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Abrégé de l'histoire de l'Ukraine

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XXVI.
L’alliance avec la Suède et l’intervention turque.

La tranquillité plus ou moins profonde de la vie ukrainienne, son évolution sociale et politique furent troublées par le tourbillon soulevé par l’énergique activité de Pierre le Grand, qui, vers 1690, prit en main le pouvoir. Soit qu’il fît la guerre, soit qu’il tramât d’autres projets, toujours il puisait sans compter dans les ressources de l’Ukraine ; il lui prenait ses forces vives ou ses richesses économiques, sans avoir égard à la vieille pratique de l’autonomie, sans tenir compte des moyens de la population. Les cosaques eurent à supporter les fatigues de ses guerres contre la Turquie, puis contre la Suède et contre le parti suédois en Pologne. Il les envoyait travailler à bâtir les forteresses, où ils avaient à subir les mauvais traitements des chefs moscovites. Il n’est pas étonnant qu’une irritation profonde s’emparât de la population, tant contre le gouvernement du tzar que contre les autorités ukrainiennes, qui, pleines de complaisance pour Moscou, ne savaient la protéger contre ses exigences.

En même temps, Pierre ne cachait pas qu’il ne reculerait devant aucun changement radical en Ukraine, à condition qu’il favorisât ses projets. Ne voulut-il pas un jour donner ce pays au fameux Marlborough pour que ce dernier décidât l’Angleterre à entrer en guerre contre la Suède ? Ne voulut-il pas récompenser Mazeppa, en lui octroyant le titre de prince de l’empire romain ?

Il y avait de quoi jeter l’alarme dans les milieux ukrainiens dirigeants, mais Mazeppa, très prudent, ne risquait aucun pas qui pût le compromettre. A tout hasard, il entretenait en grand secret des relations avec le parti suédois, pour le cas où la victoire favoriserait le roi Charles XII, mais il avait soin de garder les apparences d’une grande loyauté envers son protecteur.

Les choses en étaient là, lorsque, tout à coup, dans l’automne de 1708, Charles décida de transporter le théâtre de ses opérations contre la Russie en Ukraine. Cela mit les autorités du pays dans un grand embarras. Les succès de Charles avaient beaucoup haussé sa réputation et il paraissait bien que le tzar ne pourrait l’emporter sur un tel adversaire. Était-il raisonnable de s’attacher à lui, d’autant plus que le régime moscovite s’était attiré une telle inimitié dans le pays qu’on ne pouvait douter qu’à la première victoire de Charles la population ne se soulevât contre la Moscovie et ses partisans ?

D’autre part, l’arrivée des Suédois réveillait de vieux souvenirs d’indépendance. Un demi-siècle auparavant, les patriotes ukrainiens avaient, comme nous l’avons vu, placé leurs espoirs dans le grand-père de ce même Charles qui venait aujourd’hui. Alors, les aspirations ukrainiennes n’avaient été déçues que par des circonstances défavorables. La Suède était le seul pays qui n’eût pas trahi leur cause : son abandon prématuré n’était pas venu d’un manque de bonne volonté. N’était-ce pas le devoir des fils et petits-fils de ceux qui étaient prêts à s’engager avec Charles X de tenter, avec l’aide de la Suède, de regagner leurs libertés ?

Les circonstances exigeaient une prompte décision : Mazeppa, sans avoir eu le temps de bien peser le pour et le contre, se décida à embrasser le parti de Charles XII, et vers la fin du mois d’octobre il arriva, avec le peu de troupes qu’il put ramasser, au quartier du roi de Suède.

On s’entendit sur les conditions d’alliance. On posa en principe que « l’Ukraine des deux rives du Dniéper avec l’armée zaporogue et le peuple petit-russien, devaient être pour toujours libres de toute domination étrangère ». Ni la Suède, ni toute autre puissance ne pouvait « soit comme prix de la délivrance, ou d’un protectorat, soit pour tout autre motif quelconque, prétendre à un droit de domination sur l’Ukraine et l’armée zaporogue, ou prétendre à une prérogative, ou à un droit de vassalité. Nul n’y doit lever des revenus ou tributs de quelque manière que ce soit. Nul ne peut lui reprendre ou occuper les places et forteresses obtenues de la Moscovie par les armes ou par les traités. L’intégrité des frontières, l’inviolabilité des libertés, droits et privilèges, doivent être respectées pour que l’Ukraine puisse en jouir sans aucune restriction[20]. »

[20] Ce sont ces principes qui furent incorporés deux ans plus tard dans la charte d’élection du successeur de Mazeppa. Voir plus bas.

Mais les hommes d’état ukrainiens s’aperçurent bientôt qu’ils s’étaient trompés dans leurs calculs.

D’abord, par trop de circonspection et voulant conserver jusqu’au bout sa liberté d’action, Mazeppa n’avait pas su préparer la population à ce brusque changement. Avant qu’elle en eût eu vent, le tzar avait pris ses précautions pour qu’elle ne pût pas suivre l’exemple de l’hetman. Ses troupes se trouvaient déjà sur le territoire ukrainien, terrorisaient le pays par des atrocités inouïes et massacraient sans pitié ceux qu’elles soupçonnaient d’avoir des inclinations pour le parti adverse. La plus grande partie des troupes ukrainiennes furent incorporées dans l’armée moscovite et durent y rester. La population, tombée sans défense entre les mains du gouvernement moscovite, fut obligée, bon gré mal gré, de se montrer loyale.

Les proclamations que Mazeppa et Charles lui adressaient, accusant la politique arbitraire et astucieuse de Moscou, ne lui arrivaient même pas, tandis que Pierre avait toute facilité de travailler l’opinion publique en sa faveur. Sur son ordre, le clergé prononça solennellement contre Mazeppa l’anathème, excommuniant ainsi l’hetman qui avait le plus mérité de l’église. Du reste, dans ses manifestes aux populations ukrainiennes, le tzar l’inculpait de crimes inouïs.

Il en résulta que Mazeppa ne put apporter à Charles une aide efficace. Le seul appoint important fut la forte et excellente armée de la Sitche Zaporogue.

La Sitche avait alors à sa tête un « Kochovy » éminent, Constantin Hordienko-Holovko, un des plus fidèles et des plus énergiques défenseurs de ses traditions démocratiques. Il s’était par conséquent montré l’adversaire de la politique moscovite et du régime de Mazeppa. Mais dès que ce dernier se déclara pour Charles contre Moscou, il devint immédiatement son adhérent et, malgré les difficultés de la tâche, il parvint à gagner les cosaques de la Sitche à ce nouveau défenseur des libertés ukrainiennes.

Ils se joignirent à l’armée de Charles au commencement de l’année 1709. Il en résulta que le roi de Suède, pour prendre contact direct avec leur capitale, s’engagea trop loin dans le sud et vint se heurter à Poltava, qui arrêta son élan. Entre temps la Sitche Zaporogue, démunie de ses défenseurs, était cruellement châtiée pour sa participation à cette campagne. Les troupes moscovites y pénétrèrent, grâce aux indications d’un ancien Zaporogue, le colonel Galagan, et massacrèrent tous ceux qu’ils y trouvèrent.

L’Ukraine Orientale de l’époque de Mazeppa

— — — frontière polonaise à partir de 1667.

— · — · — frontière orientale de l’Ukraine de l’Hetmanat.

— ·· — ·· — frontière tartare (frontière méridionale du territoire Zaporogue).

· · · · · · · · · frontière septentrionale des « libertés Zaporogues ».

  chefs-lieux de régiments :

dix régiments de l’Hetmanat : Starodoub, Tchernyhiv, Nijyn, Kiev, Péréïaslav, Prylouka, Loubny, Hadiatch, Myrhorod, Poltava ;

cinq régiments de l’Ukraine Slobidska : Soumy, Akhtyrka, Charkov, Ostrogojsk, Izium ;

centres des régiments ressuscités à la fin du XVIIe siècle : Khvastiv (Fastov), Bohouslav, Korsoun.

On sait que Charles XII, pour avoir trop poussé vers le sud avec une partie de son armée, perdit liaison avec les réserves qu’on lui amenait, de sorte que ses troupes affaiblies et démoralisées furent défaites près de Poltava, dans l’été de 1709. Il s’enfuit sur le territoire turc, avec Mazeppa et quelques autres chefs. Un petit nombre de cosaques les suivit et les Zaporogues de la Sitche transportèrent leur résidence en pays tartare, non loin de l’embouchure du Dniéper.

Charles s’installa à Bender et s’attacha à entraîner la Turquie dans une nouvelle guerre contre la Moscovie ; ce à quoi il réussit.

Pendant ce temps Mazeppa mourut et les chefs cosaques élurent à sa place le chancelier Orlyk. A cette occasion on élabora une charte constitutionnelle fort intéressante. Son objet était de mettre un frein aux tendances autocratiques des hetmans, qui avaient commencé à se faire jour sous la protection de Moscou (ils avaient adopté la formule : sic volo, sic jubeo, comme le dit le document). La charte déterminait les formes de la représentation législative cosaque, les assemblées périodiques des députés de l’armée, les dépenses du trésor, etc.

Sûr de l’aide de Charles et de la Turquie et ayant à sa disposition les forces Zaporogues, Orlyk, avec ses cosaques, se mit en devoir d’arracher l’Ukraine aux griffes du tzar. Charles et le Khan jurèrent de ne point faire la paix jusqu’à ce que son indépendance soit assurée. La Turquie à son tour entra en guerre, en automne 1710. Il sembla que les vœux des ukrainiens allaient se réaliser.

Parce qu’elle avait prêté ses forces à Charles et à Orlyk, Pierre marcha en 1711 contre la Turquie. Il comptait sur l’appui du voïvode de Moldavie, sur l’insurrection des chrétiens des Balkans et retomba ainsi dans la même erreur que Charles.

Ayant traversé le Pruth, à la tête d’une armée insuffisante, il se trouva cerné par des forces turques bien supérieures et fut forcé de demander la paix. Charles et Orlyk purent maintenant espérer qu’ils forceraient le tzar à renoncer à toutes ses prétentions sur l’Ukraine. Mais Pierre trouva moyen d’acheter le Grand Vizir et le traité fut rédigé de telle sorte que chacun pouvait l’interpréter à sa guise. Charles, Orlyk et le sultan insistèrent pour que la Moscovie évacuât l’Ukraine ; Pierre, sorti de ce mauvais pas, ne voulut rien entendre.

La guerre renouvelée n’aboutit pas à un meilleur résultat, car le tzar persuada au sultan, au moyen d’arguments sonnants, d’adopter son interprétation du traité, c’est-à-dire qu’il n’avait renoncé qu’à la rive droite du Dniéper. Là-dessus, la Pologne, alliée de la Moscovie, releva ses prétentions sur ce pays et les efforts d’Orlyk et des cosaques de la Sitche pour s’en emparer restèrent vains. D’accord avec la Pologne, la Moscovie, de 1711 à 1714, procéda à l’évacuation de ces contrées où les cosaques s’étaient mis volontairement sous le gouvernement de Mazeppa. Les troupes moscovites, en se retirant, chassèrent la population ukrainienne au delà du fleuve et ne laissèrent aux autorités polonaises que des espaces dévastés.

Encore longtemps après que Charles fut rentré en Suède, Orlyk parcourut les cours occidentales pour en obtenir du secours, mais sans y réussir.

Les cosaques zaporogues demandèrent l’autorisation de retourner dans leur pays, mais la Moscovie hésita longtemps à la leur accorder in corpore, de crainte de rompre ses relations avec la Turquie. Ce ne fut qu’en 1734, alors que tout faisait prévoir une guerre avec la Porte, que le ban fut levé.

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