Abrégé de l'histoire de l'Ukraine
IX.
L’invasion mongole et ses conséquences.
Le flot mongol poussé par Temoudjine atteignit l’Ukraine vers 1235. C’était une invasion de nomades analogue aux précédentes qui, à maintes reprises, avaient désolé le pays. Mais celle-ci était mieux organisée et ses péripéties nous sont mieux connues. Cela commença par une irruption, qui se termina par la défaite des Kiptchaks, en 1223, près de la rivière de Kalka, après une sanglante bataille, où périrent beaucoup de princes ukrainiens qui avaient consenti à soutenir leurs voisins contre les nouvelles hordes. Dix ans plus tard, se produisit la véritable invasion des Asiates. Leur chef, Batou, avait la ferme intention de s’emparer des steppes de la Mer Noire et des contrées avoisinantes. Le mouvement commença dans le bassin de la Volga, puis les pays situés sur la rive gauche du Dniéper furent ravagés, Péreïaslav et Tchernihiv conquis et pillés. En 1240, la marche en avant se continua sur Kiev, puis à travers la Volhynie et la Galicie, l’invasion atteignit la Hongrie, la Silésie et la Moravie. Batou avait d’abord voulu se fixer en Hongrie, mais il retourna sur ses pas et vint établir sa résidence sur le cours inférieur de la Volga. Alors commença pour l’Europe orientale cette triste période de sujétion aux hordes mongoles que les Ukrainiens et les Russes ont appelée la domination tartare.
Naturellement les principautés du bassin de la Volga et celles de l’Ukraine orientale eurent à subir les premières le joug des Tartares : les populations durent payer tribut et les princes furent obligés de se rendre à la résidence du Khan, pour faire hommage de leurs terres entre ses mains et en recevoir confirmation. Il naquit de là bien des intrigues et maintes compétitions, de sorte que les princes intéressés se virent souvent obligés de séjourner à la cour du Khan pour écarter tous compétiteurs possibles. C’est ainsi que Danilo dut s’y rendre lui aussi, parce qu’un prince quelconque avait réussi à se faire octroyer la suzeraineté sur la principauté de Galicie. Il n’accepta pas cependant de bon gré la domination mongole, non parce que son ambition fût lésée comme nous l’a représenté le chroniqueur, car sa situation de vassal du Khan raffermissait sa position vis-à-vis de ses voisins de l’occident, mais parce que la conquête mongole fit surgir des forces dangereuses pour l’autorité des princes.
Sous l’impression de la défaite, les populations ukrainiennes, convaincues de l’incapacité de leurs souverains et de l’insuffisance de leurs troupes, se soumirent en grand nombre à la suzeraineté immédiate des Mongols, et cela probablement depuis la première expédition de Batou (1240–1241). Les communautés s’engageaient à rester fidèles et à payer un certain tribut en céréales. En revanche elles obtenaient de pouvoir se gouverner librement sous la conduite de leurs anciens et retournaient ainsi au morcellement politique, qui avait précédé le régime des princes. Ce mouvement, qui affaiblissait la force de résistance du pays et assurait aux envahisseurs une domination paisible, était trop favorable à ces derniers pour qu’ils ne s’appliquassent à le favoriser et à le fomenter. Quelques renseignements accidentels et même certains épisodes, qui nous ont été conservés, nous montrent que cette suzeraineté directe des Tartares existait dans les contrées voisines de Kiev et de la Volhynie, sur les bords de la Sloutche, de la Horine, du Bog et du Teterev. Les conquérants essayèrent non sans succès d’introduire ce nouveau régime en Galicie et en Volhynie. Ce fut un avertissement évident pour Danilo et Vassilko, qui trouvèrent une raison de plus d’abattre la puissance des Tartares dans la nécessité de mettre un terme à ce mouvement dangereux pour leur propre autorité et qui ressemblait beaucoup à celui qui se manifestera plus tard dans les communautés ukrainiennes, lorsque se formeront les organisations cosaques.
Ayant été mis au courant par des messagers, envoyés chez les Tartares par le Saint Siège, des intentions de la papauté d’organiser contre ces derniers une croisade des puissances catholiques occidentales, Danilo entra en relation avec le pape, sans que ce rapprochement aboutît à aucun résultat appréciable. Certes on lui offrit la couronne et on l’engagea vivement à rentrer dans le sein de l’église catholique. Mais il était trop prudent politique pour cela. Néanmoins, sur les instances de sa famille, il consentit à se faire couronner. Cette cérémonie eut lieu à Dorohitchine, sur la frontière septentrionale du pays, en 1253, et tout se passa sans pompe, peut-être intentionnellement, de peur d’éveiller les soupçons des Tartares. Du reste, après s’être convaincu qu’il ne pouvait attendre de ce côté aucun secours réel et que, d’autre part, les pourparlers relatifs à l’union des églises soulevaient du mécontentement dans la population, Danilo rompit avec la papauté.
Entre temps ses relations avec les Tartares s’étaient tendues de telle sorte que, quoiqu’il eût perdu tout espoir d’être secouru par les princes catholiques, il n’en dut pas moins se résoudre à engager la lutte contre ses oppresseurs et attaquer les communautés qui reconnaissaient leur suzeraineté. Il s’attira ainsi la colère des Tartares, qui, ayant organisé contre lui une grosse expédition, le surprirent et le forcèrent à capituler. On l’obligea à raser ses principales forteresses ; seule la ville de Kholm, résidence préférée de Danilo, qu’il avait ornée de beaux monuments et pourvue de solides fortifications, put rester intacte au milieu des ruines qui affligeaient le pays.
Le prince fut vivement frappé de ce malheur ; il ne sut pas se résigner et ne put jamais se faire à l’idée de s’assujettir au vainqueur. Aussi, tout à l’opposé des princes moscovites, qui tournaient leur asservissement à profit, consolidant leur autorité sous la couleur du joug tartare, soumettant les principautés voisines et étendant leur puissance, nous voyons Danilo et Vassilko s’évertuant à étendre et à raffermir leur pouvoir vers l’ouest, vers les pays lithuaniens et polonais pour pouvoir plus efficacement s’opposer aux Asiates. Leurs efforts échouèrent et ne firent qu’attiser le ressentiment des envahisseurs.
Danilo mourut bientôt après son désastre (1264). Ses successeurs : son frère Vassilko, son fils Léon et son petit-fils Georges continuèrent sa politique. A partir de l’invasion tartare, l’état de Galicie et de Volhynie dura encore plus d’un siècle, s’élevant par intermittence à une puissance considérable. En lui se perpétuait la vie intellectuelle et politique de l’Ukraine. Mais par suite de l’hostilité des Tartares, qui ne permirent jamais à cet état de s’étendre vers l’est, les anciens plans de Roman et de Danilo tendant à unifier et à réunir sous le même sceptre tous les pays ukrainiens ne purent jamais être réalisés, tout aussi bien dans la partie occidentale du pays qu’à l’orient.
Quant aux contrées de Kiev et de Péreïaslav, nous ne possédons presque pas de renseignements relatifs à cette époque : il est probable que le régime princier y avait été renversé par le mouvement des communautés, car, lorsque plus tard, au XIVe siècle, nous y retrouvons des princes, ils apparaissent tout-à-fait faibles et sans autorité. Dans le pays de Tchernihiv, la famille régnante s’accrut de telle sorte qu’en fin de compte la plupart de ses membres en furent réduits au rang de grands seigneurs fonciers. La partie méridionale, comprenant les villes de Tchernihiv, de Poutivl et de Koursk, dépérit tout-à-fait. Dans le nord seulement se conserva une lueur de vie politique.
Par suite de la disparition de l’importance sociale et de l’influence des boïards dans le bassin du Dniéper, il se produisit un événement d’importance capitale pour l’évolution historique postérieure : le transfert du métropolite de Kiev dans les pays du nord. Le clergé, nous le savons déjà, était habitué à vivre sous la protection du prince et de l’aristocratie. Or les pays du bassin du Dniéper avaient perdu leurs princes et leur aristocratie, sans qu’ils eussent été complètement dépeuplés, comme on l’a quelquefois écrit. Au nord, au contraire, dans le bassin de la Volga, les princes et les boïards consolident leur autorité sur les classes inférieures sous le couvert du joug tartare. Là le clergé se sentira plus rassuré. Les métropolites de Kiev commencent à se rendre de plus en plus fréquemment dans les cours du nord, ils y séjournent de plus en plus longtemps, enfin, après une incursion des mongols en 1299, le métropolite s’y transporta une dernière fois pour ne plus en revenir. Les princes de Galicie réussirent à obtenir du patriarche de Constantinople un métropolite particulier. On se prit à donner au ressort du nouveau dignitaire le nom d’église métropolitaine de la « Petite Russie », pour la distinguer de celle de Kiev, transférée à Vladimir du nord (sur la Klazma), à laquelle on avait donné le nom d’église métropolitaine de la « Grande Russie ». Les princes de Galicie, qui portaient le titre de « rois de Russie » (comme par exemple Georges, petit-fils de Danilo), furent appelés couramment, à l’instar de leur métropolite, princes de la « Petite Russie ». C’est ainsi que prit naissance cette appellation, qui a paru symboliser au cours des siècles l’hégémonie de la Russie du nord sur la Russie du sud, sur l’Ukraine.
Le fait que l’Ukraine orientale, au lieu de rester dans le ressort ecclésiastique soit de Halitche, soit de Vladimir de Volhynie, devint suffragante du métropolite du nord, scella le caractère local et point du tout pan-ukrainien du royaume de Galicie et de Volhynie. Ainsi fut retardé une fois de plus le processus de cristallisation des trois grandes nations, que devaient former les Slaves orientaux.