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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE II
BABEUF.

Bertrand arriva de Lyon, et Babeuf de Picardie, à peu près au même moment. Tous les deux se rallièrent non aux Jacobins, mais à la Commune, à Chaumette. Ils le trouvèrent dans la crise épouvantable de Paris qui mourait de faim. Chaque jour il devait répondre aux foules désespérées qui, comme un élément aveugle, venaient heurter à la Grève, en criant : « Du pain ! du pain ! » Le bureau des subsistances, où se précipitaient ces foules, avait pour secrétaire Babeuf.

L’inaltérable douceur de Chaumette, sa prodigieuse patience, amortissaient quelque peu le choc de ces vagues humaines. Pendant trois longs mois entiers, juin, juillet, août, où les Comités ne firent rien, il soutint ce flot. Avec quoi ? avec des paroles, des projets, des plans de réformes. Il nourrissait ce peuple misérable, mais intelligent, des prospérités à venir. Les registres de la Commune (voy. Archives de l’Hôtel de Ville) sont chose admirable et sacrée[5]. Il n’y eut jamais une administration plus inquiète du bien du peuple, qui, du plus haut au plus bas, à ce point sentît, prévît tout. Depuis la réforme des hôpitaux jusqu’au Musée du Louvre, au Conservatoire de musique, sa paternité embrasse toute la vie populaire. Une seule chose manquait, le pain.

[5] Ces registres ont été brûlés, en 1871, dans l’incendie de l’Hôtel de Ville. Ce qu’on en trouve ici, est d’autant plus précieux (1880) A. M.

Ce qui calmait le plus le peuple, c’était le désintéressement connu, la sobriété fabuleuse de ses magistrats. Jacques Roux, membre de la Commune, et ses amis, ses disciples, refusèrent obstinément tout salaire, celui qu’on donnait même pour l’assistance aux sections. Ils jeûnaient avec le peuple. Le secrétaire des subsistances, Babeuf, avait la vie austère du plus rigide stoïcien. Lui, sa femme et son enfant, ils ne mangeaient que du pain. La femme et le fils travaillaient, aidaient le père. Ce fils (Émile, élevé d’après l’Émile de Rousseau) garda toujours la forte empreinte de cette haute austérité, du plus ardent patriotisme. Quand l’étranger entra en France, il monta sur la Colonne et il se précipita.

Babeuf était d’un pays que j’appelle le midi du Nord, la Picardie, race inflammable, où abondent les cœurs généreux (citons Camille Desmoulins, qui commence la Révolution, et Grainville qui la finit par l’épopée du Dernier homme.) Ce sont des populations très bonnes. Qui jamais en bonté, en charité, en pitié, surpassa les femmes picardes ? Babeuf fut atteint du mal qui perdit Châlier, tant d’autres, la pitié violente, active, qui ne s’égare point en discours, mais veut, en acte et en fait, mettre ici-bas un régime d’humanité, de justice.

Il était de Saint-Quentin. Tout ce qu’on sait de sa famille, c’est que son père, au service de l’étranger, éleva le philanthrope Léopold, duc de Toscane. Ce serait donc d’un Babeuf que Léopold aurait reçu les idées philosophiques, économiques, de la France ? Ce père était-il un disciple de Quesnay, de l’école économiste de la terre ? je le croirais. Car je vois son fils, orphelin de bonne heure, qui se fait l’homme de la terre, arpenteur et géomètre, faiseur de terriers, comme on disait. Dès seize ans, il est plongé dans les archives seigneuriales, et prend à fond la connaissance du régime d’iniquité qui fait faire la Révolution.

Ce qui le choquait le plus, lui était intolérable, c’est la manière monstrueuse dont on imposait la terre, dont on répartissait les taxes. En mettant d’abord à part les biens des privilégiés, on retombait cruellement sur le simple cultivateur. Il n’était point appelé à donner des renseignements pour éclairer les collecteurs. Ceux-ci déchargeaient leurs biens, déchargeaient ceux de leurs amis, en surchargeant tout le reste. Pour la vérification, ils s’assemblaient au cabaret avec les notables du lieu, bâclaient tout parmi les pots (Bab., Cad. 37). Babeuf, en 89, écrit son premier livre, Cadastre perpétuel. Livre très bon, très modéré. Il part des idées de Rousseau, de Raynal, sur le droit de tous à la terre ; mais, en pratique, il ne demande que des choses fort applicables. « Je ne prétends pas rétablir la primitive égalité, dit-il, mais je dis que les malheureux pourraient la redemander si les riches persistaient à refuser des secours, et les secours honorables qui conviennent à des égaux. » Le premier c’est l’éducation ; uniforme, égale pour tous.

Rien n’indique qu’il ait connu Morelly. Son livre n’est point communiste. Il reconnaît partout le droit de propriété. Il explique le but de l’impôt. La société qui lève l’impôt, doit l’employer à protéger et les actes de l’industrie actuelle, et les fruits de l’industrie antérieure qui amassa les capitaux. Seulement, dit-il, le rentier doit payer double.

L’ouvrage présenté à l’Assemblée Constituante, fut bien accueilli, loué. Il est de 89, mais postérieur évidemment aux décrets du 4 août, à la renonciation aux droits seigneuriaux. C’est le seul point où Babeuf soit vraiment révolutionnaire. Il y parle des promesses qui doivent être réalisées, qui ne peuvent rester de vains mots.

Son fort bon portrait gravé (1790), de figure très résolue, d’œil ferme, de grand nez, décidé, indique assez l’homme d’action qui veut réaliser le droit, le rigoureux géomètre de justesse et de justice.

Il avait pris au sérieux les lois que faisait l’Assemblée. Il ne laissa pas dormir ces fameux décrets du 4 août. Le pauvre paysan picard continuait de payer. Babeuf l’avertit de son droit. Il y eut alors sur la Somme ce qu’on nommait insurrection, et ce qui n’était après tout que l’exécution de la Loi. La suppression des gabelles fut de même, grâce à Babeuf, exécutée à la lettre ; les préposés furent chassés. De là un procès terrible en 90. Il est jugé à Paris. Babeuf acquitté devient populaire. Il est nommé administrateur de la Somme (au 10 août 92).

Mais là, il a le secret de mettre contre lui tout le monde. Dans la terrible misère où l’on était, il propose de partager, cultiver les biens communaux, ces landes qu’on laissait stériles. Les plus indigents, pour paître une chèvre, aimeraient qu’on laissât à la vaine pâture, au désert, des terres de demi-lieue carrée. Les gros du pays ameutèrent contre lui ces masses aveugles. La rage alla jusqu’à mettre sa tête à prix. On l’aurait traqué, tiré, tué, comme une bête sauvage.

En juin 93, il se sauve à Paris, à la Commune où on le place au bureau des subsistances. Pendant ce temps, dans la Somme, sans l’avertir, l’appeler, on tramait sa perte. On arrangeait, on machinait contre lui un procès faux.

Établissons-nous avec lui au bureau des subsistances, à la Grève, au grand combat.

La Commune était divisée. Hébert s’en occupait peu, était tout dans son journal de colère et de menaces, qui ne parlait que de sang, de nul remède applicable. Chaumette et autres, promettaient des terres au peuple, mais c’étaient choses d’avenir. Jacques Roux et les Lyonnais, arrivés de Lyon, qui s’unirent à lui, voulaient qu’on fît, comme à Lyon, comme en une place assiégée, qu’on obligeât les fermiers des départements voisins à apporter leurs denrées, à remplir des magasins publics ; l’État les aurait payées et vendues, livrées au peuple. Les Comités gouvernants s’effrayèrent. Robespierre fit une guerre terrible, implacable, à Roux, le fit rayer des Cordeliers, employa contre lui Hébert, c’est-à-dire contre la Commune il employa la Commune.

En empêchant Roux de faire, il ne faisait rien lui-même. L’inaction des Comités dura trois mois ! Et l’ennemi approchait, Paris se mourait. Roux alla à l’Assemblée dénoncer l’inertie du gouvernement. Le bureau des subsistances, Babeuf, Garin, etc., assiégé et aux abois, prit un parti violent ; ce fut de dire ce que le peuple disait, que les Comités, leur ministre, voulaient affamer Paris. Le ministre, c’était le phraseur Garat, vrai paralytique, et l’âme des Comités, c’était Robespierre, qui à ce moment, louvoyait, pour rien ne voulait agir.

Le réveil eut lieu en août. Pour le dehors, pour les armées, on prit Carnot, grand travailleur. Pour l’intérieur, Robert Lindet gouverna les subsistances ; il demanda (justement ce qu’on demandait) qu’à l’avenir Paris fût approvisionné, comme les villes assiégées, par réquisitions.

En attendant, la faim, la rage du peuple faisait craindre un massacre. L’insolence des royalistes déjà triomphants provoquait. On fit la loi des suspects, la razzia de royalistes qui combla toutes les prisons, mais prévint un 2 Septembre.

En calmant ainsi le peuple, les Comités purent frapper ceux qui les avaient accusés. Le chef d’une commission nommée pour l’accusation périt (comme modéré !). Contre Roux, contre Babeuf, on employa le moyen dont usent toutes les polices. C’est de s’écrier : Au voleur ! Roux indigné se poignarda ; Babeuf, mis à l’Abbaye, et ne sachant pas pourquoi, apprit que ses ennemis d’Amiens, profitant de son absence, l’avaient condamné pour faux !

Ainsi en Roux, en Babeuf, la Commune était frappée. Elle allait l’être en Chaumette. En novembre, Robespierre, armé contre elle de son armée Jacobine, fit décider : premièrement, que les comités révolutionnaires des sections ne rendraient pas compte à la Commune des arrestations qu’ils faisaient ; deuxièmement, que les églises ne seraient pas (comme Cambon et Chaumette l’avaient fait décréter) affectées à la bienfaisance publique, ce qui les eût ôtées au culte.

Avant cette opposition de Robespierre à la Commune, elle avait voulu exploiter les riches matériaux des églises, par exemple vendre l’immense couverture de Notre-Dame, dont le plomb eût fait des balles, ou (vendu) fait de l’argent. Un homme se présenta, un grand acquéreur de biens nationaux ; un seul soumissionna.

C’était Saint-Simon.

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