Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VI
LE GRAND CLUB DE BABEUF RÉCLAME POUR LES DROITS
DE PARIS.
L’Assemblée avait proclamé le 10 thermidor « que Paris avait bien mérité de la Patrie. »
Et le même jour ses Comités s’étaient chargés de fabriquer une Commune de Paris. Nomination provisoire qui devint définitive.
Ainsi le jour où l’on avait guillotiné le tyran, on l’imitait, on maintenait sa défiance sauvage à l’égard de la grande ville qui a fait la révolution.
Paris avait un droit énorme. Était-ce une simple ville ? Qui ne sait que les Parisiens la plupart sont de la province, sont une France. Clootz va plus loin ; il dit : « Paris est une Assemblée constituante. » — Aux grands jours (14 juillet, 10 août), il lui reconnaît la papauté du bon sens, et le proclame « le Vatican de la raison. »
Babeuf nous a fait connaître le prétexte qu’on donna dès 93 au premier coup sur la Commune, quand on lui emprisonna son bureau des subsistances, quand on tua même le chef d’une commission d’enquête que Babeuf avait fait élire par toutes les sections. Les Comités, les Jacobins, reprirent contre la Commune précisément le langage qu’avaient tenus les Girondins : que Paris n’était qu’une ville, devait se subordonner à la France, etc., etc.
Pendant quatorze mois, d’abord à cause du grand danger, puis après le danger, sans cause, l’élection cessa partout. Qui la remplaça ? Simplement l’initiation Jacobine, le choix des purs par les purs.
Ce qui est à remarquer, c’est que dans les autres villes, on conserva quelques formes. A Paris, nul ménagement. L’autorité directement nomma les 48 petits comités révolutionnaires, et, comme je l’ai dit plus haut, toute vraie magistrature cessa ; ces employés salariés, sans responsabilité, accusèrent et arrêtèrent.
L’étroite église jacobine, à force d’épurations, devenue si peu nombreuse, gouvernait contre le nombre, occupait toutes les places. De quel droit ? Sa pureté civique, son attachement aux principes. Robespierre, ayant dans la main cette église, eût dû s’attacher à lui garder ce caractère, à ne pas exiger d’elle les brusques revirements qui feraient tomber son masque hautain d’immutabilité. Mais, dans sa stratégie, il fut en certains moments si emporté, si furieux, qu’il oublia cet intérêt, brusqua, foula, viola la pudeur de sa propre église, exigea qu’elle se dédît, se déjugeât, se démentît, variât du matin au soir. On la vit, dans la grande affaire du culte de la Raison, on la vit pour ses présidents Clootz, Fouché, tourner tout à coup du Sud au Nord, du Nord au Sud. On vit que la Société, si terrible au nom des principes, avait au-dessus des principes une idolâtrie, un homme.
Les Jacobins, si flottants, pouvaient-ils à jamais suspendre à leur profit l’élection, ôter à Paris son droit, faire de Paris un grand suspect, qui, s’il ne restait lié, pourrait trahir, perdre tout ?
La thèse des Jacobins, soutenue encore aujourd’hui par les historiens robespierristes, repose sur un certain nombre de calomnies fort diverses et même contradictoires. « Que Paris était royaliste ; que Paris était Hébertiste ; que Paris était Babouviste, c’est-à-dire tout disposé à violer la propriété. »
Paris n’était point Hébertiste. Il avait fort applaudi à la mort du Père Duchesne.
Paris ne pensait nullement à vouloir des lois agraires. Les distributions des terres vacantes, que Chaumette, Momoro, Babeuf, promettent en 93 pour calmer un peuple affamé, n’étaient point une atteinte portée à la propriété.
Le seul nom de royaliste semblait la plus grande injure. L’Assemblée fit des royalistes par ses tergiversations. Elle fit croire qu’on n’aurait jamais de repos en république. Mais il y fallut du temps. Les vrais royalistes (en août, septembre, octobre), étaient encore émigrés. Ceux qu’on prend alors pour eux, c’est la jeunesse girondine du commerce et de l’industrie, fort bruyante, et ennemie surtout de la réquisition. Personne, à ces premiers moments, ne revenait au royalisme. C’était comme une idée lointaine, enfoncée dans le passé. Babeuf l’assure. La république qui avait repoussé l’Europe en 93, et qui l’envahit à la fin de 94, était encore en thermidor l’idéal de la nation. On aurait cru s’avilir en renonçant à l’espoir que la France gouvernerait la France, ferait elle-même sa loi.
Babeuf, antijacobin, mais qui tarde peu à juger aussi les thermidoriens avec grande sévérité, me semble à ce moment la vraie voix de Paris, du grand Paris de Chaumette, la résurrection légitime de ce qui fut le plus pur dans notre Commune de 93.
Il repousse l’injure de ceux qui le disent hébertiste (no 3, 22 fructidor).
Il n’est nullement ennemi de la propriété. Babeuf (au no 4), loue et félicite ceux qui en défendent les droits.
Même en janvier 95, lorsque la persécution l’a exaspéré, il ne demande encore (no 29) que ce qui a été voté ou promis par l’Assemblée elle-même : des lois contre l’accaparement, des secours aux vieillards et aux infirmes, pour tous l’éducation et des moyens de travail ; des terres enfin pour retraite aux défenseurs de la patrie.
On n’accabla le journal, Babeuf, et le club de l’Évêché, qu’en employant la calomnie, en évoquant l’épouvantail de la loi agraire, en les flétrissant du nom d’exagérés, de furieux, tandis qu’au contraire, Babeuf ne prêche dans son journal qu’indulgence, même pour ses plus grands ennemis (v. le no 19), et que, dans sa Vie de Carrier, il n’invoque que les indulgents, Phelippeaux, Desmoulins, Danton.
Il y a dans ce journal des choses très belles, d’un grand sens, et qui montrent que ce pauvre Gracchus Babeuf (avant d’être ensauvagé par l’excès des maux, des jeûnes, les prisons, etc.,) eut, non seulement un cœur admirable, mais un ferme, un pénétrant esprit. Je vois au no 2 l’observation la plus juste sur la langue révolutionnaire, la barbarie d’un jargon obscur et néologique, la confusion terrible qu’il met dans la tête du peuple : « Nous avons rétrogradé, dit-il. Réapprendre la liberté c’est plus difficile qu’apprendre. »
J’ai demandé bien souvent aux gens qui avaient vu ce temps : « Que pensait-on ? que voulait-on au mois d’août 94, après cette secousse immense ? — Vivre, me répondaient-ils.
« Et quoi encore ? — Vivre.
« Et qu’entendez-vous par là ? — Se promener au soleil sur les quais, les boulevards, respirer, regarder le ciel, les Tuileries un peu jaunissantes, se tâter et se sentir la tête sur les épaules, se dire : « Mais je vis encore ! »
On arrivait à la place de la Concorde. On admirait les loisirs de la guillotine. Depuis l’exécution de la prétendue Commune, elle était destituée, commençait un long chômage. Qu’allait devenir Sanson ? On en fit une gravure où l’on voyait l’infortuné, qui, désolé de ne rien faire, se guillotinait lui-même.
« Il était temps, disait-on. Personne n’eût survécu. » David avait dit : « Vingt à peine resteront sur la Montagne. » Vadier trouvait que c’était trop. Il ne trouvait que quatre hommes qui fussent encore dignes de vivre.
Quel fut l’effet immédiat de ce changement subit ? Robert Lindet le dit très bien dans son rapport du 20 septembre :
« Chacun se concentre dans sa famille, et calcule ses ressources. » Fort peu de passions politiques dans la grande majorité ; le royalisme est très timide d’abord ; le jacobinisme malade, menaçant à force de peur. Ces deux minorités minimes tirent une force relative de l’inertie générale des masses.
Un peu de société se refit. On se remit à dîner en ville, chez les plus proches parents : maigre dîner, de bouilli, de quelque poulet étique. Il n’y avait guère à la halle. La moisson n’était pas rentrée. Le pain n’était pas abondant. Chaque convive (me dit mon père) avait la discrétion d’arriver la poche garnie de son petit morceau de pain. On jasait, mais la parole n’était pas revenue encore tout à fait. D’août en novembre, quelque chose restait d’inquiet ; les femmes tremblaient toujours, ne pouvaient se rassurer. Paris reprenait la vie, mais plus lentement qu’on n’a dit. Comme, depuis quinze mois au moins, on n’avait rien acheté (rien, ce qui s’appelle rien), bien des choses étaient usées. Le commerce allait reprendre forcément. La difficulté, c’est qu’on n’avait pas le sou. Les dames se raccommodaient, et pour laver la robe unique, il fallait rester en chemise.
Ce réveil de Paris, sortant comme de sa fosse profonde, semble une vraie exhumation, faible, lente, à petit bruit, quand on a gardé (comme moi) dans l’oreille, le bruit des grandes journées, 92, 93, le tonnerre de la voix du peuple.
L’année 94 est terrible de silence jusqu’au 9 thermidor. On entend voler une mouche. Quand les voix se réveillent, quand les paroles gelées au vent de la Terreur dégèlent brusquement, retentissent, cette Assemblée, si nerveuse, tressaille… Ce bruit inusité, cette réclamation de droits, ces demandes d’élections, tout lui paraît insupportable. Au lendemain de la tyrannie, elle ne redemande pas sans doute la tyrannie, mais elle arme ses comités du même arbitraire.
« Quoi ! dit Babeuf (no 2), déjà un procès de presse au bout d’un mois ! La liberté naît à peine, n’est qu’un embryon… » C’est que 94 ne peut plus, ne veut plus entendre la voix de 92, la voix de 93. L’ombre du vrai peuple fait peur.
Babeuf demeurait au centre de la rue Saint-Honoré, section de Muséum. Cette section, sous son influence, décida (30 thermidor), qu’elle se porterait à la Convention, et y ferait le serment « de ne plus reconnaître que les Droits de l’homme », c’est-à-dire comme l’expliqua l’arrêté de la section, que rien n’empêcherait le peuple, autorité constituante, de s’assembler et d’élire ; que Paris ne pouvait rester sans magistrats élus par lui ; que le 9 thermidor devait faire trembler ceux qui proposeraient des lois sanguinaires, ceux qui usurperaient le droit d’élection ; que si, dans la Convention, il y avait des gens qui méconnussent ces principes, on l’aiderait à les terrasser.
Cette adresse menaçante de la rue Saint-Honoré fut reprise par le grand club, mêlée des 48 sections, et qui (dit Babeuf) exprimait au nom de Paris le sentiment de Lyon, de Nantes et de toutes les villes. Le club fit sa pétition, mais on retarda ce coup, et la pétition ne fut présentée à l’Assemblée que huit jours après, lorsque les thermidoriens affermis purent mettre durement à la porte les amis de Babeuf et la pétition de Paris.