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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE XII
LES DAMES DE LA RÉACTION.

On a vu qu’en thermidor, à la sortie de prison, les dames étaient des agneaux. On les aurait crues brisées à un point dont toute autre femme, une Allemande, une Anglaise, ne se fût relevée jamais. La personnalité française est bien forte. Plus elle est pliée, plus vivement elle remonte ; c’est comme un ressort d’acier. Dès septembre, elles se remirent. Elles semblaient avoir oublié. Dès novembre, elles se souvinrent, redevinrent fières et terribles, violentes contre les Jacobines.

Elles parlaient de leurs pertes, des deuils, des prisons, des misères, des choses qui s’effacent à la longue. Elles ne parlaient pas de ce qui fut pour la plupart la blessure la plus sensible, la moins oubliée de toutes. C’est que la Révolution, dans sa rudesse égalitaire, dans la haine qu’elle avait pour l’ancienne société, pour les dames qui y étaient reines, les avait outrageusement précipitées de ce trône, avait ravalé ces idoles, leur avait ôté l’auréole, les avait brusquement placées dans les conditions dures de la simple humanité, disons plus, dans les misères de l’animalité commune. Jetée tout à coup à la Force, à Saint-Lazare, dans tel vieux bâtiment noir, où rien n’existait pour la propreté, la décence, dans une petite chambre nue où rien ne se dérobait de ce qui humilie le plus, la prisonnière s’abandonnait, pleurait, perdait le nerf moral. Quoiqu’on ait dans les mémoires bien arrangé tout cela, les aveux judiciaires des pauvres créatures même disent jusqu’où elles descendaient.

Plus tard, elles s’en voulaient, moins de ce qu’elles avaient subi, que des conditions, des lieux passablement prosaïques, où tout cela se passait. Mais on s’en souvenait trop bien. Des miniatures indécentes (selon la mode d’alors) restaient pour en témoigner. Exemple, celle que garda le dernier (et le meilleur) amant de Marie-Antoinette.

Elles croyaient bien à tort que ces misères de prison, où l’humanité physique est si tristement révélée, étaient la mort de l’amour. C’était plutôt le contraire. La pauvre nature, réduite à son humble réalité n’éloigne pas, attendrit. Pour la première fois, la dame se voyait dans la vérité. Plus d’arrangement, plus d’art, plus de coquetterie suspecte. Une créature si bonne, si douce, si désolée de ce qui pourrait déplaire ! Sa pudeur la faisait jeune. Dans cette jupe de prison, elle semblait une demoiselle, une petite fille du peuple. Les larmes venaient aux yeux. Quelle tentation violente de la sauver à tout prix ! J’ai conté l’histoire tragique du bon et généreux Bazire, celle d’Osselin, qui se perdit pour avoir caché dans les bois de Versailles une jeune dame émigrée.


L’histoire la plus forte en ce genre est celle de Lamberty. Fait spécial, mais terrible, qui éclaire un monde de choses[11].

[11] J’en ai dit un mot ailleurs. Mais je n’avais pas les détails précis que j’ai aujourd’hui. — L’arrêt de Lamberty et ses motifs sont donnés exactement dans l’ouvrage de M. Berriat Saint-Prix, Justice révolutionnaire, d’après les registres de la commission du Mans. — Plusieurs détails importants se trouvent dans l’Histoire parlementaire, t. XXXIV, XXXV. — MM. Belloc, Souvestre, et mes autres amis de Nantes, m’ont souvent parlé de ces faits, spécialement de l’état horrible où se trouvait l’Entrepôt. Grâce à eux, j’ai pu juger combien le livre romanesque de Barante (la Rochejacquelein) était inexact. Par exemple, il dit que Carrier noya trois cents filles publiques. Ce fut une simple menace, M. Lejean l’établit en parlant de l’intervention du maire, le tailleur Leperdit. — Pour la personnalité de Lamberty et les plus curieux détails de l’événement qui amena sa mort, je les dois à mon savant ami, M. Dugast-Matifeux, que je puis appeler l’histoire vivante de Nantes et de la Vendée. Il a connu la belle-sœur de Lamberty et plusieurs témoins de la tragédie, l’un des soldats qui virent mourir Lamberty, etc.

L’affreuse affaire de Vendée, comme j’ai dit, avait été faite surtout par les Vendéennes, fières, colères, audacieuses, qui voulaient garder leurs prêtres, et entraînèrent leurs maris, ces imbéciles héroïques.

A la défaite, voilà tout ce monde qui est un peuple (nobles, paysans, prêtres, femmes, religieuses, etc.), voilà l’étrange pêle-mêle, vrai carnaval de la mort, qui vient s’engouffrer dans Nantes. Prodigieux entassement. Et tout ce monde était malade d’une diarrhée contagieuse qui s’empara de la ville. Les décrets étaient précis : Tuer tout. On les fusillait. Mais les morts tuaient les vivants. La contagion augmentait ; deux mille Nantais meurent en un mois. L’irritation était grande à Nantes et sur toute la Loire. A Angers et à Saumur, on noyait des prisonniers. Les Vendéens avaient brûlé plusieurs des nôtres (vivants !). On contait que les Vendéennes avaient, de leurs longues aiguilles, piqué les yeux des mourants ! Le petit peuple de Nantes criait qu’il fallait jeter toute cette Vendée à la Loire. Les deux autorités de Nantes, le représentant Carrier, et le Comité révolutionnaire, en vive rivalité, s’observant, prêts à s’accuser si l’un ou l’autre donnait le moindre signe d’indulgence, suivirent la fureur populaire, substituèrent (sans souci des lois) la noyade à la fusillade.

Carrier n’en fut que plus aimé du petit peuple, pour qui il maintenait par la terreur les vivres à très bas prix. Les poissonnières lui firent des fêtes et le couronnèrent de fleurs.

Malgré la grande victoire, Nantes n’était pas hors de danger, ayant Charette à sa porte sur l’autre quai de la Loire. Deux hommes dirigeaient tout, non Carrier, un demi-fou, mais le meneur du Comité, le créole Goulin, et le factotum de Carrier, le carrossier Lamberty. — Goulin, planteur de Saint-Domingue, joli homme, qu’on croyait noble, plein d’esprit, de feu, de ruse, avait été secrétaire de l’indulgent Phelippeaux qui périt avec Danton. Il s’était réfugié dans le parti opposé, et il tâchait de se laver à force de férocité. — Son rival contre lequel il travaillait sourdement était Lamberty, le plus vaillant homme de Nantes, de ceux qui la sauvèrent en juin et qui brisèrent la Vendée dans son plus terrible effort. « Je l’ai vu, disait Carrier, arrêter seul deux cents hommes » (sans doute aux longs ponts, si étroits). Il commandait l’artillerie, et il était devenu général de brigade, mais il ne s’épargnait pas pour les choses les plus dangereuses. Parfois il se déguisait, et, la nuit, passait la Loire, entrait au camp ennemi, l’observait intrépidement jusque sous le nez de Charette.

Comment perdre Lamberty, comment rejeter sur lui seul et sur Carrier ce qui s’était fait en commun ? c’était la question pour Goulin et le Comité.

Lamberty ne donnait nulle prise pour l’argent, pour l’intérêt. Ses hommes semblaient nets en ce sens. Ils fusillèrent un des leurs qui, en décembre, presque nu, grelottant, avait pris la culotte d’un homme tué.

Mais il avait un plus grand crime. Lui et son second, Fouquet, ils avaient sauvé des femmes.

L’occasion en fut étrange. La grande masse des malades, des mourants et des morts même (le temps manquait pour les ôter), était l’Entrepôt de Nantes. Un de mes amis, alors enfant, au bout de quarante années, m’en parlait avec terreur. Cet entrepôt, comble d’ordures, ses émanations mortelles étaient l’effroi de la ville. On n’osait en approcher. C’est là que, vers le 20 décembre, Lamberty vit gisantes deux ombres de femmes, une dame de vingt-cinq ans, sa fille de chambre de dix-sept.

La dame n’était que trop connue. C’était une Vendéenne, qui appartenait à la reine, qui ne parlait que de la reine, si bien que les patriotes l’appelaient Marie-Antoinette. Quoique son mari eût eu un poste à Versailles, ils étaient tranquilles à la Flèche sous l’abri d’une permission du Comité de salut public. Mais, au procès de la reine, elle délira, voulut qu’on joignît l’armée vendéenne ; elle suivait dans sa voiture. A la déroute, ils essayèrent de se cacher dans Nantes, furent trouvés, pris, reconnus. Le mari fut fusillé.

Pour elle, était-elle vivante, ou déjà ensevelie ? Dans ce putride tombeau, muette, livide, échevelée, elle eût pu faire reculer un homme moins intrépide. Mais elle était, disait-on, « la plus mauvaise des brigandes », la plus impossible à sauver. Cela piqua Lamberty. Elle n’était pas, celle-ci, des libertines Clorindes qui suivaient Charette à cheval. C’était une vraie dame, altière dans son loyal fanatisme, qui n’aurait rien demandé, n’eût voulu être sauvée. Cela le mordit au cœur. Elle était dans tous les sens terriblement dangereuse. C’est ce qui le décida. Il n’avait jamais rien gagné dans ses deux ans de combats. Il s’adjugea celle-ci ; il prit pour lui ce cadavre, en bravant la mort et la loi.

Elle avait encore la force de se lever. Elle suivit. Chancelante et égarée, sans doute elle était comme en rêve. Le monde n’existait plus. Plus de roi et plus d’église ! Plus de Vendée ! Tout fini ! Quelle était cette voix, cet homme, ce sauveur ? Le savait-elle ? Le sauveur avait trente-sept ans, la flamme de l’homme d’action, visiblement un grand courage, puisqu’il osait la sauver.

Il la mena droit chez lui. Personne n’aurait été assez imprudent pour la recevoir. On ne pouvait pas cacher une personne si bien désignée. Quelle prise pour ses ennemis, pour le Comité de Nantes, qui l’observait, l’épiait ! Et que diraient ses amis les furieux patriotes, de voir assise à son foyer cette morte, cette pâle figure ?… Qui ? la Vendée elle-même !… Eût-il pu leur faire comprendre ce mystère d’amour, d’orgueil, de fureur ? Après l’avoir tant combattue cette Vendée, la tenir chez lui conquise, c’était la victoire complète et la plus définitive. Jusqu’à l’âme il l’avait conquise, jusque dans la volonté. Car, enfin, elle n’avait pas refusé, cette fière personne, de le suivre, de vivre par lui. Apportant la mort en dot, elle acceptait son dévouement, voulut bien qu’il mourût pour elle.

Il mourut pour elle seule. On ne lui reprocha qu’elle. On n’aurait jamais osé lui reprocher autre chose, rien de ce qu’il avait fait avec Goulin, le Comité, et par ordre de Carrier.

Il eut ce bonheur funèbre de l’avoir quarante jours. La mort approcha par degrés. Si elle rentrait aux prisons, il était sauvé encore. Si elle restait chez lui, il périssait certainement. L’arrivée d’un envoyé de Robespierre, et le courage subit qu’il donna au Comité, avertissait fort Lamberty.

Le Comité va à Paris, second avertissement. Ses amis furent si effrayés qu’ils auraient voulu, disaient-ils, poignarder les femmes qu’on avait sauvées, faire ainsi tout disparaître.

Le troisième avertissement fut le rappel de Carrier, obtenu par le Comité. Lamberty, sûr de périr cette fois, attendit le coup. Elle et lui ne pouvaient manquer de mourir en même temps.

L’infortunée était enceinte. Elle fut enlevée de chez lui le 11 février, jugée, condamnée à mort. Elle déclara sa grossesse qui remontait à trente-cinq jours (aux premiers jours de janvier). Elle eut un sursis de trois mois.

On n’arrêta Lamberty qu’après le départ de Carrier, le 16, et pour ce seul crime, — nullement comme exagéré, mais comme indulgent. Qui n’avait été indulgent ? qui n’avait quelque péché secret en ce genre ? Le pur des purs, Robespierre même, avait sauvé un fermier général du jugement qui frappa à la fois tous ses collègues.

Lamberty n’avait pas agi furtivement, avec mystère. Il n’avait nullement caché celle qu’il tirait du foyer de la contagion, et que le fléau aurait dérobée à la loi. Elle n’avait été mise que chez un homme public, dans une maison ouverte à tous et qui était le centre même de l’action militaire. Elle était là sous la garde d’un patriote très sûr.

Défense assez spécieuse. Mais à ce moment où l’on tuait à Paris Hébert et Danton, l’indulgent et l’exagéré, il était naturel qu’à Nantes on fît périr Lamberty.

Sa dame, brisée du combat de tant d’émotions contraires, y succomba. Elle mourut le 9 avril. Lui, il périt le 14.

Ne laissant rien derrière lui, il prit la mort à merveille, comme le suprême présent de la république, le meilleur, qui le dispensait des comptes que la réaction prochaine, que l’humanité elle-même aurait pu lui demander.

Un des soldats qui le menèrent a raconté à mon ami, M. Dugast-Matifeux, qu’il alla d’un pas leste et ferme, criant : « Vive la République ! » Il le cria sur la place, le cria sur la plate-forme, cria sous le couteau : « Ré…! » Le couteau coupa sa voix.

Il était mort bien à point. Celle pour qui il se perdit, lui eût-elle pardonné jamais ? Ne lui eût-elle pas reproché ce don cruel de la vie ? Cette dame, « haute comme les monts », replacée dans son parti, dans l’atmosphère royaliste, n’aurait-elle pas été implacable pour son sauveur ? Eût-il péri ? Je le crois. Elle ne l’eût pas fait poignarder, comme on faisait dans le Midi. Mais il n’en était besoin. Que de gens dans le parti lui en auraient fait leur cour ! Il y avait d’excellentes lames chez Charette, chez les émigrés. On l’eût tué dans les règles sur le pré, en duel loyal, comme on fit au héros de Nantes, le fameux ferblantier Meuris.

Ceux qui aimèrent des Vendéennes, généralement s’en trouvèrent mal. Savary le dit pour les demoiselles sauvées après l’affaire du Mans, que des patriotes épousèrent, même en les refaisant riches, rachetant, restituant leurs biens.

On sait l’histoire de celle que Marceau sauva lui-même. « Aucune femme plus jolie », dit Kléber qui la vit aussi. Mais elle était effrayante de fierté, d’audace et de haine. Elle voulait être fusillée. Ils ne purent pas la sauver, car elle ne tut pas son nom, et elle dénonça ses libérateurs. Un procès fut commencé contre eux, que le représentant Bourbotte fort heureusement arrêta. Si elle eût vécu, Marceau eût eu le cœur pris sans doute, l’eût épousée, et il eût eu cruellement à s’en repentir.

Babeuf dit aux thermidoriens qui raffolaient de dames nobles : « Lâches plébéiens ! que faites-vous ? Elles vous embrassent aujourd’hui, demain vous étoufferont. » (I, 276, 19 nivôse.)

L’exemple le plus frappant en ce genre sera celui de Tallien. Sa Tallien (née Cabarrus, femme du marquis de Fontenay), sauvée par lui à Bordeaux, sauvée encore à Paris, un moment reine de France, l’avilit, comme on a vu. Dès qu’il est bien dans la boue, elle l’y laisse et convole ailleurs. D’amant en amant, de mari en mari, vieille, elle se fait princesse. Quel est ce coquin qui mendie à sa porte ? C’est Tallien.

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