Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VI
JOSÉPHINE. — ORGANISATION DE LA PUBLICITÉ
POUR LA CAMPAGNE D’ITALIE.
Carnot était très fin, et comme tel, il s’était toujours défié du général Hoche et de son air royal. Mais il se fiait parfaitement à ce jeune et simple Bonaparte. Barras, le véritable auteur et créateur de celui-ci, crut volontiers Carnot, lui et tout son public, ses amis, un monde de femmes. Ce monde fut travaillé dès la naissance du Directoire, car il fallait du temps pour faire de tels préparatifs, les fournitures immenses de cette armée par laquelle les banquiers allaient conquérir l’Italie.
Quelle femme régnait alors ? Toujours madame Tallien, qui paraît, depuis Quiberon, avoir disgracié son mari. Celui-ci, redevenu (comme Fréron), ardent républicain, était déplacé, odieux dans le salon de sa femme, qui, plus belle que jamais, à vingt-cinq ans, était entourée de royalistes, et continuait son rôle d’ange sauveur auprès de Barras.
Le second ange sauveur, l’intime amie de madame Tallien, et l’ex-amie de Barras, était Joséphine Beauharnais, âgée de trente-trois ans, bonne et douce, et un peu fanée. Elle logeait à la Chaussée d’Antin, près de la jolie maison que Bonaparte venait d’acheter. Elle vivait fort simplement, m’a souvent dit Lemercier le tragique, et par des moyens fortuits. Elle s’entremettait surtout des trocs que faisaient les femmes d’alors pour changer leurs châles et leurs bijoux. L’industrieuse Joséphine passait pour arbitre du goût. Cela l’aidait un peu à vivre, et la mêlait constamment aux deux sociétés d’alors, celle des agioteurs et celle des émigrés : elle vivait un peu du Perron, un peu de Coblentz[36].
[36] « Madame de Beauharnais avait peu de fortune, et son goût pour la parure et le luxe la rendait dépendante de ceux qui pouvaient l’aider à la satisfaire. » Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 139. A. M.
Son cœur était aux émigrés. Mais pour rester bien avec les puissances révolutionnaires, elle élevait son fils à la Rousseau, l’avait mis chez un menuisier. Elle envoya cet enfant, Eugène Beauharnais, chez son voisin Bonaparte, « pour qu’on lui rendît l’épée de son père. »
Malgré cette démarche, de peur de mécontenter ses amis royalistes, elle faisait la difficile, et disait à Lemercier : « Croiriez-vous bien, mon ami, qu’ils veulent me faire épouser… Vendémiaire ! »
Lui, de son côté, on voit par ses lettres qu’il n’aurait voulu faire qu’un riche mariage. Mais il voyait aussi très bien qu’une personne si répandue et si agréable à tous pourrait lui être bien utile. Elle était en relation avec les femmes et maîtresses de ses banquiers et de tous les gens influents. Elle était aimée des femmes pour son obligeance, et elle avait près des hommes un attrait qui n’est pas moins réel : c’est qu’elle donnait l’idée d’une personne si bonne, si bonne, que personne ne l’égalerait dans la complaisance. La Terreur l’avait pliée, ce semble, brisée en tout, rendue capable de descendre à des choses incroyables (voir l’histoire d’Hortense). Sa délicate santé et sa faiblesse d’estomac, qui se trahissait un peu par son haleine, dit-on, lui donnaient en revanche des grâces attendrissantes. Ses yeux de créole, doux et comme suppliants sous des sourcils surbaissés, la rendaient intéressante et presque irrésistible en tout ce qu’elle voulait auprès de ses nombreux amis.
Elle n’était pas sans mérite. Elle sentit l’une des premières le charmant génie du grand peintre du temps, Prudhon, ce qui était rare sous le règne de David. Elle avait des amitiés, d’aimables relations dans l’art et la littérature, dans la Presse et les journaux.
Depuis le 9 Thermidor, la presse avait recouvré la voix, et peu à peu devenue moins violente, en apparence moins partiale, elle était plus influente que jamais. Elle seule avait hérité des clubs défunts ; on lisait beaucoup plus. Les journaux, qui d’abord, en 94, par Babeuf, Fréron, Richer de Sérizy avaient porté haut le drapeau d’une faction, en 95, baissèrent de ton, et n’en furent que plus écoutés, se donnant pour la plupart comme de simples organes de l’opinion publique. Leur prétendue modération faisait leur autorité. Soit qu’ils parlassent, soit qu’ils gardassent sur ceci et cela un silence prudent, ils influaient. Un sujet sur lequel la presse, en général, était discrète et muette, était sûr d’être oublié. On n’a pas remarqué assez cette action de la Presse ; elle que l’on croit à tort être simplement l’instrument du bruit, n’est pas moins bonne en certains cas pour organiser le silence, étouffer une chose, un homme.
Il faut pour cela un accord, une conspiration tacite, facile alors, les journaux étant moins nombreux. Les banquiers, patrons de Bonaparte, ses amis, ses frères s’en occupaient activement. Il fallait obtenir surtout qu’on ne parlât plus de la victoire de Masséna, qu’on laissât sans organe la voix des armées. Les frères de Bonaparte s’y montrèrent très actifs, Joseph était considéré ; Louis, jeune et innocent, plein de zèle pour son frère ; Lucien, vif et remuant, mais imprudent, retentissant. L’aimable et douce Joséphine était mieux écoutée quand elle disait à tel journaliste : « Mon ami, je vous en prie, laissez le Directoire parfaitement libre. Ne lui imposez pas le choix d’un homme dangereux, d’un jacobin, comme ce Masséna. Si la presse laisse libre le Directoire, il choisira le général que veulent les honnêtes gens. »
Une femme qui travaillait si ingénieusement la publicité était inappréciable pour Bonaparte, au moment de la guerre d’Italie ; il était aussi, disait-on, sensible à l’horoscope de Joséphine. Une négresse lui avait prédit « qu’elle serait plus que reine. » Et on a vu que lui-même se croyait prédestiné dès sa naissance. Pour présent de noces, il lui donna une bague noire qui portait dessus : « Au Destin ! »
Il l’épousa le 9 mars, et s’en alla fort brusquement. Son mariage ne lui prit que trois jours. La guerre le pressait, disait-il. Il s’arrêta pourtant à Marseille, où il voulait voir sa famille, et aussi sans doute les Jacobins de cette ville, qui jadis l’avaient accusé et pouvaient l’accuser encore. A Gênes, sur sa route, était Salicetti, son ancien protecteur, puis son accusateur (soit comme mari jaloux, soit comme patriote qui devinait son dangereux génie). Bonaparte le craignait fort, et, avant Vendémiaire, il lui avait écrit des lettres amicales, quasi suppliantes. Le Directoire, les sachant ennemis, avait nommé Salicetti commissaire à l’armée, pour y surveiller Bonaparte. Celui-ci le capta, le ramena par la confiance. Il lui dit qu’au moment d’entrer dans la riche Italie, avec des employés peu sûrs, et des fournisseurs qui (au moins pour se payer) mettraient la main à tout, il avait besoin d’un ami intègre et patriote pour surveiller, garder, régler ces choses, auxquelles lui Bonaparte s’entendait peu. Cette dictature financière tenta Salicetti, et il retrouva pour Bonaparte son vieux fond d’amitié. Il le suivit dès lors comme un témoin intéressé à sa gloire qui, à chaque affaire, enverrait au Directoire, au Moniteur, surtout aux Jacobins, des louanges de Bonaparte. Si bien que ces derniers ne pourraient dire grand’chose à l’encontre de si excellents certificats. Cela alla très bien pour les commencements. Nous verrons qu’en trois mois de succès, Bonaparte, n’ayant plus peur de rien, mit également à la porte ses créateurs, les fournisseurs, et son ami Salicetti.
Voilà comment, avant de commencer la campagne, il avait supérieurement préparé sa publicité. Pour travailler les journalistes, il avait et ses frères et les amis de ses banquiers, les hommes d’argent intéressés à l’entreprise. Auprès des femmes, de leurs entreteneurs et des salons, il avait Joséphine. De plus, il avait emmené pour rédiger ses bulletins des trompettes ronflantes (comme Champagny, etc.). Mais le meilleur de sa publicité était Salicetti, un témoin jacobin pour écraser, faire taire les accusations jacobines.