Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VIII
L’ASSEMBLÉE, POUR SE MAINTENIR,
FAVORISE LES JACOBINS CONTRE PARIS ET BABEUF.
1–6 septembre 94.
Les Jacobins, défendus par leurs ennemis eux-mêmes, avaient eu un grand bonheur. Étaient-ils sortis du péril ? Non. Ils étaient des comptables qui ne pouvaient rendre compte.
Ils avaient eu plus d’un an de dictature illimitée : non seulement toutes les places, mais l’absolue disposition du capital de la France. Leurs comités faisant partout la réquisition en hommes, en chevaux, voitures, en blé, denrées de toute sorte, sans la moindre responsabilité, sans écritures régulières, avaient, dans chaque ville et village, marqué qui devait payer, et comment, combien payer.
La répartition, la levée, l’emmagasinement, l’envoi de toute chose, ils avaient tout fait à leur gré. Sans profit ? je le croirais. Sans partialité ? j’en doute.
Une autre opération, beaucoup plus scabreuse encore, avait été celle des saisies chez les gens qu’ils arrêtaient. Là que de tentations ! Entrant brusquement dans ces riches hôtels, ces demeures luxueuses, il leur fallait une vertu peu commune pour respecter tant de choses de valeur, d’autres d’un art séduisant. Il était bien nécessaire que des inventaires rigoureux missent parfaitement à jour la probité, l’exactitude, de ceux qui procédaient sans surveillance, et sûrs de n’être accusés de personne.
Mais, dans le cercle précis des actes les plus avouables, quand on vendait ces objets précieux, ou des immeubles, qui eût osé enchérir sur eux, se porter leur concurrent ? Qu’ils le voulussent ou non, ils avaient tout à vil prix.
Cette faculté terrible d’arrêter qui ils voulaient, faisait croire (des plus purs mêmes), des choses ignobles, odieuses. En voyant la lâcheté, la docilité tremblante de ceux qu’ils n’arrêtaient pas, on supposait des pactes honteux. Ils furent rares, quoi qu’on ait dit, inexorablement punis par le gouvernement de la Terreur. N’importe, à ceux qui pouvaient tout, la haine et l’imagination sans nulle preuve imputaient tout.
Si leur royauté eût duré, ils se seraient corrompus davantage. Mais elle ne fut qu’une crise, un orage, et de ces orages qui tiennent l’homme au-dessus de lui-même. Ils étaient la plupart de très sincères fanatiques, sans calcul, sans précaution. Ils ont pu généralement répondre à leurs ennemis par une glorieuse pauvreté. Mais on ne voulait pas y croire. On imaginait toujours qu’ils avaient caché, enfoui, ou passé sous de faux noms. A leurs brutalités passées, à leur orgueil, à leurs fureurs, on répondit par l’outrage ; on leur dit : « Retournez vos poches. »
Cambon qui ne les aimait pas, qui ne mit jamais les pieds chez eux, avait ouvert en novembre 93 un avis qui les eût sauvés. Il voulait que, pour les valeurs qu’ils avaient en maniement, leurs comités fissent des écritures régulières, qui seraient vues, légalisées, par une commission de l’Assemblée. La justice le voulait ainsi. L’ordre le voulait ainsi, et le besoin de l’unité. Ce grand mouvement n’eût pas été inégal et désordonné. La France n’eût pas présenté (dans ses 50 000 gouvernements jacobins) l’aspect difforme d’une bête à mille pattes qui marche d’autant plus mal. « Mais cela était-il possible ? » Oui, en novembre 93. Par nos trois victoires d’octobre (Wattignies, Lyon et Granville), nous étions extrêmement forts, hors de la crise pressante qui avait tout légitimé.
Qui s’opposa à une chose si utile aux Jacobins ? Robespierre qui les ménageait, voulait que le Jacobinisme restât une religion. Les Jacobins étaient les purs. Cambon les aurait sauvés, mais étrangement rabaissés. Ils restèrent irresponsables. On décida qu’ils n’auraient affaire qu’au mystérieux Conseil de sûreté générale, pouvoir occulte de police, sous la main de Robespierre, qui se garda de demander le moindre compte aux Jacobins.
Cette irresponsabilité, cette confiance extraordinaire qui les fit décidément rois en 94, eût dû augmenter leur nombre. Et le contraire arriva. Leurs sociétés fondirent. Le seul élément sûr qu’ils eussent, c’étaient les plus compromis, leurs 40 ou 50 000 comités révolutionnaires, chacun de cinq ou six personnes. Donc peut-être trois cent mille en janvier 94. Mais les comités de villages, en mars 94, retournèrent aux travaux agricoles ; ceux qui avaient acquis quelque parcelle de terre ne pouvaient la négliger.
Les Comités ne subsistèrent que dans les villes de districts. Comptaient-ils cinquante mille membres ? C’est ce tout petit nombre qui fit la compression horrible du printemps et de l’été. Ce qui indisposa peut-être encore plus la campagne, c’est que les comités des villes lui enlevèrent pour l’armée le cheval de labour, si cher et si précieux au moment où la culture reprit par toute la France. Le paysan eut la terre, mais comment la cultiver ?
Les Jacobins avaient perdu la campagne. Dans les villes même ils étaient très isolés ; à Paris (je l’ai dit) réduits à une affreuse solitude, quand vint le coup de Thermidor et l’heure de rendre des comptes.
Ils avaient eu tout en main. On les accusait de tout. Il pouvait leur arriver ce que les agents du fisc (tous juifs) ont eu en Espagne. Ils avaient pressuré le peuple au nom du roi pour la croisade ; la croisade tourna contre eux, une persécution inouïe, avec une immortelle haine, que le fer, le feu, les tortures, les bûchers n’assouvirent jamais.
Les Jacobins avaient perdu leur tête dans Robespierre. Mais ne peut-on vivre sans tête ? Ils le renièrent bien vite dans des adresses solennelles. S’il a conspiré, disaient-ils, qu’importe au grand corps jacobin ? La Convention qui en tant de choses avait suivi Robespierre, devait, pour son honneur même accepter cette apostasie. Les représentants, si nombreux, qui avaient eu des missions, qui de même avaient exercé une si violente dictature, dont ils n’auraient su rendre compte, n’avaient garde d’en demander de sévères aux Jacobins. Ceux d’entre eux qui sont journalistes, dans leurs furieux combats contre les Jacobins, ne les attaquent jamais sur cette question si grave du maniement des deniers. Ils gardent là-dessus un silence, une discrétion qui dut singulièrement enhardir leurs ennemis.
Rassurés sur le grand point, les Jacobins imaginèrent que la Terreur dont on les accusait, devait être leur refuge. Ils appelèrent des Marseillais, une petite bande bruyante qui les gardait, les appuyait, allait, venait, était partout, provoquait imprudemment les grandes masses de Paris, battaient les colporteurs du journal de Babeuf. Celui-ci, avec son club de l’Évêché, qui demandait des élections municipales (et peut-être générales), était la bête noire de tous ceux qui avaient à rendre des comptes, c’est-à-dire des Jacobins et de la Convention même.
« De l’audace ! encore de l’audace ! » Ce fut l’idée des Jacobins. A Babeuf et à Paris qui demandaient qu’on supprimât pour jamais toute Terreur, ils opposèrent une adresse (qu’ils avaient fait faire à Dijon) pour doubler, tripler la Terreur. Tout comité révolutionnaire de la moindre petite ville aurait eu pouvoir pour la France entière ! Un mandat d’arrêt lancé de Pantin, eût frappé jusqu’aux Pyrénées, aux Alpes, atteint Lyon, Bordeaux ! La petite inquisition de chaque localité aurait eu la dictature plénière sur tout le territoire. C’était dépasser tout ce que les décentralisateurs les plus exagérés ont rêvé jamais. Les Girondins n’y pensèrent pas. Robespierre en aurait frémi.
Le 5 septembre, l’Assemblée écouta cette folie, l’accueillit honorablement, la renvoya à l’examen de son comité de législation.
Pourquoi ? C’est que cette adresse, qui flattait toutes les villes, permettait d’écraser Paris. C’est ce qu’on fit le lendemain.
Babeuf est étonné, dit-il, de ce que les thermidoriens, Tallien, Fréron, qui, comme lui, demandaient la cessation de la Terreur et la liberté de la presse, ne l’appuient point dans leurs journaux, évitent même de parler du sien. Cependant il avait la simplicité de croire que la pétition, très modérée, de son club, trouverait en eux quelque appui à la Convention. Leur homme, leur ami, un thermidorien violent, était au fauteuil ce jour-là. André Dumont présidait.
La pétition ne demandait que deux choses : la liberté de la presse, — et l’exercice du « droit qu’a le peuple de nommer ses fonctionnaires. »
S’agissait-il de Paris, d’une Commune librement élue ? Oui, ce semble. S’agissait-il de la France ? Ce mot de fonctionnaires comprenait-il celui des mandataires du peuple ? Devait-on croire qu’on demandait des élections générales, une nouvelle Convention ?
Personne ne veut mourir. L’Assemblée crut (ce que croit toujours un gouvernement) que sa vie était le salut. Elle se demandait à qui elle laisserait la république. Elle n’avait pas vécu jusque-là, je veux dire, n’avait pu faire les grandes choses de la Révolution projetées sous la Terreur ; elles restaient sur le papier (le Code, l’instruction publique, etc., etc.).
Elle se défiait aussi excessivement de Paris, non d’un Paris royaliste qui ne paraissait nulle part, mais du Paris Cordelier, mais du Paris Hébertiste, du vieux fonds industriel de Chaumette, du fantôme des lois agraires. Fantôme à qui l’on donna un corps à force de le craindre. Il n’y en a pas un mot en 94 dans le journal de Babeuf. Il n’était pas Hébertiste, il le dit expressément, et, mieux encore, il le prouve en écrivant tout un livre contre les Hébertistes de Vendée (Carrier, Ronsin, etc.).
Si ce jour, le 6 septembre, la Convention avait eu le grand cœur de se suicider, l’élection eût été républicaine. Les royalistes étaient encore fort timides ; ils ne reprirent l’audace qu’à la rentrée des émigrés. Pas un homme en France n’osait encore parler de royauté. Toute la presse était antiroyaliste. Chouans, vendéens, brigands, tous ces mots faisaient horreur. La trahison de Toulon, l’appel aux Anglais, Granville, l’entente des royalistes avec nos mortels ennemis, étaient des choses présentes. Les misères et les disettes avaient entretenu la haine du peuple contre le royalisme. Quand Tallien, en épousant la fille d’un ministre d’Espagne, laissa deviner ses menées, il fut l’objet de la haine, du dégoût ; on le vomit. Il ne put jamais remonter, même par l’énorme massacre des royalistes à Quiberon. En septembre, les Montagnards non Jacobins auraient tous été réélus, même les Jacobins modérés. L’opinion Girondine, celle des grandes villes de commerce, eût été représentée, et en majorité peut-être. On savait (et Robert Lindet le disait sans difficulté) que jamais les Girondins n’ont voulu démembrer la France, comme on les en accusait. On savait que la plupart étaient d’ardents républicains. On le vit bien par Louvet et tant d’autres que la réaction royaliste ou le 18 Brumaire, ont fait mourir de douleur.
Le président André Dumont foudroya la pétition. Fréron, Tallien se turent, ne dirent rien pour adoucir. Les pétitionnaires ne furent pas, comme c’était l’usage, invités à s’asseoir. On prononçait l’ordre du jour. Mais Billaud-Varennes trouva que c’était trop peu sévère. Il dit que l’Évêché avait toujours été un foyer de conspiration. Ainsi la droite (André Dumont), ainsi la gauche (Billaud) furent d’accord contre Babeuf. L’Assemblée renvoya au Comité de sûreté, ce qui sentait l’arrestation. Les pétitionnaires effrayés se sauvèrent, et celui qui avait lu fut effectivement arrêté (6 septembre 94).