Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
XVII.
La bourgeoisie des villes. Les confréries.
Les particularités de la vie urbaine, dont j’ai déjà parlé, faisaient sentir plus vivement, dans le cadre étroit des villes, l’antagonisme des nationalités, en même temps que l’activité des relations journalières favorisait la formation d’organisations nationales. Léopol (Lviv en ukrainien, Lemberg en allemand), alors le foyer de la vie économique et intellectuelle de l’Ukraine, « la métropole des artisans », le grand centre du commerce avec l’orient, attirait les éléments ukrainiens les plus actifs et les plus énergiques, leur fournissant l’occasion de ressentir plus particulièrement l’oppression nationale, puisque nulle part ailleurs on n’était gêné par tant de restrictions, on n’était écarté aussi systématiquement de la direction des affaires municipales. Cette ville était donc destinée à servir de berceau à la nouvelle organisation nationale.
La première fois que la bourgeoisie de Léopol manifesta son activité politique, ce fut contre les restrictions de toutes sortes que lui faisait subir le magistrat catholique de la ville. Cette tentative échoua, mais elle ranima les courages. Une affaire bien plus importante allait les mettre à l’épreuve : ce fut la question du rétablissement de l’évêché de Halitch, complètement déchu et supprimé de fait au milieu du XVe siècle. En tête du mouvement figurent les quelques familles de la noblesse orthodoxe existant encore en Galicie, mais c’est la bourgeoisie ukrainienne de Léopol, qui en constitue le nerf véritable. Grâce à des protections et en ne ménageant pas les cadeaux, on obtint du roi l’autorisation, que le métropolite ordonnât un évêque pour la Galicie orientale. Ce nouveau dignitaire fut installé à Léopol (1539), car l’ancienne résidence, Halitch, était complètement déchue de son ancienne splendeur.
Cet important évènement donna un nouvel essor à la renaissance de la vie nationale. Un exemple des organisations qui s’établissent dans ce but, nous est fourni par les confréries, qui se réorganisèrent probablement à l’époque de la fondation de l’évêché de Léopol.
Il existait des confréries déjà depuis longtemps autour des églises. Leur origine remontait aux fêtes et réjouissances de l’époque païenne, qui réunissaient autour des lieux sacrés les populations des contrées voisines. Ces fêtes, adoptées avec le temps par la religion orthodoxe, donnaient lieu à des festins populaires appelés « bratchini » ou banquets fraternels, qui se tenaient autour des églises. Nous en avons des relations du XIIe au XIVe siècle : on y recevait les étrangers, moyennant paiement, on y consommait des quantités de bière et d’hydromel et le bénéfice en était employé au profit du culte. Quand, au XVe siècle, le système des corporations, sous la forme de confréries de métiers, calquées sur le modèle allemand, commença à se répandre, les bourgeois ukrainiens et blanc-russiens adaptèrent leurs anciennes confréries à ce système, afin de leur donner une forme légale. C’est en Russie Blanche, à Vilna et, en Ukraine, à Léopol, que l’on trouve les plus anciens statuts des confréries orthodoxes, organisées sur le modèle des corporations et des confréries catholiques.
La principale confrérie de Léopol, sous le patronage de l’église de l’Assomption, dans le quartier « russe », avait été probablement réorganisée à l’époque de la fondation de l’évêché. Son statut lui donnait un caractère national : pouvaient en faire partie non seulement les citadins de la ville, mais aussi les habitants d’autres endroits et même les personnes n’appartenant pas à la bourgeoisie. Une fois admis, on ne pouvait plus en sortir. La confrérie de l’Assomption fut la mère des autres confréries, une sorte de représentation de la Russie galicienne. Les voïvodes de Moldavie sont en relation avec elle, ils envoient à « leurs amis », comme ils appellent les confrères, de l’argent et des cadeaux en nature pour leurs festins publics.
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les confréries, et particulièrement celle de l’Assomption qui en était le centre, se trouvent en face de problèmes de plus en plus graves. La réaction catholique et la langue polonaise sortent victorieuses des luttes religieuses de la réformation protestante, les contrées centrales et orientales de l’Ukraine sont incorporées, l’aristocratie ukrainienne se polonise rapidement, l’église orthodoxe dépérit parce que les rois nomment arbitrairement aux évêchés des personnes incompétentes — n’y avait-il point là de quoi jeter l’alarme dans la conscience des patriotes éclairés ?
Dans la première moitié du siècle, l’église catholique avait traversé en Pologne une période critique. Mais le mouvement de la réforme s’éteignit bien vite dans le pays sous les efforts des jésuites, qui prirent alors une situation prépondérante. L’église régénérée et raffermie chercha une revanche de ses pertes récentes. L’église orthodoxe, dans son étroite dépendance de l’état lithuano-polonais, lui parut une proie facile, d’autant plus que la Moscovie, qui était considérée comme la protectrice de cette religion, en Ukraine et en Russie Blanche, pour avoir donné autrefois au gouvernement lithuanien des avertissements énergiques, se trouvait à cette époque (1580 à 1590) dans une situation précaire. Il n’y avait donc à craindre aucune intervention de sa part.
Comme les évêques orthodoxes, nommés par le gouvernement, étaient incapables de mener à bien les affaires ecclésiastiques, la population elle-même se vit dans l’obligation d’en prendre la direction, puisqu’elles avaient une si grande portée nationale. Il s’agissait surtout de rétablir la discipline ecclésiastique, d’épurer les mœurs du clergé et de développer son instruction, en un mot de relever le niveau intellectuel et moral de la nationalité ukrainienne, puisqu’elle se trouvait si intimement liée à sa religion traditionnelle. De 1570 à 1580, sur plusieurs points de l’Ukraine se forment, sous les auspices de quelques seigneurs, des petits foyers de culture intellectuelle : on établit des imprimeries, on fonde des écoles, des savants se groupent pour mettre au jour des publications. Il faut surtout citer Ostrog, la résidence des princes Ostrogsky, descendants de l’ancienne dynastie Kiévienne, dont les presses impriment entre autres ouvrages la première bible complète en langue slave (1580). Son école, que la tradition postérieure appela l’académie, fut le premier exemple d’une école supérieure ukrainienne.
Mais la faveur de quelques mécènes ne garantissait en rien l’avenir du mouvement national, puisque, comme nous l’avons vu, ces aristocrates se catholicisaient et se polonisaient rapidement. Tout espoir fondé sur les grandes familles (y compris celle des Ostrogsky) était implacablement déçu. Il fallait donc, sans avoir à compter sur elles, que les confréries bourgeoises prissent en main la cause nationale.
La confrérie de Léopol, racheta d’un israélite, à qui elles avaient été données en gage, les presses d’un réfugié moscovite, nommé Fédoroff et se mit à faire des collectes dans toute l’Ukraine afin de pouvoir établir une imprimerie. Ensuite, elle entreprit de fonder une école supérieure pour arrêter la polonisation, qui pénétrait la jeunesse fréquentant les écoles catholiques. Dans ce but, on demanda au patriarche d’Antioche, de passage à Léopol, d’inciter la population à contribuer pécuniairement à cette œuvre. En même temps, on décida de réorganiser la confrérie elle-même, pour la rendre plus apte à ses nouveaux devoirs et de faire appel aux sentiments religieux et patriotiques des Ukrainiens. Pour se conformer à cette ligne de conduite, les festins fraternels, qui avaient été jusqu’ici la raison d’être de la société, furent complètement abolis et les assemblées des confrères durent servir à répandre l’enseignement de la religion et de la morale. Ses membres s’astreignirent aux pratiques de la vie chrétienne ; ceux d’entre eux qui avaient commis des fautes furent réprimandés et les incorrigibles exclus.
On présenta un nouveau statut à la sanction du patriarche, qui non seulement en approuva les motifs, mais encore donna à la confrérie réorganisée des droits très étendus dans les affaires de l’église, pour mettre fin au désordre qui y régnait. Elle fut chargée de surveiller le clergé, de faire remarquer à l’évêque les manquements qui se produiraient, et, au cas où ce dernier se refuserait d’y mettre bon ordre, de le traiter en ennemi de la justice et de la vérité. Le patriarche décréta aussi que toutes les autres confréries seraient soumises à celle de Léopol.
Ces décisions furent sanctionnées ensuite par le patriarche de Constantinople, en tant que chef de l’église ukrainienne. Les confréries obtinrent ainsi, et celle de l’Assomption à Léopol en particulier, une importance considérable. Encouragées par de telles marques de confiance, pourvues de droits étendus, elles s’engagèrent avec ardeur dans les luttes autour des idées religieuses.