Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE II
LA FRANCE DÉBORDE AU DEHORS. — GRANDEUR ET VERTU
DES ARMÉES. — LA MAGNANIMITÉ DE HOCHE.
Nous avons esquissé cet émouvant contraste : jamais tant de ruines, et jamais tant de vie. L’éruption d’une force inouïe d’action, de création. La France, encore en deuil et dans les embarras d’un changement subit, voyait moins sa force elle-même. Mais l’Europe la voyait très bien, la regardait avec terreur.
« La situation, quoique pénible, compliquée, n’en était pas moins admirable », disent Cambon et Lindet (j’ai sous les yeux les notes de Lindet). La France movit lacertos, montra un bras terrible pour le travail et le combat.
Bien loin que Thermidor arrête nos armées, elles débordent sur toutes les frontières. Nos jeunes et vaillants représentants marchent en tête des armées rajeunies de Rhin et de Moselle. Pendant que Kléber prend Maëstricht, la porte de Hollande, Moreaux (non pas Moreau), Marceau, Desaix s’emparent de Trèves, et bientôt de Coblentz, des plus riches pays du monde, et la France s’asseoit sur le Rhin.
Dans le Midi, les Pyrénées forcées, Fontarabie, Saint-Sébastien, ouvrent la Péninsule. L’alliance de l’Espagne, la conquête de la Hollande, vont rattacher ces deux marines et ces deux flottes à la jeune marine française qu’improvisa 93.
Victorieuse partout, la France pouvait être clémente. Elle tendit la main à la Vendée. Elle lui envoya le magnanime Hoche, humain, loyal, persécuté lui-même, sorti à peine des prisons de la Terreur.
Cet homme de vingt-cinq ans, si impétueux sur le Rhin, ce général rapide, en qui ses officiers (Desaix, Championnet, Lefebvre, Ney) voyaient distinctement le génie de la France, l’étoile de la victoire, étonna dans l’ouest par une longanimité étrange et inouïe. Dans ces pays sauvages, dans la guerre d’incendies, de vols, d’assassinats, il apporta une chose nouvelle, le respect de la vie humaine. Les premiers mots qu’il dit, empreints de son grand cœur, étaient touchants : « Français, rentrez au sein de la patrie ! Ne croyez pas que l’on veut votre perte ! Je viens vous consoler… Et moi aussi, j’ai été malheureux… » (Septembre 94.)
C’était si imprévu, si surprenant, que personne n’y crut. Et quand, par sa conduite, on le vit vraiment bon, humain, on le jugea faible et crédule. Il était soutenu par une haute pensée, la plus grande, la plus raisonnable du temps, qu’il avait exprimée dès le 1er octobre 93, et qui le frappait encore plus en octobre 94 : « L’ennemi, ce n’est point la Vendée. L’ennemi, ce n’est point l’Allemagne. Repousser l’Allemagne, rallier la Vendée, et la lancer en Angleterre ! L’Anglais est le seul ennemi. »
Le projet qui devint ridicule en 1804, ne l’était point du tout en 94. L’Angleterre n’avait pas les énormes défenses, la ceinture de fer et de feu qu’elle se fit en dix ans. Elle n’avait pas son Nelson, ni l’énergique armée navale qu’elle forma avec tant de soin. L’Irlande subsistait tout entière et appelait la France. Celle-ci allait se rallier les flottes d’Espagne et de Hollande. L’incroyable création de Jean-Bon Saint-André, qui refit la marine en six mois de 93, la lança, soutint avec elle une bataille de trois jours, disait assez ce qu’on peut faire au pays de Duguay-Trouin. L’émigration complète de nos officiers blancs avait ouvert le champ à nos officiers bleus, la jeune marine roturière, la fille de la Révolution qui ne fût jamais née sans elle, et brûlait de lui faire honneur. Qui peut dire ce qu’elle aurait fait sans les dégoûts, les découragements, disons les désespoirs, dont Bonaparte l’abreuva ?
Avec un grand bon sens, Hoche jugeait que toutes nos guerres, nos victoires d’Italie, d’Allemagne, ne serviraient à rien, tant qu’on ne toucherait pas le foyer, l’atelier où se forgent les armes du monde. L’Angleterre d’autant plus guerrière et colérique qu’elle n’a jamais vu la guerre, l’Angleterre enrichie de toutes les manières à la fois (les Indes, le coton, la vapeur), ce monstre de richesse ne pouvait pas manquer de trouver éternellement en terre ferme des hommes à acheter, des barbares, Hongrois, Russes, etc. Et la France aurait beau tuer, elle perdrait du sang (rien qu’en dix ans deux millions d’hommes, d’après le chiffre officiel). Duel stupide, qui en réalité fut entre la vie et l’argent, entre l’homme réel de France et l’homme fer-vapeur, cette force de quatre cents millions d’hommes que forgea aux Anglais la fabrique de Watt et Bolton.
Le Français, l’enfant de Paris, Hoche avait dit le mot positif, le mot de la situation. L’Italien, effréné poète, romancier insensé (avec ses beaux calculs), nous lança au hasard dans cette guerre interminable, cette longue aventure qui ne finit qu’à Waterloo.
Une chose frappe en ce moment (septembre–décembre 94), la solitude de l’Angleterre.
Quelque soin, quelque ardeur de haine qu’on eût mis à tout unir contre la France, la coalition, hypocrite, avide, était très divisée. Elle voulait surtout se garnir les mains, voler, prendre sur l’ennemi, l’ami, n’importe. Voler des places, des provinces, à son petit protégé le roi de France, cela lui allait fort. Mais, d’autre part, le beau gros morceau de Pologne la tentait extrêmement. Après les grands coups qui montrèrent la France inexpugnable, après la catastrophe qui livrait la Pologne (4 octobre), ces voleurs regardèrent surtout vers cette proie facile. Ils auraient traité avec nous. Si la Prusse y mettait quelque pudeur encore, c’est parce qu’elle craignait que l’Allemagne ne se rejetât vers l’Autriche. L’Allemagne n’en avait nulle envie. Elle ne rêvait que la paix, et en décembre la vota à Francfort. Un prince autrichien, le Toscan, nous avait reconnus. Et les Bourbons d’Espagne nous caressaient, dans l’idée (si morale) de supplanter ici le petit Bourbon, l’orphelin. Même moralité chez l’Autrichien et le Prussien ; ces deux protecteurs de l’Empire nous demandent en secret permission de voler l’Empire. L’un voudrait la Bavière, l’autre les petits États du Rhin.
L’Angleterre ainsi reste seule, bien justement punie de sa mesquine politique. Que dire de M. Pitt, tant vanté, tant surfait ? Quel bourgeois, quel prosaïque fils de marchand ! On sent l’homme d’affaires, mais borné par une idée fixe. Idée sortie du fond de haine et de colère qui fut l’âme des deux Pitt (nous y reviendrons au prochain volume). C’était de mettre des menottes à la France, des fers aux mains, aux pieds. Calais fut cela deux cents ans. Eh bien, Pitt voulait se refaire deux Calais : Toulon et Dunkerque. Il ne sort pas de là, il ne voit rien. Il manque l’un et l’autre. Il manque l’occasion unique, merveilleuse, de la Vendée, ne sait rien, ne veut rien savoir… « Avant tout, un port ! une place ! » Enfin cette Vendée désespérée s’élance à lui, veut à Granville se jeter dans ses bras. Il manque encore cela. Et cependant la coalition lui échappe. La Prusse se refroidit, s’en va, laissant le bras libre à la France…
Qu’arrive-t-il en 94 ? C’est qu’un matin, Pitt, de ses dunes, voit quelque chose en face, sur Anvers et sur Amsterdam… Ma foi, c’est le drapeau français… Il flotte sur les ports de Hollande, il flotte sur les ports d’Espagne !… Désespoir…
Dans ces moments-là, le diable ne manque guère d’arriver et d’offrir un pacte. La guerre au coin d’un bois, l’amitié du chouan, l’assassinat nocturne ? Ressource insuffisante. Mais le diable y ajoute une arme ingénieuse pour poignarder la France : la fabrique des faux assignats.
Le petit-fils du général Moreaux (celui qui prit Coblentz) a bien voulu copier pour moi au Dépôt de la guerre les dépêches, rapports, etc., de nos armées de Moselle et du Rhin, pour les temps même obscurs où il n’y eut pas d’action brillante, où ces pauvres armées, affaiblies et réduites (au profit des armées qui frappaient les grands coups), ne purent guère que souffrir. Eh bien, rien de plus beau.
Tels moururent de froid ou de faim. Mais nul murmure, nul excès, un respect surprenant des propriétés. Un soldat pilla une fois, fut fusillé. Ce fut un grand événement. A combien de siècles, grand Dieu ! ces armées de 93 et 94 sont-elles de l’armée qui, en 96, sous Bonaparte pilla si horriblement l’Italie.
Il y a un endroit admirable. C’est lorsque cette armée famélique est en marche vers Trèves, la riche ville où vont finir tant de privations. Grasse ville ecclésiastique de cour électorale, de chapitre opulent, de couvents qui thésaurisaient. C’était le nid de nos principaux émigrés. Il y avait leur précieux mobilier, leurs greniers pleins, leurs caves pleines. Je copie le rapport de nos représentants, Goujon, Bourbotte. Ils estiment que de l’électorat on pourrait tirer un milliard ! (Rapport du 9 août 94, 23 thermidor.) Eh bien, le croirait-on ? Ils arrêtent aux porte de Trèves cette armée, la font bivouaquer dehors sur les hauteurs. Et ces admirables soldats trouvent cela naturel, restent sans murmurer à la porte de la terre promise. On leur confie des magasins tout pleins, à ces pauvres diables affamés, et ils ne touchent rien, ne songent qu’à garder fidèlement le bien de la République.
Étonnantes armées ! Quelle grande vie morale les soutenait ? On l’a vu dès 90. Elles sortirent des Fédérations fraternelles. Elles étaient parties de l’autel où l’on jura la liberté du monde. Chacune d’elles, en 92, formée dans la même province et non mêlée, garda ce caractère de fraternité primitive. Chacune fut une personne. L’austère, de Sambre et Meuse, tellement républicaine et soumise à la loi ; la forte, la modeste armée du Rhin, la glorieuse patience, eurent toute la gravité du Nord. Elles nous parlent encore, nous enseignent l’immolation au devoir.
Si l’histoire générale ne m’eût dévoré jour par jour, j’avais un beau projet, d’écrire la Légende d’or, celle des saints de la Révolution, les héros de la guerre, les héros de la paix.
Je dis des Saints. Qui, dans l’histoire, mérita jamais mieux ce titre que Desaix, que la Tour d’Auvergne, Kosciusko[13] ?
[13] Nous avons rempli ce vœu, en réunissant tout ce que l’auteur avait écrit sur ces saints du devoir ; nous l’avons publié dans un volume qui a pour titre : Les soldats de la Révolution. A. M.
Une chose bien remarquable, c’est que ce sont surtout les très grands militaires qui semblent les plus pacifiques. Hommes admirables à qui la guerre apprit surtout la haine de la guerre. Quand on lit les notes touchantes que Kléber écrivait le soir dans les horreurs de la Vendée, quand on lit les lettres humaines, profondément humaines, qu’écrivent Hoche, Desaix et Marceau, on pense aux notes de Vauban, même à celles que Marc-Aurèle écrit dans les forêts de Pannonie, dans la guerre des Barbares.
En rêvant ces belles légendes, j’avais autour de moi de touchantes images, celles surtout des fils légitimes de la République, de ses grands défenseurs, qui nés d’elle, moururent avec elle (Hoche, Marceau, Kléber et Desaix). Médiocres portraits, mais ressemblants ; naïves, imparfaites images, dessinées à la hâte par des amis ardents qui tremblaient de les perdre, et d’avance volaient à la mort une ombre de ces hommes adorés.
Le soir, lorsque le jour avait baissé sans disparaître encore, je posais la plume et marchais en long, en large, au milieu d’eux. Leurs images pâlies me disaient bien des choses. Leurs traits se marquaient moins, mais d’autant plus en eux, dans ces ombres imposantes, je sentais le vrai fond, l’âme commune des masses qu’ils ont représentées. Ils ne furent pas des hommes seulement, mais en réalité des armées tout entières.
Ils en eurent la grande âme. Ils en furent à la fois et les pères et les fils. Ils ne les menaient pas seulement au combat, mais chose plus difficile, les instruisaient avec une ferme et patiente douceur. En cela, le bon Breton, la Tour d’Auvergne, dépassait tous les saints. C’est pour être instructeur plus utile, plus efficace, qu’à cinquante ans il restait capitaine. Il avait un moyen admirable, vraiment paternel, d’aguerrir ses jeunes soldats. Les voyant incertains, il marchait devant eux tête nue, le manteau sur le bras, disait : « Allons d’abord jusqu’à cet arbre. S’ils sont plus forts, nous reviendrons. » Il recevait, paisible, une grêle de balles, n’était jamais touché, et se retournait en souriant… Mais déjà tous s’étaient élancés et couraient ; c’était à qui le rejoindrait plus tôt.
L’excellent Auvergnat, Desaix, vaut le Breton. Quelle honnête, modeste, parfaite nature ! Deux mots pour le peindre suffisent. Son général Kléber, fortifiant son camp, négligeait un côté, disait : « C’est celui de Desaix. » Les pauvres paysans, fuyant devant l’armée, disaient : « Pour aujourd’hui, nous n’avons rien à craindre. C’est le corps de M. Desaix. »
Il fallut quatre fois un homme pour mourir, et l’on choisit Desaix. Non seulement il fut mis en tête, au passage du Rhin, mais par deux fois dans une place, (Manheim, Kehl), avec injonction de s’y faire écraser et d’arrêter là l’Allemagne. La mort le respecta, et elle attendit Marengo.
« Que la mort est amère ! me disaient des vieillards. Qui nous consolera de la mort du général Hoche ? Elle nous parut celle de la République elle-même. »
Lui seul inspirait confiance. Il avait dit ce mot : « Je vaincrai la contre-révolution, et alors je briserai mon épée. » Il écrivait à un général qui vexait l’autorité civile : « Fils aîné de la Révolution, nous abhorrons nous-mêmes le gouvernement militaire. » Il destitua le général. Dans les vastes contrées du Rhin et de Moselle, lui-même il établit l’autorité civile, inamovible, indépendante de lui.
Nul homme ne fut plus aimé et nul n’eut plus d’ennemis. Les royalistes d’abord qui voyaient en lui l’épée de la République. Les fournisseurs ensuite, agioteurs, voleurs, corbeaux suivant l’armée !
Faut-il le dire enfin ? Des militaires, une classe nouvelle, des militaires avides auxquels il fallait un autre homme, un bon maître qui laissât piller.
On ne vit guère avec tant d’ennemis. Il meurt à vingt-neuf ans, et l’on ne sait comment.
Qu’aurait-il fait plus tard ? « N’était-il pas ambitieux ? » Oui, certes, de haute ambition, plus haute que le trône, et que la victoire même. En tout paraissait sa grandeur. Il défendait son rival Bonaparte.
J’ai dit ailleurs sa naissance à Versailles et l’éducation qu’il se donna lui-même. Orphelin, soutenu par sa tante, une fruitière, et de bonne heure garde-française, il eut Paris, le grand Paris d’alors, pour véritable éducateur.
Sa lucidité étonnante sur la question de la guerre apparut à Carnot dans un mémoire envoyé de Dunkerque. Robespierre dit : « Le dangereux jeune homme ! » Carnot le protégea et l’éleva fort vite. Mais les hautes préférences du Comité furent toujours pour deux hommes médiocres, Jourdan, et le servile, le froid, le dangereux Pichegru.
Le cœur bon, chaleureux, de Carnot est incontestable, autant que son travail immense, autant que son éclair sublime, à Wattignies, où il fut tellement au-dessus de lui-même. Mais Carnot était bien moins libre, même en sa spécialité, qu’on ne croirait. Il était, comme on sait, officier du génie, mais simple capitaine, et il avait sous lui, dans ses bureaux, ses anciens chefs et maîtres, les Montalembert, les d’Arçon, illustres en Europe, plusieurs hommes importants de ce corps orgueilleux[14], les Marescot et autres. Ces hommes de calcul, avec leur art de fortifications, de sièges et de guerre immobile, pèsent fort, gênent fort les hommes de mouvement. La lenteur, l’inertie de Pichegru, leur paraissait sagesse. Ajoutez que Pichegru avait dans le cabinet de Carnot un compatriote, un Franc-Comtois, d’Arçon, haute autorité de ce temps. Les Comtois se tiennent fort. Il y paraît dans l’éloge insensé que le Comtois Nodier fait de Pichegru.
[14] Dans l’affreux pêle-mêle où Carnot trouva la Guerre et le ministère de Bouchotte, en août 93, on est émerveillé de voir combien subitement cet ardent travailleur, cet organisateur rapide se créa, en un mois ou deux, un centre d’action, des bureaux, etc. Il prit les hommes capables où il pouvait, surtout dans son corps, le Génie, corps savant, fort aristocrate, qui avait pour les autres (pour l’Artillerie même) un étonnant mépris. Le Génie avait ses mystères, tellement qu’à Mézières il défendait à Monge d’enseigner ses découvertes. Il avait quelques patriotes (Carnot, Prieur, Letourneur), beaucoup d’hommes flottants, quelques-uns très suspects (Obenheim). — En général, les militaires de cabinet (Clarke, Dupont-Baylen, etc.) étaient des caractères douteux. Les employés, commis, Fain, Reinhard, Petitot, etc., gens souples et fins, ont tous été des hommes du pouvoir. — C’était comme un nid monarchique, royaliste, impérialiste sous le Comité même, au rez-de-chaussée et dans les entre-sols des Tuileries. Ces rats y travaillaient dans l’ombre. Le grand tyran moderne, la bureaucratie était là. Le cœur chaleureux de Carnot, la défiance terrible de Robespierre et de Saint-Just n’y faisaient rien. Ils avaient sous les pieds, dans l’épaisseur des murs, un Louvois persistant et qui refleurit sous l’Empire. Tout ainsi que Louis XIV obéissait aux commis de Versailles, les triumvirs de la Terreur suivaient, sans le savoir, cet esprit des bureaux, préféraient avec eux la médiocrité (Jourdan), et la servilité (Pichegru).
Ce cabinet d’ingénieurs avait-il bien le sentiment des forces vives et l’appréciation des hommes ? Il disait, comme tout le monde le disait depuis Frédéric : « Il faut agir par masses. » Mais en pratique suivait-on ce principe quand on parlait toujours dans les instructions de la guerre « d’envelopper, de cerner l’ennemi ? » Pour cela, il fallait faire de longues ailes divisées. Contre les vieux soldats aguerris de l’Autriche, les nôtres, si jeunes et si nouveaux, étaient incapables d’exécuter de telles manœuvres. Ils pouvaient bien massés et serrés, d’un élan frapper un coup vif. C’est ce que sentit Hoche et ce qui réussit.
Carnot, si dévoué, voulait aller lui-même au Rhin. Mais Robespierre fit envoyer Saint-Just, absolument étranger à la guerre. Carnot n’osa pas même donner d’instructions. Il fit écrire à Hoche et à Pichegru qu’ils se concerteraient, qu’on leur laissait le choix des moyens[15].
[15] MM. Carnot fils et Louis Blanc (pour des raisons différentes) tiennent fort à établir : 1o que Hoche désobéit au plan du Comité ; 2o ne voulut pas s’entendre avec Saint-Just et Pichegru, etc. Les pièces originales que j’ai sous les yeux prouvent exactement le contraire. 1o Il n’y eut aucun plan précis, mais des instructions fort générales. Carnot s’était fié à Hoche, et lui avait fait écrire par le ministre de la guerre : « On vous laisse la liberté du choix des moyens. C’est à toi de te concerter avec Pichegru. » (20 brum., 10 nov. 93.) — 2o Saint-Just et Pichegru ne voulurent nullement se concerter avec Hoche. Dans des circonstances si pressantes, Saint-Just garda un majestueux silence. C’est de quoi se plaignent les représentants Soubrany et Richard, le 20 frimaire, puis Baudot et Lacoste dans toutes leurs dépêches, surtout dans celle du 6 nivôse, 26 décembre, où ils disent : « Saint-Just et Lebas ayant gardé un profond silence, à l’exemple du comité, nous avons agi. » Cela certes excuse Hoche d’avoir vaincu sans eux, et dément la prétendue désobéissance dont parlent MM. Carnot et Louis Blanc. Hoche déclara ne plus vouloir exposer le salut de l’armée en coopérant « avec un homme aussi tortueux que Pichegru. » Rien de plus clair sur tout cela que les Dépêches de l’armée de Moselle (au Dépôt de la Guerre), que j’ai sous les yeux.
Pichegru ne bougea pas. Saint-Just, loin de se concerter avec Hoche, avec Soubrany, le représentant de Moselle, alla royalement visiter leur armée, sans leur parler et sans les voir (20 frim., 10 déc. 93). Les successeurs de Soubrany, Baudot, Lacoste, jeunes gens héroïques, n’ayant nouvelle ni de Carnot, ni de Saint-Just, de Pichegru, de l’armée du Rhin, cassèrent les vitres, avancèrent, forcèrent les triples batteries du grand passage de Werth avec Hoche (Desaix, Championnet, Lefebvre, Saint-Cyr, Molitor, Vincent, Ney). Sur le champ de bataille, ils firent Hoche général de l’armée du Rhin, et lui subordonnèrent Pichegru.
Cela permit à Hoche de frapper le coup décisif, qui débloqua Landau, effraya l’ennemi, le fit bien vite fuir au Rhin. Hoche le passa lui-même. (25 déc. 93, 4 nivôse. Dépêches du dépôt de la guerre.)
Coup superbe, mais qui le perdit. Il n’avait pas désobéi, puisqu’il n’avait nul ordre. N’importe, Saint-Just le mit aux Carmes par une décision signée de tout le Comité.
Enfoui quatre mois dans un petit cachot, il y laissa sa santé pour toujours. Thermidor, la mort de Saint-Just, ne lui ramenèrent pas la faveur des bureaux. On donna à Pichegru la grosse armée et l’affaire éclatante de Hollande. A Hoche l’inaction de la triste Vendée, une guerre impossible où il s’usa, et où la victoire même était un deuil.
La Vendée s’éteignait, la Bretagne s’allumait et la guerre de l’assassinat. A Rennes, où il arrive d’abord, il trouve la contre-révolution frémissante, déjà insolente. Qui le croirait ? personne à aucun prix ne voulut lui donner de logement.
Les villes souffraient fort du soldat, qui lui-même s’y énervait, devenait indiscipliné. Hoche prit la mesure utile, mais sévère, à l’entrée de l’hiver, de le tirer des villes, des villages, de le faire camper dans une suite de petits camps qui surveillaient tout le pays, l’enveloppaient comme d’un réseau.
La loi autorisait l’armée à lever en nature le cinquième de la moisson. Le paysan fut bien surpris de voir le général fournir de la semence à ceux qui en manquaient, donner des vivres aux plus nécessiteux, se faire le père commun du peuple et du soldat.
La campagne eut de lui un bien inattendu, capital pour le paysan. Dans la Vendée, on forçait à couper, à détruire les haies, qui sont nécessaires pour parquer le bétail, lui donner du feuillage, et pour les mille usages qu’on tire du petit bois. Hoche, avec une magnanime confiance, permit les haies, montrant qu’il redoutait peu l’embuscade, craignait peu d’être assassiné. Il le fut quatre fois. A la première, il envoya vingt-cinq louis à la veuve de l’assassin ; une autre fois, se chargea de nourrir les enfants de son meurtrier.