l’influence de la civilisation méditerranéenne, apporte dans la contrée un levain nouveau, qui accélère ce processus.
A la même époque, les chefs normands, venant du nord, commencent à s’y montrer. Les Vikings, en même temps qu’ils ravageaient les côtes de la France et de l’Angleterre, s’engageaient de l’autre côté dans « la voie orientale », comme disent les sagas scandinaves. Un des chroniqueurs Kiévois du XIe siècle a même émis l’hypothèse que les « Russ », qui formaient dans l’état de Kiev au Xe siècle la classe guerrière et dirigeante et qui commencent à être mentionnés dans les documents historiques de l’Europe au début du XIe siècle, n’étaient que des Normands, des Scandinaves, que l’on aurait appelés en Europe orientale les Varègues. Cette hypothèse reprise et échafaudée au XVIIIe siècle par les savants allemands, est aujourd’hui très en vogue dans la science, quoiqu’on n’ait pu réussir jusqu’à présent à trouver des indices de ce nom de « Russ » en Scandinavie. Quoi qu’il en soit, il est certain que ces Varègues ont joué un grand rôle au Xe siècle et probablement déjà au IXe dans les relations politiques de l’Ukraine, qu’ils ont puissamment aidé au développement de la puissance militaire de Kiev, qui florissait à cette époque, et dont ils avaient fait leur centre, accélérant ainsi l’évolution de ce royaume.