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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE X
QUIBERON.
25 juin–22 juillet 95.

Ce cruel mois de mai, qui fut l’éruption des grands massacres du Midi, arracha dans l’Ouest le voile de la fausse paix, hypocrite et sanglante, et montra les abîmes qui se cachaient dessous.

Les représentants s’obstinaient à croire à cette paix, à dire, redire à la Convention qu’elle avait tout fini, tandis que de toutes parts continuaient les assassinats des patriotes, les attaques sur les routes, l’affamement des villes, où les chouans empêchaient d’apporter les vivres. État plus cruel que la guerre. A la moindre répression, c’était Hoche que l’on accusait. « Il violait la paix. Il se plaisait à réveiller la guerre, à se refaire une Vendée. » Par deux fois, on faillit lui ôter le commandement.

Tout au contraire, c’était l’indulgence qui perdait tout. La débonnaireté de Carnot (qui dirige la guerre jusqu’en mars), la magnanimité, souvent très inconsidérée, de Hoche, émoussaient l’action. Quelle risée les chouans purent faire de sa lettre héroïque, imprudente, au coquin Boishardy ! Il lui ouvre les bras, lui écrit comme un frère, tend sa glorieuse main à cette main sanglante. Nouveaux assassinats. A mort les modérés ! à mort le paysan qui porte son grain à la ville ! à mort les voyageurs les plus inoffensifs ! Ils tuèrent neuf enfants qui s’en allaient à une école de marine.

Quelle administration, quel tribunal eût eu la force de sévir, quand la Convention elle-même mollit, fléchit ? quand les royalistes introduits dans ses Comités gouvernants, par exemple Henri Larivière, écrivent : « Ce sont les terroristes qu’il nous faut désarmer » (terroristes, lisez patriotes), autrement dit : désarmons les victimes, facilitons l’assassinat.

Ces Comités crédules, ayant de tels meneurs, n’entendent pas les avis de Hoche. Ils entendent les contes, les fables, les mensonges du rusé Cormatin. Ce fourbe (neveu d’un chirurgien et, de son vrai nom, Désoteux) s’était fait en Bretagne grand chef de parti, général, une puissance. On pousse à ce point l’atrocité de la sottise jusqu’à charger ce chouan d’arrêter ceux qu’on appelle jacobins. Il écrivait impudemment aux Comités : « Vous craignez les Anglais. N’ayez peur. Un seul mot de moi les renverra. » Cormatin protégeait la France !

Tout périssait. Le soldat affamé mangeait souvent de l’herbe. Des généraux, Canclaux, dans la Vendée, était malade ; Hoche, en Bretagne, le devenait. Dans une lettre il avoue son chagrin, « sa misanthropie ».

Enfin, le 23 mai, un hasard livre à nos représentants des lettres secrètes de Cormatin. Il écrit à un chef « qu’il faut dissimuler encore, endormir les républicains, n’agir que de concert avec tous les royalistes de France. » Et surtout, ce qu’il n’ose écrire, attendre la grande flotte anglaise que Puisaye, l’autre fourbe, a obtenue de Pitt, et qui va ramener une armée d’émigrés.

Dès avril, Charette avait dit qu’il n’acceptait la paix que pour gagner du temps. Cormatin est arrêté le 25 mai. La guerre éclate le 26. Tout l’intérieur remue et la côte menace. Double embarras pour Hoche. Il faut qu’il se divise pour faire face aux chouans, pour protéger les villes, garder les routes. Et, d’autre part, il faudrait, au contraire, qu’il pût se concentrer pour repousser le débarquement imminent. Où, et quand, et comment doit-il se faire ? On ne peut le prévoir. Hoche ignore tout. Il est en pleine nuit. Tout est si sûr pour l’ennemi et si discret pour les chouans que, pour enlever de la poudre, ils font à son insu une course de trente lieues !

Dans cette grande attente d’un mois, (du 26 mai au 26 juin), jetons sur la contrée un regard qui fera mieux comprendre le drame de juillet.


L’homme de ruse et de calcul qui avait obtenu de Pitt l’expédition, Puisaye, lui avait dit qu’il enlèverait la Bretagne, entraînerait la Vendée. Il leurrait les Anglais de ce hardi mensonge : « Que Stofflet, que Charette l’assuraient qu’ils feraient des diversions. » (Mss. de Puisaye, Louis Blanc, XII, 385.)

Entraîner le pays d’un même élan était fort difficile. Tout s’y était localisé, figé. La longueur de la guerre avait fait de chaque armée, de chaque chef, comme une puissance féodale, et toutes ces puissances dissonantes au plus haut degré. L’armée d’Anjou, du centre, sous le prêtre Bernier, et Stofflet le garde-chasse, gouvernée par les prêtres, était clérico-paysanne. A sa gauche, Charette et ses bandes à cheval, allant, venant, virant par les routes embrouillées du Marais vendéen, avec ses amazones galantes (et très cruelles), sa dame Montsorbier, est l’ennemie des prêtres, aime peu l’émigré. A droite de la Loire, et jusqu’à la Vilaine, au château de Bourmont, Scépeaux a dans sa bande force nobles, plusieurs émigrés, peu sympathiques aux prêtres. Puisaye, qui tout à l’heure quittera l’Angleterre, est fort vers Fougères et vers Rennes. En Normandie, Frotté. Au Morbihan commence la féroce démocratie du meunier Georges Cadoudal.

Tous ennemis de tous. Stofflet, Bernier, fusillèrent Marigny. Charette condamne à mort Stofflet. Puisaye, trop fin, suspect, pour la plupart semble le traître. Enfin, à part de tous, Georges fait dans les chouans une chouannerie plus sauvage, qui proscrira les autres, surtout les émigrés.

Comment se maintient-il, ce pays discordant ? Le fanatisme est déjà attiédi. Sa force tient à trois choses :

1o A l’encouragement quotidien. Chaque jour, sur la côte, même la plus difficile, tombent des embarcations anglaises, chargées de toutes sortes de biens, armes, poudre, habits, souliers, rhum, faux assignats, or même. Ceux qui jadis se jetaient si souvent sur les épaves des naufrages, ici pour recueillir cette manne de la mer, et l’eau-de-vie surtout, se rueront à coups de fusils.

2o Quelle joyeuse vie d’aventures, courir librement le pays, trouver en toute ferme le grenier plein, la cave pleine, réservés « pour le bon chouan ! » moissonner sans avoir semé ; bref, se trouver maître de tout.

3o La terre est au chouan. Et deux terres différentes, celle de son maître l’émigré, celle du patriote absent qui s’est sauvé en France. Malheur au patriote qui reviendrait, réclamerait son bien ! Et quant à l’émigré, son fermier, le chouan, désire-t-il son retour ? Non, Stofflet, je suppose, est peu impatient de revoir son cher maître, M. de Maulévrier.

L’émigré, le chouan, ce sont deux intérêts contraires. C’est ce que comprenait Puisaye. Les remettre en présence, c’est glacer le chouan, lui faire tomber les armes. Ramener l’émigré, en Vendée, en Bretagne, ce sera la mort du parti.


La côte semblait fort bien gardée au Morbihan par notre flotte, très forte ; mais l’indiscipline de nos marins novices la fit battre (23 juin). Elle fut bloquée à Lorient. Et l’énorme convoi que protégeait la flotte anglaise put mouiller à son aise près de Carnac, à la large presqu’île de Quiberon qui ne tient à la terre que par une langue étroite. Elle est très mal défendue par des petits ports, presque vides, sans vivres ; ils se rendirent bientôt. Derrière, jusqu’à Auray et Vannes, la sombre contrée, fort boisée, de petits chênes, bouillonnait la chouannerie (26 juin 95).

Nul obstacle. Quand Hoche arriva, il trouva que son ordre pour réunir des troupes n’avait pas été obéi. Il n’y avait que quatre cents hommes ! Les historiens royalistes montrent très bien son grand danger. Il était réellement assis sur un volcan. Et, le pis, un volcan obscur qu’on ne pouvait calculer ! Même les villes ne tenaient à rien. D’Auray tout fuit vers Lorient. D’autres vers Rennes. Vannes est tout royaliste. Ce fut comme une traînée de poudre. A Caen, Rouen, on crie : « Vive le roi ! » La Loire éclate. La grande Nantes est bloquée ! Saint-Malo, miné en dessous, attendait une flotte anglaise déjà près de Cherbourg, flotte chargée d’officiers qui, descendus, auraient agi en cadence avec ceux de Carnac, et tous ensemble auraient entraîné les chouans vers Rennes, vers la Loire, et, qui sait ? vers Paris.

Un temps chaud et superbe illuminait Carnac. Ce lieu austère, avec ses vieilles pierres druidiques, sa grève presque toujours déserte, offre tout à coup un grand peuple. Tout sort des bois, des rocs. Trente mille âmes sur la grève, hommes, femmes, enfants, vieillards, qui pleurent de joie et remercient Dieu ! Ils apportent tout ce qu’ils ont de vivres, ne veulent pas d’argent, ils sont trop heureux de servir. Tous, femmes, même enfants, ils s’attellent « aux canons du Roi », il les tirent dans le sable. Et les hommes se mettent à la nage pour aider à sortir les caisses des bateaux (Puisaye, VI, 144).

Mais que devint cette foule exaltée quand elle vit descendre des vaisseaux, en costume pontifical, descendre (ô bonheur !) un évêque ! L’intelligent Puisaye avait chargé la flotte de prêtres (avec dix milliards d’assignats). Les femmes, hors d’elles-mêmes, rouvrent les chapelles, s’y étouffent, les lavent de larmes.

Pauvre peuple ! mais très redoutable, ayant bien mieux gardé que tous l’étincelle fanatique. Cette grande scène tourbillonnante était pleine d’effroi. Hoche fut ici superbe de hauteur intrépide et de lucidité. « Du calme ! du secret ! » écrit-il aux généraux. Et à Paris, aux Comités : « Soyez tranquilles ! »

Sa crainte était pour Brest tout autant que pour lui. Il dit à l’officier solide qu’il y met : « Tiens-y jusqu’à la mort ! » En ce moment, il ramasse des troupes, en emprunte aux généraux voisins. De Paris, rien qu’une promesse de douze cents hommes, avec des troupes qui viendront tôt ou tard ou du Nord ou des Pyrénées.

Le 5 juillet, il eut treize mille hommes. Point de canons encore, point de cavalerie qu’il demandait depuis trois mois. L’ennemi, au contraire, avait là sous la main tout un peuple pour lui, quinze mille chouans, braves et armés, avec lesquels il occupa Auray. Et, s’il eût avancé, il en eût eu bien d’autres, tous dévoués jusqu’au dernier homme. Les officiers qu’on donna aux chouans, Tinténiac, Vauban, eurent un assez grand avantage.

Puisaye, avec beaucoup de sens, avait choisi le Morbihan, préféré cette côte. La chouannerie y était toute neuve, et dans la plus rude Bretagne, tenace et violente, à têtes rudes, étroites, ce qui n’exclut nullement les ruses du sauvage. De plus, chose assez rare, il y avait un homme. Le féroce Georges Cadoudal fut l’homme vrai de la contrée. Ce n’est pas ici un Charette (méridional par sa mère). Georges était le Morbihan même, aussi identique au pays que les cailloux, les chênes trapus, biscornus, de la lande, que les cairns sinistres des grèves désolées de Carnac.

Lorsque nos brillants émigrés, dans leurs beaux habits rouges, virent les amis, les alliés qu’on leur avait promis, ils n’en revenaient pas. Ils croyaient voir des bêtes. Ces sauvages tannés, en guenilles, d’étrange langue sans un mot de français, les firent rire. « Croit-on, disaient-ils, que nous allons chouanner avec ça ?… Est-ce qu’on croit aussi nous coucher dans la rue ? etc. » Ils se cherchèrent des logements dans les cahutes de pêcheurs qui formaient treize petits hameaux dans la presqu’île.

Les chouans, d’autre part, ne furent pas moins surpris. Ils portaient la croix blanche, les émigrés la noire (anglaise). Ils observèrent avec tristesse que sur les forts deux drapeaux flottaient, le blanc du roi, et le rouge d’Angleterre. Voyant des caisses d’armes, ils se jetaient dessus, mais ces caisses étaient pour d’autres, dit le commandant d’Hervilly. Leur homme, Puisaye, qui leur écrivait tant de Londres, n’était pas non plus le vrai commandant.

Expliquons bien Puisaye. On a vu en octobre 94 comment il prit le cœur de Pitt par l’amorce des faux assignats. Puisaye avait deux faces. Né Normand, mais Breton de rôle. C’était un vrai Janus. Il avait été élevé à Saint-Sulpice, et sa figure douceâtre de bon séminariste, était d’un homme liant, prêt à tout. Par son côté Normand il était constitutionnel (comme à la Constituante, où il avait été), et, du côté breton il était tout chouan, obligé d’être violent, de dire par exemple : « Vainqueurs, nous balayerons les immondices constitutionnelles. » Mais les princes n’étaient pas dupes de ce mot. Les deux cours opposées de Louis XVIII et d’Artois le détestaient également. D’Artois disait, quand on nommait Puisaye : Ah ! je crois voir la tête de Robespierre ! » Ce qui est sûr, c’est que ce grand calculateur n’avait pas un parti très fixe. A Rouen, on croyait qu’il ferait roi un prince anglais York. Lui-même étonna fort un loyal émigré, Vauban, en lui disant : « Si Orléans revient, que faire ? »

Son plan, pour Quiberon, était grand et hardi. Il eût voulu avoir avec lui, bien à lui, quelque peu de troupes anglaises (point d’émigrés, qui devaient gâter tout). Les chouans, appuyés à cette petite base, et se lançant à fond de train avec leur furieux Georges, allaient emporter Rennes, remettre la Vendée debout, et l’entraîner. Ce tourbillon, rasant la Loire, enlevait Nantes, enlevait tout.

Les chouans iraient-ils si loin ? On pouvait en douter. Puisaye n’en doutait pas. Il déroula ce plan épique et démontra qu’en huit jours il serait suivi de cent mille hommes ! Pitt n’en demandait pas tant. Il voulait seulement une diversion et se nantir d’une place qu’il garderait contre la France (Belle-Isle ? Lorient ? Saint-Malo ?) Il admira, se tut, se dit :

« C’est un homme bien dangereux. »

Puisaye sentit la défiance. Pour rassurer, il accepta qu’on fît un commandant spécial des troupes, et finement il proposa comme tel un homme qui ne pouvait le diminuer en Bretagne, car les Bretons le détestaient. C’était un Le Cat (d’Hervilly), brave et sot, qui sous Louis XVI, les avait fort brutalisés à Rennes. Il était de ces fiers-à-bras dont en 91 on composa la garde qui fit haïr le roi à mort. C’était un homme désagréable à tous. Et son régiment personnel l’était aussi, étant formé de nos insolents de Marine, des douze cents traîtres de Toulon.

Il est bien entendu que ces fiers officiers faisaient peu de cas de Puisaye, et n’auraient jamais obéi à cette figure ecclésiastique. Son évêque, ses cinquante prêtres (bien calculés pour les chouans) aux yeux des émigrés n’étaient que ridicules.


Puisaye était parti sous d’étranges auspices.

Comment autorisé ? Par un pouvoir très vague que d’Artois lui donna, malgré lui, par pure obéissance aux ministres anglais.

Il était d’autre part si peu accrédité du roi, de l’agence royale, que celle-ci disait : « On devrait, dès qu’il débarquera, le fusiller. » — Et encore : « Si Puisaye faisait roi le comte d’Artois ! »

Au moins était-il sûr des Anglais ? Il fut bien étonné lorsque déjà en mer, ouvrant les instructions que les ministres lui avaient données cachetées, il y vit tous les signes d’une extraordinaire défiance. En le lançant, on le bridait. Il devait régler sa conduite sur les ordres qu’il recevrait de temps en temps (chose inepte, impossible, à travers les variations de la mer, et tant de hasards imprévus d’une telle guerre !). Il n’avait de secours à attendre des Anglais qu’autant qu’il leur donnerait un port, une place forte. Enfin, commandait-il en chef ? Là, celui qu’il croyait son subordonné, d’Hervilly, lui montra les instructions supérieures qu’il avait, et qui, pour tous les cas, le rendaient maître des troupes et de ce grand matériel.

En réalité, Pitt, Windham, assourdis des dénonciations des émigrés contre Puisaye, inquiets pour cette grosse affaire où ils avaient mis 28 millions, regrettaient de la confier à un homme si douteux, et avaient trouvé bon d’y constituer un solide garde-magasin (honnête à coup sûr), d’Hervilly, qui répondrait de tout. Les régiments d’émigrés constituaient aussi une propriété britannique d’importance, régiments coûteux, si bien soldés, vêtus, où les soldats étaient presque tous d’anciens officiers de terre, de mer, des chevaliers de Saint-Louis, etc. M. d’Hervilly fut chargé de ne pas gaspiller une telle élite aux folles aventures chouanesques, d’en être le gardien économe, même de l’augmenter, s’il pouvait.

Il gardait tout si bien qu’il n’eût rien fait du tout. Mais l’amiral anglais, Waren, se mit du parti de Puisaye. En voyant ce grand peuple, il trouva qu’il était indigne de ne pas lui donner des secours préparés pour lui. D’Hervilly fut ainsi forcé de débarquer.

Il y fit mille chicanes, et disputa sept jours. D’abord : « Je ne veux pas descendre sans faire une bonne reconnaissance dans les règles. » Elle est faite. Il ne descend pas. — Puisaye insiste. « Eh bien, dit-il, je descendrai si vous me garantissez par écrit qu’il n’y aura pas d’opposition. » On rit.

C’est le 4 juillet seulement, quand les forts furent rendus, et les chouans postés à deux lieues en avant, qu’il se résigna à déballer sur le rivage. Immense opération. Il y avait quatre-vingt mille fusils, des habits, des souliers pour soixante mille hommes, quatre-vingts canons, des masses immenses de poudre, beaucoup d’argent, trois régiments anglais (d’émigrés, soldés comme Anglais), six cents artilleurs et des chevaux d’artillerie, dix-huit ingénieurs, une administration, des chirurgiens, cinquante prêtres. Bref, c’était un monde complet.

Mais pour ses régiments, d’Hervilly ne lâche pas prise. S’il débarque quelques hommes, c’est pour les reprendre à l’instant. Admirable prudence, qui glaçait les chouans ! Ils n’auraient demandé que quatre cents soldats pour la grande entreprise de s’emparer de Vannes. Refus absolu de d’Hervilly. Il ne s’expliquait pas. Il restait une énigme, de plus en plus étrange. Il défendait aux siens de crier : Vive le Roi. « Cela fait trop de bruit. » Enfin, lorsqu’on fit à Carnac, dans ce grand lieu, si solennel, la cérémonie populaire de bénir les drapeaux, quand l’évêque de Dol proclama le roi au milieu de ce peuple en larmes, d’Hervilly s’en alla dans un coin, lui et ses officiers, croquer une messe basse.

Était-il fou ? Vauban le ferait croire. Mais Puisaye dit parfaitement ce qui lui brouillait la cervelle.

C’est en réalité que, quand il eut débarqué le grand matériel, il lui revint de tous côtés que cette expédition royaliste se faisait malgré le roi, contre le roi peut-être.

Il lui revenait de Rennes que l’agence de Paris y avait envoyé Talhouët de Bonamour pour dire au nom du roi « qu’on ne fît rien. » Et elle avait semé de faux billets, signés Puisaye, qui conseillaient partout « de ne rien faire. »

Les grands chefs vendéens en voulaient à Puisaye, aux Anglais. Ils ne refusaient pas tout à fait, mais disaient qu’ils n’agiraient que quand Scépeaux, l’un d’eux, reviendrait de Paris où il négociait. Charette renouvela son traité avec la république le 29 juin, au moment même du débarquement de Quiberon. Il y fut poussé par l’agence royaliste, poussé par l’évêque de Léon, ennemi personnel de l’évêque de Dol, que Puisaye venait d’amener.

Le coup le plus direct, et au Morbihan même, fut que la sainte ville royaliste de Vannes, reçut des saints d’Anjou, du grand curé Bernier, le mot d’ordre : « Ne bougez pas. »

Enfin, directement le nouveau roi et ses gens (d’Avaray, Antraigues, etc.) donnent ordre à d’Hervilly « de ne rien faire », de détourner l’expédition de cette côte armée et frémissante vers la côte déserte du Marais vendéen, vers Charette. Ordre insensé, stupide. L’accès, de ce côté, est difficile. Et où trouver Charette et sa petite bande ? En novembre, on n’y parvint pas.

Pour un message si grave, où tout le sort du parti était en jeu, le roi, qui se piquait de belle littérature, avait envoyé un auteur, Demoustiers, qui a écrit les Lettres à Émilie sur la Mythologie. Homme du reste agréable, tout fait pour plaire aux émigrés, vieux enfants qui n’aimaient que Faublas et Parny, et leur fade rinçure en galants madrigaux.


On ne peut s’étonner que le soldat affamé, fouillant les maisons de la côte, et n’ayant à manger que ce qu’il enlevait à la pointe de la baïonnette, commît de grands excès, qui désespéraient Hoche. Et à travers cela, des éclairs de bonté ; pour retrancher leur camp, n’ayant pas de terre sur cette côte qui n’était que sable, ils évitèrent pourtant de toucher au cimetière des chouans. Ils furent, on le verra, admirables pour les prisonniers.

Ce qui les enrageait le plus, c’est qu’ils ne trouvaient rien dans les maisons. Le chouan trouvait tout. Les femmes lui réservaient les vivres, et les refusaient opiniâtrement au soldat. Dans leur obstination dévote, elles aimaient mieux tout martyre. Ces saintes étaient terribles. Pour faire tuer les nôtres, la nuit elles couraient les bois. On prit certain Victor (qui était une femme) avec des messages de mort. (Savary. V. 250.)

Dans cet état d’irritation extrême, de terreur sur la côte, tout un peuple avait fui vers la presqu’île, sans y entrer encore, car le fort, le camp la fermaient. D’Hervilly, au lieu de placer les chouans armés (sous Vauban et Georges) dans un poste qui couvrît ce peuple, les avait mis très loin, hors de la presqu’île, à Carnac. Georges, voyant au loin les républicains qui venaient prendre Sainte-Barbe, l’entrée, la clef de la presqu’île, et qui allaient trouver là cette malheureuse foule, avertit Vauban ; ils envoyèrent en vain pour avoir du secours. Vauban, désespéré, proposait de ne pas attendre, d’attaquer. Mais les chouans étaient abattus. Les chefs obtinrent d’eux seulement qu’ils se retireraient pas à pas, et qu’en retardant l’ennemi, ils sauveraient tout ce monde. Les chouans tinrent trois heures, et la malheureuse foule put au moins se jeter pêle-mêle par-dessus la palissade, se mettre à l’abri de l’autre côté.

Alors enfin, alors, au bout de ces trois heures, on vit arriver d’Hervilly, un de ses régiments, dont il garnit les forts. Chose incroyable ! jusque-là ils étaient sans défense. Leur feu écarta les républicains. Mais s’ils ne s’emparèrent des forts, ils prirent le grand poste essentiel, Sainte-Barbe. Hoche crut dès lors les avoir enfermés (7 juillet).

Cela fit tout à coup trente mille âmes dans la presqu’île, trente mille bouches à nourrir ! D’Hervilly déclara ne devoir la ration qu’aux siens, aux troupes soldées de S. M. Britannique. Les femmes et les enfants n’eurent que quatre onces de riz. Et ces vaillants chouans de Georges qui venaient de sauver les forts, n’eurent chacun qu’une demi-ration de soldat. Puisaye, Vauban crièrent. Et alors d’Hervilly dit la chose la plus étonnante : qu’il leur donnerait la ration et la solde, s’ils prenaient l’habit rouge et se faisaient Anglais. Tonnerre d’indignation. Les chouans affamés lui rejetèrent son pain.

Puisaye rend une haute justice à l’énergie des républicains, à leur activité, et s’accorde parfaitement avec le récit de M. Moreau de Jonnès, un grenadier de Hoche. « Le dénûment de toutes choses où ils étaient leur donnait de nouvelles forces, un redoublement d’impétuosité et d’audace… Je les voyais de loin. Les officiers travaillaient comme les soldats en manches de chemise… Nous eûmes mille difficultés pour armer le fort Penthièvre de pièces pesantes. Mais les républicains s’attelaient eux-mêmes à leurs canons », etc. (Puisaye, VI, 168, 288.)

Il y avait là une jeunesse admirable, celle de Nantes, si éprouvée, mais si ardemment patriote. Il y avait Rouget de Lisle, l’auteur de la Marseillaise que Tallien avait délivré des prisons de la Terreur. Il y avait ce jeune Moreau de Jonnès, si aimable, toujours souriant, et qui nous a donné son excellent récit. Une alacrité héroïque, semblable à celle de Hoche, était en tout ce monde, malgré la pénurie des vivres. La chaleur était excessive. Ils n’avaient presque que du vinaigre et de l’eau-de-vie.

Contre cet héroïsme, Puisaye croyait à l’héroïsme. Il avait foi à la Bretagne, à sa chouannerie, à l’énergie sauvage de Georges Cadoudal, qui n’était pas encore le chef titré de la contrée, mais y avait déjà un grand ascendant populaire. Ce Georges semblait taillé sur le patron des Juges d’Israël, d’Aod, « qui frappait des deux mains », ou du vaillant et sanguinaire Jéhu. Le tirer de la presqu’île, le relancer au Morbihan, le jeter sur le dos de Hoche comme un tigre ou un jaguar, c’était une idée simple. Dans la réalité, le général républicain, avec ses treize mille hommes, n’avait dans la contrée que le petit espace qu’il couvrait de son camp. Il tenait au bord du pays comme un corps étranger, extérieur, sans racines. Malgré sa superbe attitude, il avait fort à craindre si, attaqué de front par les troupes régulières de d’Hervilly, il était pris derrière par les chouans.

On en avait dix mille armés dans la presqu’île. Huit mille, sous Georges et M. de Tinténiac, furent embarqués, et remis à la côte. Deux mille cinq cents, sous un autre chef de bande, furent envoyés du côté de Quimper. Il suffisait que, même sans agir, ils courussent le pays, pour que Hoche manquât de vivres. Mais, le 16, ils devaient d’ensemble tomber sur les républicains, qui se trouveraient ainsi entre deux feux.

« Attendez le comte d’Artois. Voilà qu’il est en mer. »

Puisaye avait reçu le 10 cette fausse nouvelle d’Harcourt, vieux radoteur qui résidait à Londres avec le titre d’ambassadeur du Roi, et qui, sans s’en douter, servait les intrigues des deux petites cours pour paralyser tout. Puisaye n’en tint nul compte, et convint avec d’Hervilly, avec Georges, que la double attaque se ferait sans faute le 16.

Le 14, on apprend qu’un secours arrive d’Angleterre. Ce n’est pas le comte d’Artois (il promettait toujours et jamais n’était prêt). Ce n’était pas ce que Puisaye avait instamment demandé, les officiers émigrés de Jersey. L’agence l’en priva, les fit envoyer vers Saint-Malo. C’étaient seulement mille hommes, un petit corps formé de débris d’anciens régiments. Le tout mené par un jeune homme, le très jeune colonel Sombreuil, cher à l’émigration pour sa valeur fougueuse, et bien plus encore pour sa sœur, pour la fameuse légende (vraie ou fausse) du 2 septembre où elle sauva son père.

Cette brillante figure allait éclipser tout. On ne manquerait pas de lui attribuer tout succès qu’on aurait. Sombreuil ne pouvait arriver que le soir du 15, débarquer que le 16. Le 15, après-midi, d’Hervilly, sans l’attendre, donna ses ordres pour l’attaque convenue du lendemain. En vain, Puisaye, Waren, le suppliaient d’attendre, de profiter du renfort de Sombreuil. En vain Puisaye lui demandait la chose indispensable, de s’assurer si Georges, Tinténiac, étaient prêts à agir sur les derrières de Hoche. Il n’entend rien, n’écoute rien. Ce qui est dit est dit.

« Comment Puisaye ne l’arrête-t-il pas d’autorité ? (dit ici Louis Blanc). Il reçoit à l’heure même de Londres son titre de général en chef qui subordonne d’Hervilly. » — Mais tous les émigrés l’auraient taxé de lâcheté. Ils l’auraient laissé seul, et suivi d’Hervilly. — Enfin, que fût-il arrivé si Georges se fût trouvé exact au rendez-vous, et si Puisaye se fût obstiné à y faire manquer d’Hervilly ? De quels reproches amers, de quel mépris l’aurait-on accablé ?

Puisaye, quoiqu’il jugeât insensé[20] de combattre sans s’assurer de Georges et de Tinténiac, ne put empêcher rien. Le plan de d’Hervilly était de partir de nuit, de surprendre Hoche à Sainte-Barbe, pendant que Vauban surprendrait le poste de Carnac. Ni l’un ni l’autre n’arriva avant jour. Nulle surprise. Quelques coups de feu, tirés au loin, firent croire un moment à Puisaye que ses chouans étaient venus. Point de chouans. Mais Hoche, bien éveillé, en force, avec beaucoup d’artillerie.

[20] Je ne sens nullement la contradiction que Louis Blanc croit remarquer entre Puisaye imprimé et Puisaye manuscrit. Les deux concordent admirablement. — Je n’attache pas autant d’importance que lui au récit de Rouget de Lisle. Ce récit de 1834 est de la grande fabrique d’alors où se faisaient tant de Mémoires sur des souvenirs confus, souvent erronés, des vieillards. Il y a des scènes mélodramatiques, et visiblement arrangées (p. 30), des choses ridicules, comme les paroles de Georges (p. 36), le mot de Blad à Sombreuil (p. 103). Pourquoi Hoche eût-il donné à Rouget de Lisle la grave commission de sommer les émigrés (p. 96) ? Cela revenait bien plus naturellement à celui que nomme Moreau de Jonnès, à Ménage, le héros de la nuit. Hoche dut lui en donner l’honneur.

D’Hervilly, le voyant de front si imposant, ordonna un mouvement oblique qui présentait son flanc, le faisait défiler tout entier sous le feu de Hoche. Contre ce feu, les canons royalistes, fort bien placés, tonnaient, et déjà démontaient des pièces. D’Hervilly les déplace, les porte en bas dans le sable, où ils s’engagent, ne servent plus à rien. Alors il fait retraite avec son régiment. Mais les autres n’étant pas avertis, on battait d’un côté la charge, et la retraite de l’autre. Le désordre fut au comble, la perte énorme, d’Hervilly blessé mortellement. Tout eût péri si Waren, de ses chaloupes canonnières, n’eût fait un feu très vif qui enfilait toute la plage et qui arrêta les vainqueurs.

Qu’était-il arrivé ? Et comment les chouans, le 16, ont-ils manqué au rendez-vous ?

D’abord ces chouans n’étaient pas gens à mener comme on voulait. C’étaient eux qui menaient leurs chefs. Ceux qui s’en allaient vers Quimper, voyant là de belles moissons, et personne pour les couper, se firent moissonneurs, oublièrent. Et les huit mille de Georges étant si forts, ne trouvant rien qui résistât, s’emportèrent au loin, s’attardèrent à des attaques de bourgades, de villages « bons à piller. » Des deux officiers qui avaient le titre du commandement, Tinténiac brave et léger, se laissa entraîner de bataille en bataille. Son second, Pontbellangé, homme peu net (selon Puisaye) et qui pilla les caisses, l’attira vers le nord, comme voulait l’agence, au plus loin de Quiberon. Dans ces forêts, peuplées de fées mauvaises, il suivit un mirage. « Des dames, lui disait un billet, vous attendent au château de Coëtlogon avec des lettres du roi. » Qu’étaient ces dames ? ces lettres ? L’étourdi fut tenté, oublia Quiberon, alla à ce château. Il y fut attaqué par les républicains. Un grenadier qu’il poursuivait, se retourna et le tua (18 juillet).


Les dépêches de Hoche montrent bien que l’histoire ne s’est pas trompée, et que c’était un vrai héros. Un grand peuple de femmes, de vieillards et d’enfants restait encore dans la presqu’île, Hoche seul en a pitié. Il écrit aux représentants, et par voie indirecte il expose au Comité de salut public ce qui peut excuser ces malheureux « entraînés par la terreur ou le prestige. Il serait cruel, impolitique de les détruire. Qu’ils désarment, aillent moissonner. » (Savary. V, 251, 257.)

Ces sentiments étaient ceux de beaucoup des nôtres, spécialement du général Humbert. C’était un fort brave homme, qui avait beaucoup de cœur, s’était montré crédule aux royalistes et un peu ridicule par son imprudente bonté. Le 18, il voit sur la plage Vauban et un autre. Il approche avec confiance ; leur demande combien ils ont perdu, le 16, d’anciens officiers de marine. — Cinquante-trois. — Quelle perte pour la France ! dit-il. — Il leur toucha la main, et dit : « Pourquoi se battre ? arrangeons-nous… Écrivez donc à Tallien qui arrive ! » — Puis il leur dit que Tinténiac allait bien.

Ici Vauban se trompe, accuse à tort Humbert de mensonge et de perfidie. « Tinténiac, dit-il, était tué. » Il le fut le 18, fort loin de là. Humbert, qui parle le 18, certainement n’en savait rien.

Humbert, sans le vouloir, par ces paroles généreuses, étourdies, n’agit que trop. Cela fut répété. Beaucoup en prirent l’espoir d’une capitulation facile. Ils mollirent, se détrempèrent fort. Ils n’avaient réellement aucun chef sérieux. Puisaye, le général en chef, que d’Hervilly avait fait loger fort loin du fort, ne donnait aucun ordre. Personne ne l’aurait écouté. Le second qu’on nomma pour remplacer d’Hervilly, aurait été Vauban, qui refusa. L’amiral qui avait pouvoir pour choisir, prit le plus agréable aux émigrés, leur jeune Sombreuil.


Des témoins qui ont vu et conté la catastrophe de Quiberon, Puisaye, Vauban, — Tallien, Rouget de Lisle et Moreau de Jonnès, — le seul qui ait tout vu, du commencement à la fin, fut le dernier, alors jeune grenadier de Hoche, esprit fort modéré, nullement hostile aux vaincus.

Son récit est le plus complet et le plus raisonnable. Ni Vauban, ni Puisaye n’ont vu le commencement. Tous deux, couchés chez eux, et loin du fort, furent éveillés par le canon. Tallien, Rouget de Lisle, ne virent guère que la fin. Les récits de ceux-ci sont fort déclamatoires, douteux en certains points. Ceux de Vauban, Puisaye, hardiment romanesques en ce qui peut diminuer la victoire des républicains.

Deux points très capitaux, constatés, avoués par les vaincus eux-mêmes :

C’étaient toujours les nobles étourdis de Rossbach et autres surprises, se piquant de n’avoir pas peur, de ne prendre nulle précaution. La double confiance qu’ils eurent, en arrivant, au canon anglais sous lequel ils étaient, et au grand peuple de la côte, fit qu’ils se dispersèrent le long de la presqu’île aux lieux les plus commodes, comme abris. Chacun s’était arrangé de son mieux, et il n’y avait pas à penser de les tirer de là. Puisaye, on l’a vu, avait été logé fort loin, Sombreuil, encore plus loin des forts. Ce nouveau commandant, si jeune, et simple colonel, avait bien peu d’autorité sur tant d’hommes gradés, d’officiers de terre et de mer, de chevaliers de Saint-Louis à cheveux blancs. Il n’essaya de rien changer, ne fit rien et ne prévit rien.

L’autre point grave dont leur légèreté, leur sécheresse militaire ne tenait aucun compte, c’est qu’ils avaient sous eux, au milieu d’eux, des malheureux qui étaient là de force et très impatients de s’affranchir. On connaît la dureté effroyable des pontons anglais, où les prisonniers manquaient de tout, même d’air. Eh bien, les ministres anglais, faits aux violences de la Presse, et d’Hervilly, dur et brutal, avaient imaginé de recruter là-dedans, et ils y avaient pris des misérables pour les affubler d’habits rouges et les mener contre la France. Ces gens étaient furieux, enragés d’être avec les ennemis de leur pays. C’est par là que ceux-ci méritaient de périr.

Le plus simple bon sens disait qu’il ne fallait pas mettre ces hommes au grand poste de confiance, au fort Penthièvre. Mais ce fort, presque entouré de la mer, et très escarpé d’un côté, permettait peu l’évasion. Un certain David, l’un d’eux, hasarda tout, il se laissa couler par ses pentes rapides, et reconnut fort bien que ce n’était pas un abîme, mais des assises en gradins, chacun de cinq, six pieds de haut, et que le petit bord, de gradin en gradin, faisait une sorte de sentier large à peu près d’un pied et demi. Son succès enhardit. Et trente autres, la nuit suivante, usèrent du même chemin.

Hoche, à qui l’on mena David et qui apprit que l’on pouvait monter, craignait un piège et hésitait à risquer ses meilleurs hommes dans un tel casse-cou. On dit que ce fut Tallien, qui saisit avidement ce moyen d’abréger. Il était fort pressé. Compromis par les Espagnols, les royalistes, et près d’être accusé, il avait fait du zèle et avait obtenu d’être envoyé par la Convention, avec Badl, un solide patriote. Mais d’un moment à l’autre l’accusation pouvait s’élever dans l’Assemblée. Il avait peur de Paris, plus que de Quiberon. Un bon coup sur les émigrés pouvait seul le tirer d’affaire.

Comment serait la nuit, claire ou obscure ? C’était la question. La soirée n’était que trop belle. Hoche monta sur un pic assez élevé qu’on appelle la Roche-aux-Fées, et observa. Les troupes répandues tout autour le virent là, reconnurent cette haute figure, fine et délicate, héroïque, qui se détachait fièrement dans un dernier rayon de soleil. Un cri immense s’éleva, une chaleureuse acclamation. (20 juillet, 2 thermidor.)

Tout alla bien. La soirée devint sombre. Vauban alla au fort, inquiet. Il trouva qu’on se gardait mal. Sombreuil y alla tard, crut que tout était bien. En retournant il le dit à Puisaye, puis s’en alla coucher chez lui à deux lieues. Tous s’endorment avec confiance.

Hoche ne s’endormait pas. Il forme une colonne de grenadiers d’élite sous l’adjudant Ménage, un homme sûr, qui ira par la droite, montera conduit par David, fera l’exécution. Une autre colonne de front doit attaquer, tandis que, sur la gauche, Humbert tournera le fort et le long de la mer.

Ménage et sa colonne devaient marcher une lieue et demie dans les ténèbres, ayant sur eux l’artillerie des forts, de plus, sur les deux flancs, celle des bâtiments anglais, qui eût tiré de droite et de gauche si elle les avait découverts. Le temps, qu’on désirait mauvais, le fut bien plus qu’on ne voulait. Ce fut un froid orage, qui venant avec la marée, poussait la vague contre le chemin qu’on suivait, la lançait au visage. On marchait en pleine eau et jusqu’à la ceinture. Les fusils se mouillaient, et l’on ne pouvait plus compter que sur les baïonnettes. Le chemin devint si étroit, qu’on ne marchait plus qu’à la file, le long de cette mer terrible.

Une ombre suivait, allait, venait, reconnaissait les chefs, les nommait, les encourageait. Il était là, le bien-aimé et l’intrépide, les réchauffait de son grand cœur.

Mais la montée commence. On n’y voit goutte. On suit David. Ces gradins de cinq ou six pieds, qu’il faut souvent escalader, ce fin petit chemin de dix-huit pouces qui en fait le rebord, tout cela étonne un peu nos jeunes soldats sans parler de l’abîme noir qu’on a dessous, l’aboiement de la folle mer. Plusieurs, à ce moment, (Moreau de Jonnès l’avoue) se ressouvinrent de leur enfance et se mirent à dire leurs prières.

Au haut, sur la plate-forme, la garde s’abritait de la tempête, du vent furieux. Le petit mur est sauté au cri de : « Vive la République[21] ! » Tout est tué. On se précipite en bas, dans le retranchement où étaient les batteries. Il était temps. Elles tonnaient déjà. A la première lueur de l’aube, on avait distingué une longue ligne noire, la colonne d’Humbert qui s’avançait. On tirait, quand les canonniers furent pris, assommés sur leurs pièces. Cependant, avertie par le bruit, une chaloupe canonnière des Anglais fit feu sur cette colonne, qui fut un moment ébranlée. Rouget de Lisle qui y était, dit l’effet surprenant qu’eut, pour la rallier, la vue du drapeau tricolore qu’on leur montra flottant sur le fort et vainqueur. Ils reviennent, se précipitent, s’emparent des batteries, tuent les premiers qui venaient au secours. D’autres viennent, mais des déserteurs, qui crient : « Vive la République ! »

[21] Récit très vraisemblable et bien moins romanesque que ceux de Vauban et Puisaye, qui voudraient nous faire croire que les royalistes furent pris par une ruse très grossière, « que chaque patrouille qui sortait du fort rentrait doublée de républicains déguisés, sans que l’on s’aperçût de rien ! »

Tout avait réussi. — Hoche, ravi du fait d’armes de Ménage et de ses jeunes grenadiers, les récompense à l’instant même. Il savait comment pour ces choses veulent être payés des Français. Il dit simplement : « Mes enfants ! j’ai été bien inquiet de vous ! » et quelque autre parole de chaleur paternelle. Les voilà tous qui ont la larme à l’œil (dit Moreau de Jonnès).

Du reste, aucun avancement. Hoche établit par là qu’un service si grand ne pouvait se payer[22].

[22] Je ne puis m’empêcher de comparer les temps. M. de Fourcy, capitaine d’artillerie dans la garde impériale, m’a conté qu’après une horrible bataille (Eylau ?) Napoléon, recevant les officiers à sa table, avait fait mettre dans la serviette de chacun un billet de mille francs !

La presqu’île n’offrait nulle position vraiment militaire, et (le pis) nul lieu d’où l’on pût commodément se rembarquer. Le poste principal, à une lieue du fort, n’avait qu’un mauvais mur en pierres sèches. De là, il y avait encore une lieue vers Saint-Julien. Puisaye, éveillé brusquement, avait fui vers Sombreuil qui l’occupait. Celui-ci tout troublé, prit les armes et s’avança. Il n’était pas sans forces.

Mais ce qui eut un fâcheux effet sur les siens, ce fut l’arrivée des fuyards, des centaines d’hommes effarés et sanglants. Nombre de femmes qui étaient encore dans la presqu’île, voyant ces défigurés, poussant de lamentables cris, fuient en emportant leurs enfants. Leurs maris, aux premiers républicains qu’ils voient, prennent la panique, fuient avec elles, jetant le maudit habit rouge, jetant même leurs fusils.

Sombreuil faisait retraite vers le port Aliguen, inquiet, étonné de ne pas voir les chaloupes anglaises pour défendre ou pour rembarquer. La mer était mauvaise, le vent violent. Quelque ordre que donnât Waren, par des signaux, les siens hésitaient et traînaient. Puisaye assure que Sombreuil, voyant les messages inutiles, le pria d’y aller lui-même. Il n’y était que trop disposé, pensant qu’en lui, en ses papiers, était tout le salut de la Bretagne royaliste, qu’il devait à tout prix se réserver, ne pas tomber vivant aux mains de ceux qui l’auraient fait parler, lui eussent arraché ses secrets. Il sauva tout, ne perdit que l’honneur.

D’Aliguen, Sombreuil recula toujours, gagna le fort Saint-Pierre sur un rocher. Au delà l’Océan. Il ne pouvait plus reculer. On croit qu’il avait trois mille hommes. Hoche, le poursuivant en personne, quand il arriva là, n’avait que sept cents grenadiers. Ajoutez que le feu des canonnières anglaises tonnait sur lui. Il dit à Tallien et Blad, qui marchaient avec lui, de s’abriter derrière un tertre. — Pour sommer l’ennemi, il envoya Ménage, le vaillant de la nuit. Ce brave homme, la tête enveloppée d’un mouchoir blanc, alla à eux, et dit aux effrayés qui couraient à la mer, un mot selon son cœur, qui semblait leur ouvrir une voie de salut : « Quoi ! est-ce qu’il n’y a plus de Français ? Est-ce que vous êtes tous émigrés ? » C’était donner l’espoir qu’en déclinant ce nom d’émigrés, ils seraient sauvés. Plusieurs revinrent, se mirent autour de lui.

Beaucoup des nôtres, par bon cœur, criaient : « Venez ! vous serez bien traités. » — Pourtant, un émigré, Chalus, avoue qu’un officier républicain les avertit, leur dit : « Sauvez-vous !… Si vous vous rendez, vous serez fusillés. » (Papiers Puisaye.)

Se sauver était difficile. Les barques ne pouvaient approcher. Les Anglais tiraient à la fois sur les uns et les autres. Selon Rouget de l’Isle, Hoche dit qu’il tuerait tout, si Sombreuil n’empêchait les Anglais de tirer. Pas un mot de cela dans Moreau de Jonnès. Et Tallien dit, dans son rapport, que deux pièces de canon qui suivaient Hoche écartèrent les Anglais en tirant sur eux à mitraille.

Les émigrés prétendent qu’Humbert promit une capitulation. « Mais, dit Hoche, ce ne fut pas Humbert qui les prit. Ce fut moi-même, à la tête de sept cents grenadiers. (Lettre du 3 août 1795.) Aucun soldat ne cria qu’ils seraient traités comme prisonniers de guerre, ce que j’aurais démenti[23]. »

[23] Comment les émigrés vainqueurs auraient-ils traité les nôtres ? Dans les papiers de Puisaye, que Louis Blanc a très utilement consultés au Musée britannique, une lettre du 8 juillet s’est trouvée, terrible contre eux. Puisaye fait prier le ministre anglais d’être impitoyable « pour les officiers prisonniers qui ont refusé de jurer fidélité au roi (il veut dire de s’engager et de servir contre la France) ; il exige de sa justice qu’il les confonde dans les prisons avec les scélérats dont les excès ont prononcé l’arrêt. » Mot vague. Veut-il dire qu’on les tue, ou qu’ils soient forçats ?

M. Moreau de Jonnès, qui était un des sept cents, dit que pas un n’osa promettre rien de tel.

Vauban prétend que Sombreuil n’avait pas de cartouches.

Hoche dit : « Ils en manquaient si peu que nos grenadiers jetèrent les leurs avariées, pour prendre celles que les émigrés avaient, et qu’ils jetaient sur le rocher, au pied duquel six ou sept cents se noyèrent. »

Il n’y eut jamais scène plus terrible de désespoir. Plusieurs officiers se jetèrent sur la pointe de leurs épées. Dix huit cents personnes environ, officiers, femmes, soldats, paysans étaient entrés dans la mer jusqu’aux épaules. Mais la marée, le vent repoussaient les embarcations. Celles qu’on atteignait étaient chargées outre mesure. Et, pour ne pas sombrer, ceux qui y étaient déjà repoussaient même à coups de sabre les survenants qui voulaient y monter.

Nos soldats furent très bien pour cette masse lamentable qu’ils ramenaient. On les croyait féroces, d’après leurs violences dans les campagnes. Ils furent, devant ce grand désastre, saisis, touchés d’humanité. Les femmes et les enfants furent délivrés d’abord. Puis, quand ils mirent la main sur cette élite militaire (toute d’hommes mûrs et de vieillards, dit Moreau de Jonnès), sur tant d’officiers du génie, de l’artillerie, de la marine, ils témoignèrent certain respect. Rouget de l’Isle les vit soutenir de vieux chevaliers de Saint-Louis, les aider à marcher, couvrir de leurs shakos ces têtes chauves, exposées aux injures de l’air.

La difficulté était grande entre Hoche et Tallien. Hoche prétendait qu’on ne pouvait punir que les chefs. Tallien, si compromis et craignant les accusations, disait que la terrible loi contre les émigrés les frappait tous. On imagina de les garder le plus mal que l’on put, de leur donner une trop faible escorte, six cents soldats pour trois mille prisonniers. Pour mener ce monde à Auray, on traversait de petites chênaies, une route bordée de haies et de fossés. La seconde colonne n’arrivant à Auray que vers neuf heures du soir, chemina quelque temps nuit close. Les soldats étaient décidés à ne rien voir. Même quelques-uns dirent : « Sauvez-vous ! » — Certaines choses arrachaient le cœur. Plusieurs avaient leurs femmes, qui s’étaient obstinées à les suivre. Moreau de Jonnès, qui était de l’escorte, prit sur ses bras et porta un enfant. « Mais, dans cette situation terrible, dit-il, leur infatuation était la même. Ils se sentaient tout le pays pour eux, et s’obstinaient à croire qu’à Auray ou à Vannes ils seraient délivrés. »

Les royalistes ont fort travaillé la légende de Sombreuil, pour faire suite à celle de sa sœur. Ils la chargent de maint ornement mélodramatique. Et les nôtres copient tout cela, sans voir combien légères, même suspectes, sont les sources où ils puisent. Tel détail n’est donné que par la copie d’une lettre, qu’écrit une femme dont on ne sait pas même le nom ; on dit une certaine Sophie.

Il paraît assez sûr que Hoche voulut sauver Sombreuil, dont la jeunesse l’intéressait. Mais celui-ci se fût déshonoré s’il eût échappé seul. Il n’était nullement innocent de la catastrophe, ayant par légèreté fermé les yeux sur ce que vit Vauban, que le fort se gardait si mal dans la fameuse nuit ; ayant désespéré trop vite et s’étant laissé prendre avec trois mille hommes par sept cents grenadiers. Voilà ce qui sans doute lui resta très amer, et lui fit écrire une lettre furieuse et folle contre celui dont personne n’avait voulu suivre les avis ou les ordres, contre Puisaye. Si celui-ci eut tort de s’en aller trop vite, de ne pas se faire tuer, il faut avouer aussi qu’en restant, il n’eût sauvé rien. Le chef réel était Sombreuil.

Ce qui forçait Tallien et la Convention à une sévérité extrême, c’est que Puisaye et autres royalistes se vantaient d’avoir pour eux certains représentants, d’avoir des royalistes jusque dans la Convention. Ceux-ci (Delahaye, Larivière, etc.) furent foudroyés par ce grand coup de Quiberon. Ils se gardèrent de souffler mot. Il y eut une surprenante unanimité pour l’application de la loi.

Hoche, n’y pouvant rien faire, était parti pour Saint-Malo et Rennes, qu’il voulait raffermir. Mais il écrivit fortement pour cinq mille chouans prisonniers qui risquaient de périr avec les émigrés. Le Comité (en tête le très fin légiste Merlin) trouva un distinguo, une fiction heureuse : « qu’ils avaient été engagés malgré eux. » Ainsi on éluda la loi. Mais elle était précise contre les émigrés, bien jeunes, qui ayant eu seize ans en 89, en avaient vingt et un en 95. — On eut beau faire, on ne put les sauver.

Il ne faut pas oublier la terrible situation où l’on était. Le Midi nageait dans le sang. Comme on a vu, les royalistes y tuaient même les modérés. Dans le Morbihan, les chouans étaient si peu abattus, si opiniâtres, qu’autour de Vannes ils continuaient de fusiller les paysans qui portaient leurs denrées au marché. (Sav., VI, 355).

A Auray, l’entrée aux flambeaux que firent les prisonniers, toutes les femmes étant aux fenêtres et en larmes, fut une grande scène royaliste. Nos officiers obsédés, circonvenus, et sur lesquels les dames et les notables agissaient, ne pouvaient se décider à former les commissions militaires. Elles furent d’abord molles et lentes. Si le général Lemoine ne les eût recréées, on aurait eu le temps de délivrer les prisonniers. Les royalistes eussent fait (et non manqué) leur Vendémiaire. Les assassinats, les massacres, eussent redoublé dans le Midi.

Ce fut à Vannes même, dans la grande ville centrale, qu’on fusilla Sombreuil, l’évêque de Dol et cent quatre-vingt-sept des plus importants. Huit cents autres le furent à Auray.

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