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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE III
AVEUGLE RÉACTION DE LA PITIÉ. — LES CHOUANS ENHARDIS. — MEURTRES ET FAUX ASSIGNATS.
Novembre–décembre 94.

Le 23 novembre, la Convention, à l’unanimité, vota le procès de Carrier. Elle crut par cette mesure d’expiation se rallier l’Ouest, pacifier la Vendée.

Le 8 décembre, par un acte pénible, mais de grande justice, elle rappela, elle reçut dans son sein les soixante-treize députés qui avaient protesté contre la proscription de la Gironde et pour l’inviolabilité de la représentation nationale. Mesure obligée, honorable, qui n’en eut pas moins l’effet de donner une force fatale aux cruels ferments de discorde qui agitaient l’Assemblée, d’y ramener des spectres de vengeance (comme le tragique Isnard), plusieurs hommes démoralisés, en prison et très dangereux. Étaient-ce des actes de faiblesse ? La Convention victorieuse de tous côtés, plantait le drapeau de la France sur Coblentz et sur Amsterdam. Les rois venaient à elle, demandaient à traiter. Mais cette grandeur même était une tentation de clémence. La France rassurée voulait réunir ses enfants. De là les avances excessives, imprudentes, mais certainement généreuses, que l’Assemblée, que Hoche faisaient à nos ennemis.

Les publications successives des manuscrits de l’infortuné Phelippeaux, du livre de Lequinio, etc., les récits qu’on faisait des barbaries récentes de Turreau, continuées après le danger, et jusqu’en Thermidor, avaient navré les cœurs, les avaient, par la pitié, désarmés de toute prudence, détrempés et comme énervés. C’est un état pathologique, aussi bien que moral, qui n’a jamais été décrit. Cette Assemblée, après de tels accès et de fureur et de douleur, brisée et rebrisée, ayant passé, repassé par la mort, en gardait un terrible ébranlement nerveux. Tant d’ombres, tant de revenants ! Ce n’étaient pas seulement tel homme, tel individu, mais des villes, des populations entières, des masses de vrais républicains qui revenaient comme à la file. En décembre 94, où l’émigré n’est pas rentré encore, où le royalisme se cache, le monde apparaît Girondin.

C’était étrange de garder sous clef les soixante-treize députés qui réellement représentaient l’immense majorité du pays ; de retenir prisonniers ceux qui, seuls, au 31 mai, avaient protesté pour lui et pour sa liberté ?

Si le nombre fait le droit, il était de leur côté. Voilà ce que la Convention commençait à se dire. Le sien lui paraissait douteux. De qui le tenait-elle ? Du peuple. Au nom du peuple seul, elle avait pris cette prodigieuse autorité. Mais comment ? En vainquant le peuple. Minorité minime, elle l’avait sauvé malgré lui.

Une fiction fit le 31 mai, le prétendu crime de la Gironde, son projet supposé de démembrer la France. Énorme calomnie. Dans les notes inédites de Lindet, que j’ai sous les yeux, je lis qu’après Thermidor, en septembre 94, il fit, dans le secret des Comités, ce lamentable aveu : Jamais les Girondins n’ont pensé à démembrer la France. Les Comités frémirent, le prièrent de se taire. Tous eurent le cœur percé. Chacun dit : « J’ai menti. J’ai versé le sang innocent. » Quel coup, pour ceux surtout qui, comme Legendre (humains au fond) s’étaient couverts (par peur) de fureurs sanguinaires, de meurtrières déclamations !

Cependant si tant d’autres, sans peur et très loyaux, acceptèrent ce mensonge, c’est que la Gironde, innocente sous ce rapport, avait un autre tort, réel, celui d’entraver tout. Son implacable opposition aux plus sérieux montagnards, aux hommes d’action, Danton, Cambon, Lindet, rendait tout impossible, paralysait la France. Elle perdit trois mois en disputes. Les administrations de départements, forts suspectes, s’autorisaient de ces querelles pour ne pas vendre les biens nationaux, ne pas organiser la ressource suprême que Cambon avait fait décréter, la réquisition.

Lindet se tut, mais la situation parlait. Elle disait deux choses :

1o On ne peut pas les garder en prison ;

2o Et du jour qu’on les lâche, on lâche aussi toutes les furies de la discorde, des voix de tempête éternelle.

En les recevant, l’Assemblée va avouer sa servitude dans ce fatal 31 mai, et par là infirmer ses actes, tant de grandes œuvres si utiles, tant de choses fécondes pour l’avenir. Elle va reprendre dans son sein des hommes aigris et désorientés, étrangers et hostiles à tout. Les meilleurs, les Louvet, les Mercier, etc., esprits généreux, cœurs humains, en rentrant, ne peuvent manquer de précipiter l’Assemblée sur une pente déjà trop rapide, l’excès de l’indulgence, la partialité même, la confiance pour l’ennemi !


Sur 500 membres présents à la Convention, 498 votent pour qu’on fasse le procès à Carrier. Donc, la Montagne, tout entière, se prononce contre lui.

Les 21 chargés d’examiner s’accordèrent pour l’accusation, quoique Romme, leur président, qui la demandait en leur nom, observât qu’il n’y avait nulle preuve écrite, et qu’il était regrettable de rentrer dans la voie funeste du passé, de juger un représentant.

Antonelle, le célèbre chef du Jury de 93, patriote inflexible (contraire à Robespierre, contraire à Bonaparte), refusa de parler pour un homme dont les folles fureurs avaient tellement nui à la République, n’accepta pas la défense de Carrier.

L’accusé, même avant de pouvoir dire un mot, était jugé, tué et condamné d’avance, par la voix des 200 témoins déjà entendus sur le comité de Nantes, tué par ce comité, par l’adroit, l’éloquent Goulin, qui rejetait tout sur lui.

Carrier faisait horreur. Mais pourquoi pas Fouché, aussi souillé, plus hypocrite, à coup sûr, bien plus corrompu ? Carrier avait d’abord sa figure contre lui. C’était un Auvergnat baroque, d’aspect bizarre, fantastique, improbable. Il était long, n’était que bras et jambes, comme un télégraphe furieux. Des tics étranges, des signes vraisemblables d’épilepsie. Dans les soixante jours qu’il fut à Nantes, il déploya d’abord une grande activité qui aida fort à la victoire. Puis malade, alité souvent, effaré, hors de lui, livrant tout aux plus sanguinaires, il s’échappait sans cesse en paroles épouvantables. Nous avons vu que Charette était en face, le typhus dans la ville, une panique, un délire général. Il y avait des hommes atroces dans Nantes, les patriotes des environs qui avaient tout perdu. « Si j’avais fait de l’indulgence, disait Carrier, ils m’auraient fait guillotiner par Robespierre. » Du reste, les décrets terribles de la Convention l’autorisaient, le couvraient tout à fait.

Pour les comprendre, il faut se rappeler la crise de septembre–octobre 93, quand la France se vit serrée, enveloppée de trois dangers, et qu’ayant à la gorge l’épée de l’Europe, elle sentit aux reins le poignard de Vendée. Ce ne furent pas alors les enragés, ce furent les indulgents, les Merlin, les Hérault qui firent voter que l’on fît un désert où il n’y eût plus un homme, une bête. On accusait Carrier, mais, après lui, Turreau détruisait exactement tout.

Rien n’exaspéra plus contre Carrier que la folle défense qu’en firent les Jacobins, ne se contentant pas de le laver, mais l’exaltant et le glorifiant, en faisant un héros. Ils le perdirent et se perdirent.

Par le jugement du 15 décembre, 26 frimaire Carrier fut condamné à mort, et avec lui seulement deux de ceux qui l’avaient servi. Goulin, le Comité, les autres aussi coupables, échappèrent, au grand étonnement de tous. L’Assemblée indignée, brisa le tribunal.


Le résultat fut grave. Il confirma la fable répandue dans l’Ouest que la République, vaincue partout, faisait amende honorable en Carrier, que le Bourbon d’Espagne venait de faire son entrée à Paris. En décembre, Marseille commence à s’entendre avec la Bretagne. Le 15 décembre, le jour même où périt Carrier, les chouans, hardiment, se montrent au théâtre de Nantes, dans leur costume. L’officier est en habit vert. Tous ont des colliers verts et noirs, de belles écharpes blanches, chargées de brillants pistolets.

Ces pauvres sabotiers ont évidemment fait fortune. Un miracle a eu lieu. Mais lequel ? On avait cru que ces bonnes gens étaient de pieux imbéciles qui se faisaient tuer pour leur foi. Les fraudes des prêtres en 94 n’avaient pas eu encore grande action. Il est vrai qu’en Bretagne, une lettre de Jésus tombe du ciel. Sur le Rhône, la Vierge apparaît, il y fallait un autre miracle, un miracle du diable, celui que l’on va raconter.

Le diable agit, sous figure d’un chouan, un M. de Puisaye, personnage équivoque, fort louche, qui passa de Bretagne à Londres avec les pouvoirs douteux de quelques chefs de bande. Il évita de voir les émigrés agents des princes. Pitt en avait assez ; il ne voulait plus même les entendre nommer. Mais, chose surprenante, dès qu’il vit Puisaye (2 octobre), tout à coup, cet homme si difficile, si colère, s’adoucit, l’accepta au point qu’il le logea au plus près de chez lui. Cet homme était donc un trésor.

Pour ceux qui savent la démonologie, le pacte diabolique ne se fait bien qu’entre gens désespérés qui vendent, qui jettent leur âme.

Pitt était au plus bas. La Prusse, l’Allemagne, lui échappaient, et il n’avait plus prise en France. La Vendée expirait. Il n’en savait presque plus rien. Son seul agent qui allait et venait, l’informait mal, un certain Prigent, fruitier de Saint-Malo.

Puisaye était aussi au point où l’on fait tout, même des crimes. Tous les chefs vendéens, bretons, étant in extremis, voyant finir le fanatisme, ne retenaient leurs gens qu’avec une grosse solde qu’ils payaient en faux assignats de leur fabrique. Immonde concurrence. Puisaye, qui n’avait pas le sou, offrait aux siens un avantage énorme. Stofflet donnait dix sous par jour. Puisaye en promettait cinquante. Mais comment les payer ? C’était la question.

Il alla droit au cœur de Pitt par une chose. C’est que ce ministre n’avait jamais vu un si mauvais Français, si bien fait pour vendre la France. Nos émigrés, absurdes, inconséquents, légers, faisaient des réserves, parfois se souvenaient de la patrie. Puisaye, du premier coup, dit qu’il était Anglais (en effet, il avait quelques parents anglais). Il surprit M. Pitt en lui disant que la Bretagne ne voulait plus des émigrés, étourdis et brouillons, qu’elle voulait des Anglais. — Des Anglais déguisés ? — Non pas ; des Anglais avoués, en uniforme, en habit rouge, — qu’en toute place conquise avec le drapeau blanc, l’anglais fût arboré. — Pour un moment ? Non pas. Pour y rester. On désire que les Anglais restent et qu’ils ne s’en aillent point.

Il n’y a pas de dogue si féroce qu’avec certaine drogue, certain magnétisme, on ne puisse lui faire rentrer les dents, le charmer, l’hébéter. Quand Puisaye eut ainsi magnétisé son Pitt, il dit de quoi il s’agissait. Pitt avait cru (comme la Convention) que nos gens de l’Ouest étaient des fanatiques. Puisaye révéla le mystère de la nouvelle hostie, l’hostie du diable, l’assignat contrefait. Ces misérables, chacun avec leur bande, en vivaient, en mouraient aussi. Leurs assignats grossiers menaient droit à la guillotine. Mais la chose bien faite et en grand pouvait être une arme terrible, filant partout, invisible poignard dans le cœur de la République. Les éminents graveurs de la Hollande allaient faire une merveille d’art, d’indiscernables assignats que Cambon même eût acceptés. On en faisait d’abord trois milliards à la fois ! de quoi acheter la Bretagne (qui sait ? les républicains même ?) Ce moyen était sûr. La France était perdue.

M. Pitt était né honnête ; il était fils de ce furieux Pitt, lord Chatham, l’orgueil incarné ; petit-fils de celui qui fit connaître cette famille obscure par la vente surfaite d’un célèbre diamant. Ce petit-fils était l’idéal même du bon sujet : âpre laborieux, correct absolument, sans vice, moins un ! un seul, la haine. En celle-ci il s’était absorbé, avait passé tout, âme et corps. Résumons sa vie : Il hait.

En ces hommes d’affaires, l’honnêteté est relative. Il réfléchit. La France étant le mal, le mal idéal, absolu, ce qui détruit le mal est bien. Les jurisconsultes anglais, dans les procès venus plus tard à ce sujet, trouvèrent un très bon texte dans Wolf : « Que la guerre permet tout, même les flèches empoisonnées. » M. Pitt, si lettré, dut savoir le texte de Wolf.

Il enferma Puisaye, l’isola de l’émigration, tant qu’il put. En effet, ce projet avait en dessous une chose qu’il aurait exécrée. C’est que tous ces milliards d’assignats qu’on faisait, seraient finalement payés en biens nationaux, biens d’Église, bien d’émigrés. Chose piquante, le progrès qui allait combler les chouans avait pour base et garantie la ruine de l’émigration. Si l’on en venait là, quel champ superbe de disputes, que de procès, que de combats entre les royalistes même, quel magnifique espoir d’éternelle guerre civile ! M. Pitt remercia Dieu, et comme en toute bonne affaire, il faut aussi faire quelques bonnes œuvres, il fit à Monsieur, à d’Artois (pour les faire taire) la charité de quelques milles livres Sterling.

Puisaye, regorgeant d’assignats, en soûla les chouans. Il payait même d’avance. Il donna à plusieurs jusqu’à deux ans de solde. Mais la merveille, c’est que ses assignats, étant si parfaits, ne pouvant être refusés de personne, il les changeait en or à volonté. Un fleuve d’or coula tout à coup. Chaque prêtre qui partait de Londres avait dix mille livres en louis.


Vous vouliez des miracles, bonnes gens ? En voilà. Et palpables ceux-ci. Non de vaines paroles. C’est bien la Présence réelle !

Que pouvait contre tout cela le génie de Hoche, sa générosité ? Il avait à lutter contre une force immense, invisible. Il ne pouvait même combattre l’insaisissable ennemi.

Énorme force populaire. Une sauvage hilarité avait saisi tout le pays. Terrible orgie du sang. Le chouan, la poche garnie, n’avait plus de travail que de se promener en égorgeant, pillant les patriotes. Ceux-ci fuient dans les villes. Tous les maires de villages sont assassinés, les acquéreurs de biens nationaux sont égorgés, les prêtres constitutionnels martyrisés. Défense de porter du grain aux villes ; les femmes qui l’essayent sont tuées. Autour de Nantes seulement, les chouans reconnurent l’amnistie de la République en tuant six cents patriotes, douze fonctionnaires.

La tactique des honnêtes gens qui obsédaient le général et les représentants était de leur persuader que ces assassinats n’étaient pas politiques, étaient de simples actes de voleurs, de brigands. Le député Boursault fut si crédule qu’il voulait payer les chouans, les constituer gardes territoriales (gardiens le jour, brigands la nuit !)

Hoche, dans son beau rêve de rallier la Vendée, la Bretagne, pour les lancer sur l’Angleterre, se refusait les moyens irritants de police, les visites domiciliaires dont on avait tant abusé. La bonne société, les belles dames caressantes l’aveuglaient, invoquaient sa générosité en faveur « des pauvres chouans. »

Ceux-ci avaient leurs tigres et leurs renards : le tigre Cadoudal, le renard Cormatin. Ce dernier regardait vers Londres, rusé et patient, mystifiait les républicains, se moquait d’eux, les rendait méprisables.

Ainsi le général Humbert, brave, mais incapable, pour finir les assassinats se laissa entraîner à la démarche honteuse d’obtenir entrevue d’un petit brigand, Boishardy, un chef de deux cents assassins.

Hoche, lui-même, dans son désir d’arrêter l’effusion du sang, ne refusa pas de voir Cormatin, qui menait toute l’intrigue. Ce chef lui parut doux et sage, tout à fait ami de la paix. Hoche, suivant son grand cœur, parla comme un homme sincère, rappela ses propres malheurs et s’étendit sur le besoin de sauver le pauvre peuple. Il répéta ce qu’il avait dit dans une lettre : « Qu’ils viennent, disait-il, qu’ils viennent. Je suis prêt à les embrasser !

« Je suis Français, dit Cormatin, et, comme tel, je me réjouis de vos victoires du Rhin, des Pyrénées. Je sais bien, hélas ! que mon parti, formé par le désespoir, n’a rien à attendre du dehors. » Hoche, charmé de le voir dans ces bonnes pensées, lui rappela la conduite de l’Angleterre pour la Vendée, et crut l’avoir convaincu que les Vendéens et les émigrés avaient été joués par la coalition.

Cet excellent Cormatin ne demandait qu’une chose : qu’on lui permît de travailler à la paix, qu’on le laissât librement « pacifier le pays », qu’on lui donnât Humbert comme témoin de ses démarches ; il ferait cesser les assassinats, rien n’était mieux imaginé.

Dans l’intérêt d’Humbert et pour lui sauver quelques balles, Cormatin lui conseillait même d’endosser l’habit des chouans. Humbert l’eût fait, si Hoche ne s’en fût indigné, et ne lui eût commandé de garder l’habit de général, la dignité républicaine.

L’amitié des chouans pour nous était devenue une moquerie, une dérision. Quand ils rencontraient nos soldats en petit nombre, ils leur enlevaient leurs armes, au nom de la fraternité. Un jour, Hoche traversant un bois avec Cormatin, celui-ci, averti par un de ses hommes, dit d’un air mystérieux : « Il y a là des gens… je vais leur parler. » Il voulait avoir l’air de protéger le général. « Je ne veux rien de vous, monsieur, dit Hoche ; je passerai bien sans vous. Restez et tenez-vous derrière. » — Cormatin, en grommelant, obéit, se mit derrière, puis il piqua des deux, disparut dans le bois.

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