Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
Dans ma Préface, j’exposerai le sujet de ce volume et de ceux qui doivent suivre.
Mais j’ai besoin de dire d’abord comment il a été préparé et fini, dans telles circonstances qui pouvaient l’empêcher de paraître jamais.
En 1838, lorsque j’entrai à l’Institut dans la section des sciences morales et politiques, les diverses nuances de partis, d’opinions et de gouvernements par lesquels la France a passé, y étaient représentées par des hommes qui avaient fait et su bien des choses. La Convention s’y voyait encore en Lakanal, l’âge du Directoire en Reinhard. L’Empire y était dans la personne du duc de Bassano. Ils causaient volontiers avec un écrivain fort jeune relativement, et qui semblait uniquement occupé de l’ancienne monarchie. Alors combien j’espérais peu amener mon histoire jusqu’au dix-neuvième siècle ! Cependant mon instinct de chasseur historique m’intéressait à leurs récits, et je ne rentrais guère sans avoir quelque note curieuse que je jetais au fond de mes cartons.
Ces notes attendirent trente années. Aux Archives aussi, où j’étais chef de la Section historique, j’eus occasion de voir et d’écouter d’autres personnages que leurs affaires y amenaient pour faire quelques recherches et qui causaient obligeamment. Là, je connus Lagarde, le spirituel secrétaire du Directoire, et tel des fournisseurs qui, bien plus que le Directoire, commanditèrent le jeune Corse et le lancèrent à leurs dépens dans la grande affaire d’Italie, qui enfin, malgré son ingratitude sauvage, s’attachèrent à sa fortune et lui manipulèrent son coûteux 18 Brumaire.
Ces notes assez précieuses dormaient paisiblement dans leurs cartons, lorsqu’au jour où j’allais m’en servir, elles furent fort en péril.
J’habite près de l’Observatoire, quartier désert, silencieux, qui n’avait jamais eu l’honneur d’être mêlé aux grandes aventures de Paris. Un matin, on décide que, pour défendre cette ville, le plus sûr est de la brûler. Mais, si l’on en brûlait le centre, l’Hôtel de Ville, à plus forte raison devait-on incendier tout ce qui se trouvait sur la route de l’armée de Versailles, le quartier du Mont-Parnasse et de l’Observatoire. Ma maison au coin de deux rues et près du Luxembourg, dans une position stratégique, devait y passer la première. Ce qui n’arriva pas. Ses gardiens obstinés firent ajourner la chose. Cependant le combat se rapprochant, on brûla le rez-de-chaussée, qui fut tout à fait mis en cendres. Le premier fut incendié et les flammes qui montaient flambèrent le second étage et le troisième que j’occupe ; elles ont roussi le fauteuil sur lequel j’ai écrit tant d’années. Mais ce fut tout ; le temps manqua au feu pour en faire davantage. Ce qui fit le plus de dégât dans cet appartement conservé par miracle au-dessus de l’incendie, ce fut l’explosion de la poudrière dans le Luxembourg. Les vitres volèrent non pas en éclats, mais divisées en petits fragments acérés, en aiguilles qui allèrent s’implanter partout, spécialement dans mon visage ; je veux dire dans celui de mon portrait, qui eut de plus une balle. Si son original eût été là, il eût été à coup sûr, sinon tué, au moins aveuglé. — Et qui eût pu alors se reconnaître dans mes manuscrits ?
J’étais absent de Paris ; j’en étais sorti, lorsque l’Impératrice, loin de songer à la défense, laissait entrer dans cette ville de deux millions d’âmes, tout un monde de bouches inutiles, quatre ou cinq cent mille paysans. Personne ne pouvait comprendre un gouvernement si insensé qui, dans Paris, engouffrait la nation comme pour la faire prendre en une fois[1].
[1] Les forts n’étaient pas gardés (constaté par M. Thiers). M. Michelet avait vu dans sa jeunesse, les Prussiens envahir deux fois le territoire, entrer à Paris en maîtres insolents. — Il ne se sentait plus la force de subir une troisième fois cette humiliation. Un matin, il vint à moi, me dit d’une voix concentrée que j’entends encore : « Si je reste, j’en mourrai. » Nous partîmes le soir même ; mais à distance, il reçut le contrecoup de nos malheurs ; il devait mourir des blessures faites à la France. A. M.
Cette ineptie parut dans tout son jour lorsque la France aurait eu si grand besoin de plaider sa cause, de répondre aux calomnies, aux articles payés d’une foule de journalistes, quand, dis-je, dans cette tempête d’injures et de sifflets, elle resta muette, ayant elle-même enfermé, étouffé entre quatre murs ses voix les plus autorisées. Dans ce temps lugubre, de près de six mois, le monde retentit des coups sonores que recevait la France muette. Mon âge de soixante-douze ans ne me permettait pas d’être la voix forte qu’il eût fallu. Mais la chose était si criante que, même sans être Français, on eût pu en être ému. Les dérisions de l’ennemi ne me perçaient pas tant le cœur que l’abandon de nos amis. J’avais constamment le songe de 1400, du temps de Charles VI, la vision de celui qui voyait le vainqueur trônant autour de Notre-Dame, et la France humiliée qui pleurait dans le Parvis.
Dans ce grand silence, seul en Europe je parlai. Mon livre que je fis en quarante jours fut la première, et longtemps la défense unique de la Patrie. Traduit en plus d’une langue, spécialement en anglais, il rompit l’unanimité de malveillance que l’or de M. de Bismarck avait facilement obtenue. Des voix jeunes, éloquentes, s’élevèrent, et même de Londres, pour nous. La conscience publique fut avertie, de la Tamise au Danube. L’Autriche et l’héroïque Hongrie insérèrent par fragments mon livre en leurs journaux. J’intitulai ce cri du cœur : la France devant l’Europe, lui donnant pour épigraphe ce grave avis d’avenir : Les juges seront jugés (janvier 1871)[2].
[2] Ce que ne dit pas l’auteur de ce livre, c’est qu’il a été vendu au profit de l’armée, des blessés. A cet argent s’ajoutaient des envois de linge, de vêtements. Dans cet hiver qui fut un des plus rudes de ce siècle, nous n’eûmes que nos habits d’été, un feu unique pour déraidir les doigts glacés. Ainsi, M. Michelet à 72 ans, malade, déjà atteint au cœur, s’imposait volontairement les plus rudes privations pour tout envoyer à nos soldats. A. M.
Par un hasard singulier que je ne regrette nullement, l’éditeur de ma grande Histoire a publié cette année le premier volume de sa réimpression, et dans ce volume la préface où, rendant compte de mes études préalables, j’explique sans restriction mes sympathies pour l’ancienne Allemagne, pour son apôtre Luther, pour ses jurisconsultes populaires, et l’amitié dont m’a honoré leur savant collecteur, Jacob Grimm, esprit très pénétrant, qui comprit bien que, derrière la France académique, officielle, il y en avait une autre, non plus spirituelle, mais candide et profonde.
Mon point de vue était fraternel pour l’Allemagne. Oh ! que je l’ai aimée, cette Allemagne-là, la grande et la naïve, celle des Nibelungen et de Luther, celle de Beethoven, et celle du bon Frœbel et des jardins d’enfants. Mais j’aimais beaucoup moins l’Allemagne ironique de Gœthe, l’Allemagne sophistique d’Hegel qui a produit son fatalisme d’aujourd’hui. J’espérais mieux de l’Allemagne, et je suis frappé de la voir morte en sa victime même, au sépulcre de fer où (un État slave) la Prusse l’a inhumée.
Mes sympathies pour l’Allemagne et, en général, pour les grands peuples de l’Europe, sympathies d’autant plus françaises qu’elles étaient européennes, ont apparu surtout au Collège de France. Entouré de ces jeunes gens qui m’aimaient, j’y tenais la table d’Arthur, où tous les peuples venaient s’asseoir, me demander de leur verser la vie.
Tant que César dura, je ne pensai pas à y retourner. J’achevais l’immense monument que je devais à la France. Mais, en 1871, je crus devoir réclamer moins pour moi que pour le Collège de France, pour l’inamovibilité de ses professeurs, droit reconnu dès sa fondation, et par plus d’un ministre même.
M. Jules Simon alors ministre me répondit que ma chaire était régulièrement occupée. Ce que je nie. — En 1852, M. Alfred Maury, bibliothécaire très confident de l’empereur, s’y fit nommer, et, de plus, directeur des Archives, ce qui est un sous-ministère.
Même interdiction contre mes livres d’enseignement, contre le Précis d’histoire moderne, prescrit jadis par l’Université. Tant on craint même les livres impartiaux qui remplaceraient ceux de l’empire.
Ceci n’est pas une plainte.
Suspendu en 1847 par le ministère Guizot,
Destitué au 2 décembre (sans retraite, ni pension),
De nouveau repoussé de ma chaire par le gouvernement de Versailles,
Je n’ai pas à me plaindre. Car, rien ne m’a manqué. Les gouvernements, les partis se sont trouvés d’accord pour me récompenser en proclamant, de leur mieux, mon indépendance.
Je le méritais bien. Je n’ai point varié. Si je n’ai point ma chaire, j’ai d’autant mieux mon tribunal, immuable, assez haut, pour bien voir les tempêtes où tout s’agite et tourne au grand vent des révolutions. Pour les rois, pour les peuples, et les révolutions elles-mêmes, là est le Jugement dernier, l’arrêt définitif, la sentence et la grande épée.
1er Janvier 1872.