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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE VIII
PROCÈS DE PRAIRIAL. — LA MORT DE LA MONTAGNE.
21 mai–17 juin 95.

La nuit et le matin du 2 (21 mai), des bruits absurdes circulèrent, et furent accueillis par la plus surprenante, la plus folle crédulité.

On dit, on répéta dans le faubourg qu’à la Convention « on avait massacré des femmes ! » Monstrueuse exagération de la façon brutale dont elles furent chassées des tribunes.

On dit, on crut dans l’Assemblée que l’horrible Commune, brisée en Thermidor, venait de se refaire et siégeait à l’Hôtel de Ville. Quel est son Robespierre ? Le devineriez-vous ? Cambon !

Qui peut inventer, affirmer une chose si grotesquement ridicule ? Très probablement Tallien, rancuneux pour les fonds espagnols de son beau-père, que Cambon, ce dogue féroce de la Trésorerie, ne voulait pas lâcher.

« Le voilà donc connu ! ce secret plein d’horreur ! » s’écrie Bourdon de l’Oise. Et Tallien : « Rassurez-vous. On marche sur l’infâme Commune. Il faut qu’elle soit fusillée. »

Cambon devenu Robespierre ! Cet excès d’impudence dans le mensonge n’est point hué, sifflé. Étonnante Assemblée qui semble n’avoir plus souvenir des personnes, des caractères. Elle est visiblement dominée aujourd’hui par les cent prisonniers qui pendant dix-huit mois sont restés hors du monde, n’ont rien su de leur temps. Ces myopes étranges remis au grand jour, ne voient pas plus clair qu’entre les noires murailles de Port-Royal ou du Plessis.

On va à la Grève. Personne. La Commune est évanouie.

Ce qui est plus réel, c’est le grand mouvement du faubourg Saint-Antoine qui marche sur la Convention. A la faim, aux misères, s’ajoutait une chose, les insultes reçues la veille. Ceux que la garde nationale avait peu poliment poussés dehors par la porte ou par la fenêtre étaient très irrités. Les fouets de poste employés pour chasser les dames du faubourg, le choquaient fort (et assez justement). Il y eut bien peu de politique dans cette grande levée du 2, mais une vive colère parisienne et l’indignation de l’honneur.

Les six canons du grand faubourg roulèrent par tous les quais aux Tuileries dans leur majesté, avec une masse confuse. Ni plan, ni chef. En tête, c’était le plus grand, le plus fort, un nègre gigantesque, un forgeron qui commandait les canonniers (et commandait fort mal : il était bègue).

Les sections fidèles à l’Assemblée remplissaient le jardin, les rues aboutissantes au Carrousel ; quand le faubourg y parut, il se trouva avoir la garde nationale et devant et derrière. Canons contre canons. Il eût suffi qu’il y eût quelques canonniers ivres pour faire de grands malheurs. Sur quoi, pour quoi tirer ? Nul ne l’eût su. Personne n’en avait grande envie. Les gendarmes de l’Assemblée s’étaient mis avec le faubourg. Les sections fidèles s’y mêlèrent elles-mêmes. Ce mouvement, heureux réellement, et qui neutralisait la malveillance (s’il y en avait) ne fut pas bien compris des représentants. Legendre, toujours ridicule, dit : Soyons calmes ! La nature nous a tous condamnés à la mort. Plus tôt, plus tard, n’importe ! »

Héroïsme très vain et trop facile. Un des députés qui par hasard était tombé dans cette masse, loin d’être mal reçu, venait d’être honorablement reconduit à la Convention.

Dix de ses membres, envoyés à la foule, en furent bien accueillis. On prit cela comme satisfaction des brutalités de la veille. On fraternise chaudement. On s’embrasse à s’étouffer. Un des députés, en rentrant, disait à l’Assemblée : Comment vous rendre l’effusion de cœur, les serrements de main, la tendresse brûlante, que nous avons trouvés ! »

Les quelques politiques qui se trouvaient dans cette foule virent que tout avortait, et se mirent en avant, se dirent chargés des réclamations du peuple. « Du pain, et la Constitution, punition des agioteurs. » C’étaient les demandes ordinaires. Il était naturel d’y joindre celle de délivrer les montagnards arrêtés à minuit. Mais on n’en parla pas. On dit en général « la liberté des patriotes arrêtés depuis Thermidor. » Ce qui me porte à croire que l’orateur était moins montagnard que jacobin.

La Convention se contente de lire à ces délégués un décret qu’elle vient de faire : 1o pour rassurer quant aux subsistances ; 2o pour promettre que les lois organiques seraient présentées le 26. L’Assemblée resta ferme sur le dernier article. Elle ne promit pas d’élargissement de prisonniers. On n’y insista point. Les délégués reçurent du président l’accolade fraternelle. Il était déjà tard, près de onze heures du soir. Le peuple regagna le faubourg.

Le 3, on décréta peine de mort pour qui battrait la générale. On chargea Delmas, Aubry, Gillet, de diriger la force armée. Cette force n’existait guère. Les troupes mandées n’arrivaient pas. A peine on eut quelque cavalerie, qu’on mit sous les arbres des Tuileries. Le capitaine était ce trop fameux gascon, Murat, garde du roi en 90, qui en 93, se fit nommer Marat ; du reste un cavalier brillant pour enlever les troupes.

Le 3, Paris est calme. Mais on arrête, on juge certain serrurier du faubourg, un de ceux qu’on appelle assassins de Féraud, parce qu’ils ont porté la tête. La foule s’en émeut, et à huit heures du soir, quand la charrette approche de la Grève, on l’entoure, on l’empêche de passer. Des femmes lestement sautent sur la charrette (hommes en habits de femmes), délient, sauvent le condamné. Acte hardi qui fait croire à un nouveau mouvement.

On veut le prévenir. Les Comités, le soir, donnent des armes à qui en demande. Officiers en congé, jeunes gens des bonnes sections, on arme tout. On forme une colonne de douze cents hommes pour fouiller le faubourg, trouver les assassins, surtout trouver Cambon et Thuriot, la prétendue Commune. Des douze cents, deux cents étaient soldats ; le reste, des messieurs, muscadins, journalistes. Peu de force vraiment à lancer dans ce grand guêpier des 60 000 ouvriers. Était-ce étourderie ? Ou doit-on croire que les Thermidoriens, en employant ces jeunes gens dont plusieurs étaient royalistes, n’étaient pas fâchés de les voir humiliés ? Jeu assez dangereux. Quoi qu’il en soit, cette petite troupe, ayant eu l’imprudence de vouloir prendre les canons du faubourg, fut elle-même prise entre deux barricades, forcée de restituer, et trop heureuse de sortir en passant par un petit trou.

Dans la journée beaucoup de troupes arrivèrent. L’Assemblée lança un décret de menaces contre le faubourg. Il livrera les assassins. Il livrera ses armes et ses canons. Sinon, rebelle. Il n’aura plus part aux distributions de subsistances. Armés de ce décret, à quatre heures Barras et Delmas, avec Fréron, accompagnés des troupes, des canons que conduisait le général Menou, vont signifier le décret. On parle de brûler le faubourg. Ce mot agit. Propriétaires, fabricants, s’entremettent, prêchent les ouvriers. La détente est subite. La foule livre canons et canonniers, son nègre, l’Hercule bègue de Popincourt, qui fut jugé le lendemain.


Ce désarmement, son grand effet moral sur Paris tout entier, devait rassurer, finir tout. Plusieurs le crurent et dirent : « La République, cette fois, est fondée. » Mais le bouillonnement de l’Assemblée ne pouvait se calmer. De séance en séance, accusations nouvelles, nouvelles arrestations. On arrêta plus de vingt députés, ceux même que couvraient leurs services, Lindet et Jean-Bon Saint-André ! Deux hommes des plus graves, des plus respectés, Ruhl et Maure se tuèrent. Enfin le 8 prairial, le crescendo sanglant de la réaction alla jusqu’à voter que Romme et ses amis, alors emprisonnés dans un fort de Bretagne, seraient ramenés, jugés par la commission militaire qu’on avait créée pour l’émeute ; autrement dit, seraient tués.

Contraste très choquant. On venait d’abolir la justice militaire pour les chouans. Tel tout couvert de sang qui avait fait cent meurtres, jouissait de la justice civile, était jugé par les juges ordinaires, ou plutôt n’était pas jugé. Et pour le mouvement de Paris, pour les représentants qui après tout avaient calmé la foule, et sauvé l’Assemblée peut-être, on les livrait aux militaires, aux hommes de consigne, juges automates, qui jugent et qui condamnent, comme ils font l’exercice.

Qui fit voter cela ? Un furieux fou du Midi, Clauzel, du Roussillon. La discorde des races, la discorde des vents, leur duel éternel de la mer aux montagnes, font de ces esprits troubles. Clauzel, en agissant contre la République, était pourtant républicain. Il se lança bientôt contre les royalistes, leur disant avec rage : « N’importe ! Vous avez beau faire. La République vous avalera. »

Il était de nature (non pas d’hypocrisie) pantomime, histrion. En ce moment son accès colérique contre les six de Prairial exprimait, aggravait ce que l’outrage de ce jour avait laissé d’aigreur dans l’Assemblée. La colère pâle des hommes du Midi est encore plus contagieuse que la rouge colère du Nord (des Legendre, des Bourdon de l’Oise). Elle gagne, et elle obscurcit tout. En vain les meilleurs Girondins (Louvet, Kervélégan) réclament, ne veulent pas qu’on décapite la Montagne. En vain Fréron lui-même, averti (un peu plus tard) par les massacres royalistes, s’oppose à ce décret fatal. C’était le 28 mai (8 prairial). Dès le 23, en Bretagne, on avait surpris le mystère des Chouans, leur perfidie. Et c’est à ce moment du 28 (8 prairial) que l’Assemblée, dans un brutal transport se frappe en ses meilleurs représentants par ce vote insensé : « A la Commission militaire ! »


Regardons ces victimes avant de les voir frapper.

Ce groupe, rare et singulier, des six amis, était précisément la fleur de la montagne, étant resté pur en deux sens, hors de l’inquisition, de la police jacobine, hors du trouble esprit dantonique. Tous anti-jacobins. Mais devant la réaction ils défendirent les Jacobins. En Thermidor, ils furent très-nets. Goujon et Bourbotte écrivent des armées à la Convention leurs félicitations pour la chute de Robespierre. Soubrany, dans ses lettres, repousse violemment l’injure d’être robespierriste ; il rappelle que Robespierre haïssait surtout la montagne, qui seule osa crier contre sa sanglante loi de Prairial.

Ces crieurs intrépides furent-ils haïs de lui plus que les taciturnes ? Qui le saura ? Dans le stoïcien Romme, qui fit l’autel nouveau, l’autel de la Raison, il dut haïr bien plus qu’un politique, l’opposition d’un dogme contraire à ses visées, à ses secrets desseins.

Le noyau granitique de cette crête de la montagne est dans ces deux fermes Auvergnats, le philosophe Romme, le vaillant Soubrany. On peut dire que c’étaient deux frères ; les deux mères, madame Romme, toute occupée d’agriculture, et la marquise Soubrany, les élevèrent ensemble dans les mêmes pensées. Soubrany, militaire, tient beaucoup de Desaix, qui est comme lui de Riom. Simple, modeste, adoré des soldats, vivant et mangeant avec eux, le premier aux assauts de Collioure, Saint-Elme, ce héros est un homme doux.

Tout autrement dur, opiniâtre, Romme, « ce fier mulet d’Auvergne », eut pourtant dans l’esprit une fort remarquable étendue. Géomètre d’abord (comme son frère de l’Académie des sciences) il n’embrasse pas moins (avec la passion de sa mère) les études agricoles, les sciences de la nature. Deux monuments nationaux, adoptés de l’assemblée, restent de lui. D’une part, avec Lamarck, Daubenton, Parmentier, il écrit, il publie l’Annuaire du cultivateur. D’autre part, avec Lagrange, Laplace, il dresse le Calendrier républicain, le premier, le seul raisonnable. L’humanité y reviendra.

Il était né granit. Ce qui le fit d’acier, ce fut d’avoir vu la Russie, bien plus que d’avoir vu ! — d’avoir subi l’horreur de ce monde terrible, d’un 93 éternel. Il fut précepteur d’un seigneur. Il en revint armé d’inflexible rigueur, d’une âpreté sauvage, que son admirateur, son ami Soubrany lui-même, parfois lui reprochait.

L’infortuné Bazire, son collègue sur la Montagne, perdu pour sa faiblesse, le trouva sans pitié. Mais quand il s’agissait de ses ennemis, sa rigidité même le rendait magnanime, lui faisait chercher et trouver ce qui plaidait pour eux. Ennemi des Girondins et arrêté par eux au Calvados, il dit avec une haute équité qui étonna et qui était alors de grand courage : « Ils n’ont pas tort. Leurs droits ont été violés. »

On apprit à sa mort qu’il était charitable : malgré sa pauvreté, il écrit à sa femme : « Surtout n’interromps pas les distributions de secours que nous faisons le décadi. »

L’âpre géomètre auvergnat, si peu attirant de lui-même, fut pour plusieurs, et des plus purs, la linea recta de la Révolution, comme l’immuable pôle, l’étoile invariable où, dans l’orage obscur, ils regardaient, s’orientaient. Sans charme, sans éclat, ce fondateur du culte mathématique, astronomique, garde sur eux l’autorité tacite de la Raison elle-même. Plusieurs de ses amis qui pouvaient échapper, aimèrent mieux mourir avec Romme, étant sûrs de très-bien mourir.

Dans ce groupe des six de Prairial, la haute poésie, c’est Goujon, admirable jeune homme qui meurt à vingt-neuf ans. Né à Bourg, il eut tout le charme de la Bresse et de la Savoie, le cœur tendre, exalté dans l’amour et le culte de la foi nouvelle. Il était extrêmement grand, dominait tout le monde de la tête. Tête superbe, blonde, à cheveux bouclés, avec une fine petite boucle qu’on eût dit d’une pieuse fille de Bresse. Dès le premier regard, on le jugeait un saint, un apôtre, un martyr, de ces gens qui sont nés justement pour mourir d’une belle mort, pour faire légende, et faire pleurer tout l’avenir.

A dix-huit ans, il fut touché (pour dire comme la Bible) du charbon de feu. Un trait lui traversa le cœur, la vue de Saint-Domingue, le spectacle effroyable de l’esclavage des noirs. Par ce cruel caustique se grava, s’enfonça chez lui au plus profond le dogme de la liberté.

Il fut à la convention suppléant d’Hérault, de Séchelles. Et quoique le gouvernement de 93 voulût lui donner un ministère à la mort d’Hérault, de Danton, il trouva la place non tenable. Il passa aux armées du Rhin et de la Moselle. En thermidor, anti-robespierriste, il ne resta pas moins anti-thermidorien, défendit sagement les Jacobins qu’il n’aimait pas, et non moins sagement, seul (seul dans l’Assemblée !), il prévit les tempêtes que les Girondins allaient ramener, et vota contre leur retour.

Goujon s’était trouvé aux armées du Rhin associé à l’aimable, au vaillant Bourbotte, un ardent Bourguignon qui avait dans le sang le chaud, souvent trop fort, des vins de son pays. Il était du même âge à peu près (trente-deux ans). Lui aussi il eut le supplice de voir l’horreur de Saint-Domingue. Il en revint fou de fureur, combattit à mort la Vendée ; frappant, frappé. Une fois un Chouan l’assomma à moitié, non pas impunément, Bourbotte le tua, mais il garda la tête toujours ébranlée de ce coup. Ce terrible soldat était très-bon ; il défendit Kléber, Marceau, qu’on accusait d’avoir sauvé des femmes. Il agissait comme eux. A Savenay, dans l’horrible déroute de la Vendée, il voit un enfant vendéen qui va périr, il l’enlève, le met en croupe. Bref il le garde, l’appelle Savenay, l’élève avec son fils le petit Scévola.

Bourbotte avait un prudent conseiller dans son camarade Davout, qui lui enseignait à merveille à se bien gouverner, à se démentir à propos ; il lui citait, lui donnait pour modèle à suivre, Tallien. Mais Bourbotte ne l’écoutait guère ; il demandait plutôt conseil à une autre influence, celle d’une bonne bouteille de Bourgogne, et celle d’un poignard excellent d’Orient qu’il tenait toujours prêt et qui lui répondait de lui garder sa liberté.

Un type non moins curieux du montagnard en mission, marchant devant l’armée et lui soufflant la flamme, était le violent, le fanatique Duquesnoy. Ex-moine, il hurlait la croisade. C’était un Pierre l’Ermite de la révolution. Carnot aimait cet homme bon ami, excellent mari, devenu un très tendre père de famille. L’excès de la fatigue qui le rendit malade, l’adoucissait aussi, et sans nul doute l’amitié de Duroy, avec qui il vivait et dînait tous les jours. Non moins chaleureux, celui-ci était beaucoup plus sage. Il avait amené Duquesnoy à vouloir l’union de la France, la réconciliation des partis.

Duroy était un homme fort et sanguin, mais légiste normand, du pays de Sapience. Il avait un goût admirable de la justice, de l’ordre et de la loi. Son courage parut aux armées, mais beaucoup plus encore lorsqu’en pleine terreur et devant Robespierre, il dit qu’il entendait garder son droit de représentant du Souverain, « pour juger ce que ferait le Comité de salut public. » Rare exemple qui ne fut imité de personne. Pas une voix ne s’éleva pour appuyer le légiste intrépide.

Le voilà au complet ce beau groupe des six immortels.

Plus j’y songe, plus je suis porté à croire qu’en eux (spécialement en Romme et Soubrany, en Goujon, en Duroy), fut au plus haut degré la pure orthodoxie. Les orateurs illustres sont plus mêlés, ce semble (j’entends Vergniaud, Danton, etc.). Les grands hommes d’affaires (Cambon, Lindet, Carnot) ont bien certaines ombres.


Rappelés à Paris, et comprenant leur sort, les six amis délibérèrent, et arrangèrent leur liberté future, le coup indépendant qui les affranchirait du sort. Goujon rima l’hymne funèbre et la protestation pour l’avenir. Comme les naufragés, il mit ce papier dans une bouteille, le confia à la mer qui nous l’a sauvé.

Sans nul doute, ils auraient pu fuir. Bourbotte, par l’instinct des vaillants, avait gagné le cœur des soldats qui les conduisaient. Ces hommes rudes l’aimaient ; ils avaient senti que Goujon était un être à part, un saint de la Révolution, et ils le priaient d’échapper. Il dit : « Je ne quitte point Romme. » Pour Soubrany, on a vu que, loin de fuir, lui-même il se fit arrêter. Duroy, nouvellement marié, en traversant sa Normandie, vit tous ses parents, ses amis qui accouraient ; sa jeune femme en pleurs le retenait, le suppliait de vivre. Il s’arracha et alla à la mort.

La défense aisément eût pu être une accusation. Comment les Comités de gouvernement, qui devaient rendre compte d’heure en heure, laissèrent-ils l’Assemblée sans nouvelle pendant huit heures ? Comment l’Assemblée elle-même sortit-elle en majorité, laissant à une minorité le poids et le danger de la situation ? N’étaient-ce pas ces prudents, ces absents qu’on devait accuser plutôt que ceux qui restèrent à leur poste ? Comment des hommes de la droite (le royaliste Delahaye) prièrent-ils Romme de se mettre en avant, ou, comme Delacroix, le louèrent-ils de l’avoir fait ? Comment le girondin Vernier se fit-il président de l’Assemblée en ce moment, donna-t-il la parole et recueillit-il les suffrages ?

Romme, dans sa défense, dit tout cela, mais sans aigreur de récrimination. « Tout au reste, dit-il, fut illégal en ce jour-là. Boissy lui-même fit-il une chose légale quand il nomma un officier qui par hasard se trouvait là, général de la résistance ?

Romme déclara qu’il avait craint pour l’Assemblée contre laquelle les malveillants commençaient à lancer de sinistres propositions. Mais en même temps il avoua que les malheureuses femmes affamées et enceintes, qui ne pouvaient sortir, lui avaient fait pitié, et qu’il avait voulu en finir à tout prix.

Le flot de l’opinion, de ce qu’on appelle le monde était si violent contre eux, la foule qui assistait au jugement était si emportée, que bien peu de témoins osèrent les décharger. Ils avaient appelé à témoigner, non pas Carnot, mais son alter ego, Prieur (de la Côte-d’Or). S’il fût venu, il lui eût fallu dire que Carnot avait approuvé, qu’il avait même dit à Lanjuinais qu’on ne pouvait faire autrement. Prieur ne parut pas.

Lanjuinais vint, mais pour dire qu’il ne se rappelait rien. Cruel oubli, du dévôt girondin, plein d’aigreur et de haine contre la Montagne. Il ne le cachait guère. Un jour qu’un modéré dit : « Vous auriez donc fait guillotiner Camille Desmoulins ? — A coup sûr », dit le janséniste.

Mais si Lanjuinais ne dit rien, Martainville en revanche parla, en dit autant et plus qu’on ne voulait. Il avait vu, entendu tout, même au moment où l’on n’eût pas entendu Dieu tonner. Son impudente langue fut un mortel stylet. Plus dangereux encore, Jourdan, le rédacteur du pesant Moniteur, donna toute la séance comme la réaction le voulait. Jamais l’autorité de ce journal, interprète docile de tout pouvoir, ne pesa tellement. Son récit arrangé, plein de choses douteuses, d’omissions, d’erreurs, fut pris comme pièce juridique, et, c’est le Moniteur à la main, que l’on porta l’arrêt de mort.

Il est prodigieux que les Comités gouvernants, débordés par le royalisme en ce moment de manière effrayante, n’aient pas demandé à la Convention une commutation de peine ou un sursis. L’arrêt fut prononcé le 17 juin (29 prairial), au moment où l’on apprenait l’horrible massacre de Marseille que les royalistes firent le 6. Leur audace dans la Vendée, leur furie meurtrière, leurs risées de la République étaient au comble, et l’on savait que Pitt mettait en mer pour eux une grande flotte, chargée d’émigrés. Ils arrivèrent à Quiberon le 26 juin. Ils furent pris, fusillés, comme on verra. Si les six patriotes avaient eu un sursis de quelques jours, jamais après Quiberon on n’eût pu les exécuter.

Mais eux-mêmes étaient en mesure de se soustraire à l’échafaud. Bourbotte avait son poignard. D’autres avaient caché des poinçons dans leurs souliers. De surcroît, la mère et la femme de Goujon, son beau-frère, apportèrent un canif, des ciseaux, du poison. Mais il avait déjà un grand couteau sous ses habits.

L’horrible arrêt, entre autres choses fausses, contient cette calomnie énorme : qu’ils avaient provoqué contre les mandataires fidèles une liste de proscription !

Comme ils descendaient du tribunal, entrant dans leur prison au rez-de-chaussée, Bourbotte se frappa le premier. Goujon de son couteau se tua raide. Romme l’arrache, se fait plusieurs mortelles blessures, le passe à Duquesnoy qui ne se manque pas. Ces trois derniers ne bougèrent plus.

De ce même couteau, Duroy, Soubrany, se frappèrent, mais sans pouvoir mourir. Soubrany râlait. Duroy se tordait. Bourbotte qui vivait aussi, tout sanglant, souriait et disait à Duroy : « Tu souffres, pauvre Duroy ! Console-toi ! C’est pour la République ! »

Donc, on n’en eut que trois à tuer. Bourbotte fut exécuté le dernier, gardant jusqu’à la fin son indifférence superbe et son enjouement héroïque, dominant d’un sourire la place de la Révolution.

Ils furent enterrés à Mousseaux, où Danton, Desmoulins les attendaient, Robespierre et Saint-Just.

Ils moururent dans un abandon extraordinaire. On a vu que le 2, le peuple au Carrousel n’avait rien dit pour eux. Au tribunal, nul signe sympathique dans l’auditoire. Et à l’exécution, la place était presque déserte !

Leurs défenses écrites n’avaient pas été lues. Leurs lettres à leurs femmes et parents (chose barbare !) ne furent point remises. Tout cela a dormi près de quatre-vingts ans dans les dossiers jaunissants des Archives, avec les deux couteaux rouillés de leur sang. C’est seulement en 69 que Claretie, un chaleureux jeune homme, fort digne de toucher le premier ces reliques, les exhuma, et dans sa noble histoire leur a dressé un monument expiatoire, payé notre dette ajournée.

Long délai ! oubli apparent que tant de misères, de soucis, d’événements tragiques, excusent mal. En dessous, à l’état latent, subsistait vivace et tenace une ombre d’eux, un confus souvenir. Romme était comme indestructible. Il avait revécu, disaient plusieurs. Il vivait dans le Nord. En vendémiaire contre les royalistes, on crut le voir marcher avec l’écharpe et le fusil. En fructidor, il reparut. Au 18 brumaire, il aurait agité le faubourg Saint-Antoine, parlé de marcher sur Saint-Cloud.

Mais là son sentiment de dégoût, de colère, fut sans doute trop fort. Car, depuis, on ne le revit plus jamais.

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