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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE II
LES BONAPARTE. — LEUR POSITION DOUBLE. — L’ENFANT DE LA PROPHÉTIE.

La passion italienne, en tous les temps, c’est l’inconnu du sort, la loterie, les chances de la Bonne Aventure (Bonus Eventus). Tout l’Olympe roman peut se réduire à cette divinité, qui eut des milliers de temples : Sors, Fors, Fortuna. Il en fut de même au moyen âge, lorsque la ruine du parti impérial ou gibelin remit tout au hasard, et qu’enfin pour deux siècles dominèrent partout les soldats de louage, ces bandes de condottieri où l’on pouvait s’engager pour un mois seulement, et qui pourtant parvinrent à d’étranges fortunes, plus que royales, comme celles des Sforza. Ces noms de sforza, braccio, forte braccio, caractérisent l’époque. Mais les variétés du sort firent souvent préférer le nom même de la réussite et du sort triomphant (Bonus Eventus), du gros lot, de la Bonne Part, Buona Parte.

Ce nom du joueur heureux, de l’enfant gâté de la fortune, est souvent donné d’avance à celui qui naît, comme augure d’avenir, bonne chance qui l’accompagnera dans la vie. La mère qui le lui donne y ajoute souvent des sobriquets flatteurs : bonaparte, de bon sembiante, d’heureuse figure. Ou de grand espoir, Boni sperio ; ou de bon partage, Boni spartio. Ce sera le favori de la fortune. Qu’il le mérite ou non, il aura le gros lot.

Les sobriquets sont communs en Italie, et remplacent les noms de famille. Ce qui augmentait souvent la confusion, c’est que, si on avait épousé une fille d’une famille riche, illustre, on donnait souvent à l’enfant le nom de sa mère, dans l’espoir qu’un jour il pourrait hériter de quelque parent maternel.

A ces confusions ajoutez celles que permettaient l’orthographe et l’écriture italienne d’alors. L’auteur anonyme de la généalogie de San Miniato avoue qu’au XIIIe, XIVe siècle, on confond un inconnu Jérôme Bonaparte, avec un homme qui marqua fort, Giovani Bonapace, qui, vers 1300, fut garant de la paix entre les guelfes et les gibelins.

On voit que, dans cette écriture parte et pace s’échangeait l’un pour l’autre. On disait indifféremment bona pace et bona parte.

Ces confusions diminuèrent au XVIe siècle, lorsque le chaos des condottieri passa, et que le monde se fixa. Bonaparte, nom alors plus rare, devient le nom propre de quelques familles obscures.

Mais cette obscurité n’embarrasse pas les généalogistes. Leurs Bonapartes étaient modestes, disent-ils, s’éloignaient de la guerre, et préféraient les professions de scribes (prêtres, notaires, petits juges ou podestats). Professions où l’on peut s’enrichir, ayant la connaissance des affaires, des familles et des fortunes. Ils allèrent à Gênes, et en Corse, où ils n’occupèrent que des charges fort secondaires. Mais dans cette île sauvage, personne ne pouvait les contredire, s’ils disaient qu’ils étaient parents de tant d’autres Bonapartes, plus distingués, de l’Italie (de Sarzana, Trévise ou Florence).

Le père de Napoléon, venu de Corse pour étudier le droit à l’université de Pise, odorait ces Bonapartes pour s’en faire honneur (ou profit ?). Il apprit qu’à San Miniato, près de Florence, il y en avait un, assez riche, un vieux chanoine, crédule, et fort pieux.

Ce bonhomme avait la marotte de se croire petit neveu d’un saint. Et il l’était réellement d’un capucin, mort en 1600. Mais il s’efforçait de confondre ce capucin avec un saint du moyen âge, un moine célèbre de Bologne (mort en 1300). Le jeune Corse n’avait point de papiers (ils avaient tous péri dans les incendies de l’île). Mais, avec une mémoire heureuse, il pouvait les refaire. Et il trouva, en effet, que sa famille apparentée à une foule de Bonapartes, du moyen âge, l’était aussi du saint Bolonais, et que par conséquent il était cousin du vieux chanoine. Celui-ci fut ravi de ces nouvelles preuves qui lui venaient à l’appui de son système.

Il goûta si bien le bon jeune homme qui les lui apportait, qu’il le fit reconnaître comme parent à un avocat de sa ville, qui s’appelait aussi Buona Parte, et qui n’avait pas d’héritier. Le chanoine vécut longtemps, et ne donna rien aux Bonaparte que des certificats qui les firent nobles et originaires de Florence.

Charles Bonaparte végéta toute sa vie. Fils, petit-fils de notaires et petits employés de Gênes, très variables de partis, il avait une belle maison et du goût pour le faste. Nulle fortune. Il écrivait volontiers, comme font tant d’avocats sans cause en Italie. Tous les Bonaparte ont été d’infatigables scribes. Ce qui probablement l’aidait à vivre, c’est qu’il avait des oncles, assez bien dotés dans l’Église. Tout cela éblouit la belle des belles ; Lætitia Ramolino, originaire de la pauvre ville de Sartène, fut sans doute charmée de s’établir dans la grande ville d’Ajaccio, qui avait alors déjà 4000 âmes. Elle était ambitieuse. Sa mère, très belle aussi, avait eu l’adresse de se faire épouser en secondes noces par un Suisse, Fesch, banquier de Bâle, le frère du cardinal, de sorte que, des deux côtés, le jeune ménage avait des oncles prêtres, était apparenté, patronné dans l’Église.

Ajaccio était le Versailles de la Corse. Il y avait là une espèce de cour, celle du commandant français, fort aimable, M. de Marbeuf. M. de Choiseul, voulant amadouer les Corses, les éloigner de Paoli, avait nommé commandant cet homme agréable, ce gentilhomme qui, comme franc Breton, inspirait confiance. Il était fort poli, et d’une politesse affectueuse, nous dit Boswell, qu’il reçut à merveille et qu’il soigna malade. Il était philanthrope, et comme tel, s’occupait de la nourriture des pauvres. On commençait à propager la pomme de terre, alors fort à la mode, ainsi que les livres de Rousseau, qui parurent tous à ce moment. Il arriva à M. de Marbeuf ce que plusieurs de nos officiers français avaient éprouvé ; c’est qu’oubliant son rôle, il fut pris à son propre piège, devint Corse lui-même, amoureux du peuple et de l’île.

Il n’était pas marié, mais fort sensible aux femmes, galant, à plus de cinquante ans. Il accueillait à merveille la belle société de la ville, dans ses jolis jardins, dont la création l’occupait fort. C’était une mode anglaise. Et plus tard, il fit à Paris un jardin qui est resté célèbre, et qui portait son nom (dans les Champs-Élysées). La perle de cette société était Lætitia, madame Bonaparte. Marbeuf était devenu l’ami, le protecteur de son mari. En cela il s’était souvenu de M. de Maillebois, le premier conquérant de l’île. Maillebois avait dû aux femmes une partie de son succès. Il s’était logé à Ajaccio, chez une dame dont la famille était à Sartène, et par elle il savait tout ce qui se passait dans les cantons les plus sauvages. Or il se trouvait justement que madame Bonaparte venait des Ramolino de Sartène. Marbeuf imita Maillebois, fut assidu chez elle. Il est certain que les femmes corses, sérieuses autant qu’ambitieuses et vindicatives, sont les vraies reines du pays. Celle-ci accepta volontiers un courtisan si mûr qui eût pu être le père de son mari.

Les choses allaient ainsi, lorsqu’un matin Marbeuf et tous apprennent la grande trahison : la Corse achetée par Versailles, la fourberie par laquelle jusqu’à ce jour Choiseul a tranquillisé Paoli.

Coup accablant. Et cependant les liens étaient si forts que nos soldats et les Corses s’avertissaient avant de s’attaquer. Les Corses, au lieu de tirer, souvent se contentaient d’incendier les makis.

Les Bonaparte, si bien avec Marbeuf, n’avaient nulle raison de s’enfuir. Au contraire, quand il eut, dit-on, une légère blessure, il se fit soigner dans leur maison.

Mais lorsqu’un moment Paoli eut le dessus sur les nôtres, et que les patriotes corses partaient pour aller le rejoindre, les Bonaparte ne voulurent pas rester seuls et se désigner aux vendette comme amis de la France. Ils partirent. Madame Bonaparte, outre son petit Joseph, qu’elle traînait, était enceinte depuis le mois d’octobre 68, et devait accoucher au milieu d’août 69 (de Napoléon). Que de cruelles alternatives ! En neuf mois, la fortune changea trois fois ! Ajoutez de romanesques accidents. Traversant à cheval un torrent, elle faillit se noyer. De là sans doute l’agitation convulsive de l’enfant si différent de tous ses frères.

Beaucoup de gens en Corse, zélés bonapartistes, veulent le faire Français et fils de M. de Marbeuf. Mais rien en lui, ni le caractère, ni la figure n’autorise à le croire. Il fut tout de sa mère, qui l’éleva et semble avoir en lui incarné tous ses songes.

Il naquit dans des circonstances cruelles, et violemment contradictoires, dans les orages de sa mère. M. de Marbeuf, cet hôte et cet ami, était obligé de poursuivre et de fusiller les amis de son père, les meilleurs patriotes. Et il était difficile aux Bonaparte de rompre avec Marbeuf ; car lui-même était malheureux, une des victimes de Versailles. A soixante ans, après tant de services, on lui refusait la place de gouverneur de l’île, et on le laissait simple commandant militaire. Mais comme commandant, le ministre le trouvait peut-être trop débonnaire et trop lié avec les Corses. Il allait souvent à Versailles, n’y trouvait que refus. Il était mieux à Ajaccio, où il avait des consolations dans la maison Bonaparte. Il traîna ainsi sa vieillesse sans récompense, ni fortune, jusqu’à ce que le roi lui constituât en Corse un marquisat.

Son chagrin, en attendant, était probablement de voir ses amis pauvres. Il parvint à la longue à obtenir une pension pour Charles Bonaparte, comme partisan de la France, pension réversible à l’enfant né à point, comme pour sceller l’union de la Corse au royaume. Napoléon avait encore cette pension en 1791 (Libri). Comment madame Lætitia, si fière, reçut-elle ce don du roi, qui faisait mourir leurs amis ? Cet argent ignominieux lui fit sans doute horreur comme maculé de leur sang. Plus tard, elle devint avare[32] ; mais alors, jeune et fière, elle en dut haïr son mari ! De là peut-être l’expression de sauvage dédain que montrent ses portraits.

[32] Avare, jusqu’à compter les morceaux de sucre ; elle ne prenait des livres que dans les cabinets de lecture et fort sales. Si l’on se permettait quelque observation, elle répondait : « Mon fils a une bonne place ; mais cela peut ne pas toujours durer. » Conté à mon père par une dame de la cour. A. M.

Marbeuf, qui, plus tard, dans son extrême vieillesse, fut le constant protecteur de l’enfant, alors vers soixante ans, restait-il étranger à son éducation ? Je ne puis le croire. C’était le seul moyen qu’il eût d’apaiser quelque peu la mère. Elle avait mille rêves sur cet enfant, rêves bizarres et romanesques. Elle avait voulu accoucher sur une tapisserie de l’Iliade. On donna à ce futur Achille une éducation singulière pour le fils d’un procureur. Pour jouet on lui fit présent d’un petit canon. Avec les enfants de la ville, il donnait des batailles à ceux de la campagne. Mais sans se servir du canon. Marbeuf y avait l’œil sans doute. En même temps, par l’habitude qu’il garda assez tard, on peut croire que sa mère le rendait assidu aux exercices religieux.

Comment un enfant d’ailleurs précoce, qui ne quitta la maison qu’à dix ans, put-il ne pas s’apercevoir du profond désaccord qui régnait entre les caractères opposés de son père et de sa mère ? Lui, vain, futile ; elle sombre, tragique, amère, hautaine. Dans une situation assez fausse, nullement humiliée, mais orgueilleuse et chimérique. Des visées par dessus les monts. Reine par sa parenté avec les Ornano, quasi rois dans l’occident de l’île, elle semblait tenir de cet Ornano, gouverneur de Gaston, qui, en assassinant Richelieu, Louis XIII, fut au moment de se faire roi de France.

En voyant l’effigie de la mère et du fils enfant, on est consterné de ce que le monde devait attendre de ces désespérés.

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