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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE IX
LES JACOBINS MENAÇANTS, MENACÉS. — ON FERME LE CLUB DE BABEUF.
8–30 septembre 94.

L’incrédulité méprisante que témoigna l’Assemblée à l’égard de Tallien, son accueil sec et hostile de la pétition de Babeuf, l’accusation de Lecointre déclarée calomnieuse sur l’avis des plus honnêtes, des plus estimés patriotes, tout cela remontait fort, exaltait les Jacobins. L’Assemblée ne les aimait pas, mais elle avait besoin d’eux contre Babeuf, contre Paris, qui voulait l’élection. Eux seuls formaient un corps dans cette France divisée. Ils pouvaient craindre des vengeances individuelles. Le sang versé si récemment en juin, juillet, spécialement dans le Midi, était chaud encore en septembre. Quelques-uns furent arrêtés comme agents robespierristes, mais non comme Jacobins. Eux-mêmes, dans leurs adresses, reniaient hautement Robespierre. Ils restaient un corps redoutable, et, malgré leur petit nombre, imposaient encore.

Ce qui montre leur ascendant, c’est que personne n’osait les toucher à l’endroit sensible, l’emploi de l’argent et de tant d’autres valeurs qu’ils avaient eues dans les mains. De là une sécurité, une confiance excessive. L’illustre Jean-Bon Saint-André, envoyé dans le Midi, vit avec étonnement les Jacobins de Marseille déclarer que ceux qui voudraient les éplucher là-dessus ne pouvaient être que des traîtres.

C’est un fait considérable. La France magnanimement ne demanda pas de comptes. Dans les injures aux Jacobins, on ne disait pas « fripons ». On disait « buveurs de sang ».

Leur attitude était fière. Ils tenaient le haut du pavé ici par leurs Marseillais. S’ils avaient eu Paris pour eux, ils n’auraient pas eu besoin de se faire garder, appuyer par cette bande du Midi, fort peu populaire. Mais le grand parti ouvrier (de Chaumette et de Babeuf) n’était nullement jacobin ; il restait au quartier du centre ; ne venait point les appuyer. Les jeunes gens du commerce qui commencent à remuer, huaient parfois, clabaudaient, sans agir, sans approcher. Les Jacobins avaient comme eux des bâtons (parfois des sabres). Tant que le parti duelliste, l’émigré ne rentra pas, avec l’épée et l’escrime, les luttes ne furent guère sanglantes. En septembre, les Jacobins avaient encore l’avantage. Babeuf s’en plaint amèrement (no 12).

Ils devinrent très agressifs, jugèrent mal la situation. Ils provoquèrent l’Assemblée qui venait de les soutenir. Ils provoquèrent le grand Paris, imaginant n’avoir affaire qu’à ces centaines de commis qui aboyaient après eux. Mais les masses ouvrières qui restaient inertes et sombres, ces masses à qui Robespierre avait ôté l’élection, pouvaient-ils les croire pour eux ? Elles étaient plus favorables certainement à ceux qui, comme Babeuf, redemandaient l’élection, une Commune occupée des pauvres, ce bureau des subsistances, ce gouvernement paternel qui, dans les temps les plus durs, avait consolé l’ouvrier, du moins souffert avec lui.

Massacrer la réaction, c’était tout ce que voulaient (disaient du moins) les Jacobins. Une adresse de Marseille le demandait expressément. Le meneur des Jacobins de cette ville avait écrit qu’il comptait faire disparaître tout ce qu’elle avait d’impur. Dangereuses provocations qui allaient retomber sur eux. Ils se grisaient sur leur nombre, si petit, devant les masses qu’ils défiaient follement. Leurs Marseillais de Paris, dans leur ridicule hyperbole, disaient qu’on verrait se lever un million de Scévolas, avec un million de poignards…

Contre qui ? Un étourdi, le représentant Duhem, dit aux Jacobins ce mot : « Tant mieux, s’ils osent lever la tête, les crapauds du Marais ! Elle n’en sera que mieux coupée ! » Il répéta, il soutint ce propos dans la Convention même, devant ce Marais, ce centre, qui, tout girondin qu’il était, avait contre Robespierre aidé la Montagne, qui, la veille, contre Babeuf et l’accusation de Lecointre, avait couvert les Jacobins.

Cela fit réfléchir le centre, la droite. Durand-Maillane demanda froidement si une association qui couvrait la France n’offrait pas quelque danger pour la liberté. Mais le groupe thermidorien n’était pas fort arrêté sur ce que l’on pouvait faire. Tandis que Merlin criait, invoquait le canon, la foudre, jouait les fureurs d’Achille, le premier des thermidoriens, Barras, fut pour les Jacobins. Il proposa, fit déclarer par l’Assemblée « qu’elle n’entendait nullement toucher aux sociétés populaires. »

L’audace des Jacobins, l’ivresse des Jacobines fut au comble. Elles étaient bien plus furieuses et plus imprudentes qu’eux. C’était un monde terrible, exalté, un pêle-mêle de tricoteuses et de dames, de femmes même de représentants. Elles envahissaient parfois les tribunes de l’Assemblée, injuriaient les dames de la réaction qui se trouvaient là aussi. Parfois elles interrompaient les discours de risées hardies, montraient celui-ci, celui-là : « Vois-tu ce visage pâle ? Vois-tu cette mine de traître ? » Bref, faisaient ce qu’il fallait pour irriter l’Assemblée, servir la réaction.

Le parti Jacobin piaffait, sans voir sur sa tête une épée.

Quelle ? Une de ces choses imprévues qui ne se voient qu’en France, un phénomène électrique que jamais les réacteurs n’auraient eu l’art de faire jouer, qui gagna en un moment, devint immense et terrible comme un volcan, une trombe. Ce fut une explosion de pitié, d’humanité, de sensibilité, qui par contre devint fureur, foudroya les Jacobins.

L’éclair partit des tribunaux, d’un petit procès tout simple, et, comme j’ai dit, d’humanité, non d’accusation d’abord. Il s’agissait uniquement d’élargir cent trente-deux Nantais qui étaient ici en prison, sans savoir pourquoi. Ni preuves, ni pièces, ni témoins. Ils étaient plus qu’innocents. C’étaient d’excellents patriotes qui avaient défendu Nantes, et repoussé la Vendée. Lui-même, Fouquier-Tinville, avait été si étonné d’une telle méprise qu’il voulut les faire oublier, les mit dans plusieurs prisons. La sensibilité publique s’émut au plus haut point pour eux. Leur acquittement fut une fête. Paris, un peu apathique, s’émut. On se demanda quel était donc ce Comité jacobin de Nantes qui les avait envoyés à la mort.

« C’est le Comité des noyades ! » La légende, fort confuse, s’éveille, la curiosité, l’imagination frappée, effrayée, avide. Voici un second procès, mais terrible celui-ci contre le Comité de Nantes.

Les accusés crient : « C’est Carrier ! Nous ne sommes que des instruments. » Carrier ! Le mouvement alors, énormément agrandi, croît de force et de vitesse. Carrier ! Des millions de voix s’élèvent de tous côtés, avec un strident terrible. Il semble qu’aient retenti toutes les trompettes du Jugement.

Carrier soutint que s’il n’eût exécuté à la lettre les décrets d’extermination, il eût été guillotiné. « Par qui ? — Mais par Robespierre. » C’est un quatrième procès où, à travers la personne subalterne de Fouquier-Tinville, on pénétra, on éventra l’affreux et profond mystère, la machine robespierriste qui tourna depuis prairial d’une si horrible vitesse, le secret abominable des conspirations fabriquées.

Ce fut un immense poème dantesque qui, de cercle en cercle, fit redescendre la France dans ces enfers, encore mal connus de ceux-là même qui les avaient traversés. On revit, on parcourut ces lugubres régions, ce grand désert de terreur, un monde de ruines, de spectres. Des masses que n’intéressaient nullement les débats politiques, furent de feu pour ces procès. Les hommes, les femmes et les enfants, tous du plus haut au plus bas, eurent le rêve des noyades, virent la nuit la brumeuse Loire, ses abîmes, entendirent les cris de ceux qui sombraient lentement. Rien d’arrangé dans tout cela. Les journaux que j’ai sous les yeux, ceux mêmes de Fréron, de Babeuf, en parlent assez platement. Ce ne sont pas eux à coup sûr, qui ébranlèrent à ce point l’imagination populaire. Tout le peuple se portait, se précipitait à ces jugements, éclatait dans l’auditoire par des pleurs, par des sanglots.

Cela dura une année. C’est la masse, c’est le public qui entraîna l’Assemblée. Celle-ci avait la douleur de s’accuser elle-même. Dans le péril effroyable de 93, la France étant en danger de trois côtés (Wattignies, Lyon et Vendée), l’Assemblée avait voté, les yeux fermés, les décrets d’extermination, les emphases et les hyperboles, la rhétorique de Barère, sans penser que l’on pût jamais faire ces choses-là à la lettre. Carrier ne craignait qu’une chose, c’était d’avoir trop peu tué, d’être resté trop au-dessous de ces terribles décrets. Ils étaient imprimés. Avec eux ne pouvait-on pas l’accuser comme modéré ?

C’est seulement le 13 octobre que l’Assemblée autorisa le jugement du comité jacobin de Nantes, seulement le 10 novembre, qu’elle permit le procès de Carrier. Mais dès septembre, l’élan était donné. La foule, dans sa violente impatience, regardait le but, Carrier ; — on ne criait que Carrier ! — Les Jacobins le soutenaient. Toute la furie publique tourna contre les Jacobins.

La vitesse d’une masse de plomb qui tombe lourdement dans un puits, donne à peine une faible idée de la chute des Jacobins. Ils sont précipités si vite que l’Assemblée qui, le 8, avait enduré leurs outrages, avant le 30 agit contre eux avec un mépris outrageant.

Eux-mêmes, ils aidèrent à leur chute. Leur grand meneur de Marseille, qui parlait d’un 2 Septembre, avait été arrêté ; on l’envoyait à Paris. Mais des Jacobins armés le reprennent, le délivrent en route. L’Assemblée est indignée, et Thuriot, jusque-là défenseur des Jacobins, propose et fait décréter que ce meneur est hors la loi. Les Comités gouvernants s’enhardissent, chassent de Paris certains étrangers suspects, c’est-à-dire les Marseillais, appelés par les Jacobins.

C’étaient leurs gardes du corps qu’on leur ôtait. Mais un coup plus grave était de leur ôter plusieurs de leurs membres même, Jacobins, très Jacobins, fort compromis, fort inquiets. Le Comité de sûreté en fit venir aux Tuileries trois cents environ qui avaient composé les terribles 48 comités de sections. Il les avait déjà couverts contre toute accusation. Il leur dit qu’on les maintenait, mais réduits à 36 membres (en 12 comités seulement), qu’eux-mêmes ils éliraient entre eux les 36. Merveilleuse transformation : ces 36 furent tout à coup si zélés pour le nouveau gouvernement qu’ils arrêtèrent un Jacobin, qui avait signé pour la société une adresse, modérée du reste, où l’on disait que l’unique point de ralliement était la Convention.

Les sages voyaient avec tristesse la chute des Jacobins, qui allait précipiter violemment la réaction. Lindet qui n’y allait jamais et leur était très étranger, dans un admirable rapport sur la situation (20 septembre), fit un appel à la concorde, à l’oubli, « sauf certains forfaits. » C’était abandonner Carrier, un seul homme, pour sauver le reste. Il dit aussi noblement : « Ne nous reprochons ni nos malheurs, ni nos fautes. Que nous est-il arrivé, qui n’arrive à tous les hommes jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie ? L’architecte, en achevant un monument, ne brise pas ses instruments, ses ouvriers, etc. »

Comment pacifier les âmes ? on essaya de grandes fêtes. C’était une tradition très certaine que Marat était haï de Robespierre. Il était fort peu Jacobin. On croyait (et sa sœur l’a dit) que jamais il n’aurait consenti à la mort de Danton, qu’il l’eût défendu, eût sauvé l’équilibre de la République. A travers ses déclamations furieuses, il était souvent humain pour les individus. Tous les partis opposés, Jacobins, Thermidoriens, Évêché, tous se réclamèrent de lui. Il fut résolu de le porter au Panthéon (3 vendémiaire, 24 septembre). Peu après on y mit Rousseau.

Le soir de ces fêtes, on vit aux théâtres un touchant spectacle qui pouvait le plus adoucir. On avait tout simplement mis en scène les jeunes élèves de Léonard Bourdon, les travaux de forge et d’armes qu’ils faisaient au Conservatoire actuel des arts et métiers. Leurs chants, que la réaction voulait tourner en ridicule, et qui vraiment étaient très beaux, m’ont été chantés par mon père, et me sont restés encore dans l’oreille et dans le cœur.

Vains essais de rapprochement. Les Thermidoriens, voyant que les Jacobins enfonçaient si vite, loin de reconnaître l’appui que Babeuf et l’Évêché, que la rue Saint-Honoré (section du Muséum) avaient donné à l’Assemblée contre les Jacobins, les Thermidoriens, dis-je, étouffèrent brutalement l’Évêché, la voix de Paris.

Paris allait, par ce club, porter à la Convention une réclamation raisonnable, modérée, et qui avait une portée très vaste d’avenir. On y protestait que le peuple voulait défendre toujours la Convention, lui servir de rempart ; mais qu’il demandait qu’on élût librement une Commune de Paris, que l’on rétablît les assemblées régulières de sections. Il demandait, au nom du commerce, qu’on en supprimât les entraves. Le régime des réquisitions qui enlevaient les denrées avait pu être nécessaire pour la défense nationale ; mais, à ce moment, la France devenait envahissante. L’Europe avait à se défendre. Devait-on, pour une guerre offensive, maintenir dans sa dureté le régime des réquisitions, et la cherté des vivres qui en résultait (no 22 de Babeuf) ?

L’assemblée avertie n’attendit pas cette adresse. Irritée, elle décréta que le club n’aurait plus la jouissance de la salle de l’Évêché. Réclamation (7 vendémiaire, 28 septembre), renvoyée aux Comités pour faire un rapport dans trois jours.

Ceux-ci n’attendent pas trois jours. Le 8 vendémiaire, au matin, un architecte arrive, à l’Évêché, avec deux cents ouvriers qui arrachent, saccagent les meubles. On emporte les débris le soir. On ferme la porte, on y met un cadenas.

L’Assemblée eût dû s’étonner de ce qu’on n’avait tenu nul compte du délai qu’elle avait voté. Les Comités gouvernants, pour lui faire avaler la chose, lui présentèrent le 8 même (étrange indélicatesse), un projet flatteur qui semblait la payer de sa complaisance. Dans le décret proposé (que rédigea Cambacérès, un rédacteur ordinaire pour la Gironde, Robespierre, ou Bonaparte, n’importe), l’Assemblée se décernait, se donnait à elle-même la nomination de tous les fonctionnaires ! (Voy. Babeuf, no 24.) Donc plus d’élus. Des commis nommés. Et nommés par qui ? Nommés par les Comités. Ceux-ci se perpétuaient la monarchie de Robespierre.

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