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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE III
BONAPARTE SÉMINARISTE.

A l’avènement de Louis XVI, Marbeuf, accusé par ses ennemis, attesta le parti français et fit venir en France son fidèle Charles Bonaparte, qui le justifia d’indulgence pour les paolistes. Il ne parvint pas à se faire nommer gouverneur de l’île. Mais on ne put lui refuser la grâce qu’il demandait pour son zélé défenseur, de faire élever ses enfants aux dépens du Roi.

Donc, le petit Napoléon, comme son aîné Joseph, amené au séminaire d’Autun, puis à la maison royale de Brienne (1779), tenue également par des prêtres, reçut d’eux l’éducation qu’on donnait aux jeunes nobles dans les écoles militaires.

Depuis l’expulsion des jésuites, elles étaient dirigées par des prêtres et religieux de tout ordre. L’enfant en arrivant là, et connaissant la règle pour la première fois, se montra tel qu’il était, avec la sauvage royauté qu’il avait dans la famille. Il fit la grimace au portrait de Choiseul qu’il aperçut, et grava sur un cœur de plomb qu’il avait : « Gênes ni la France n’y entreront jamais. » Il fallut qu’on lui apprît ce que c’était qu’un boursier, mis là par le bienfait du Roi.

Ces prêtres appliquèrent au nouveau venu la seule méthode d’éducation qu’ils connaissent et qu’on appelle jésuitique, et que pratique toute l’Église. C’est celle qui brise le mieux les âmes, fait des hommes souples et faux. Elle consiste en deux mots : châtier et dompter d’abord, puis flatter, amadouer. C’est cette méthode que Bonaparte lui-même dit employer dès sa campagne d’Italie, et que, devenu tout-puissant, dans les échappées mêmes de ses colères, il garda, comme secret de l’art des tyrans.

Les premières punitions qu’on appliqua à cet enfant si fier lui parurent si humiliantes, que ce fut l’effet d’un fer rouge. Il eut des convulsions et parut épileptique, accident qui se renouvela quelquefois dans sa vie. Il était à craindre qu’il ne haït ses maîtres pour toujours. Il se rapprocha d’eux, au contraire, devint l’élève favori. On s’aperçut alors qu’il était inutile de le châtier. Il l’était par ses camarades qui n’aimaient pas cette petite figure noire, muette (il ne parlait que l’Italien). On singeait son attitude bizarre, son air rêveur, où il semblait voir quelque chose d’étrange. Par un détestable calembour, au lieu de Napoléoné, on l’appelait Paille au nez, c’est-à-dire visionnaire.

Il suivait à l’italienne ses pratiques religieuses, ce qui semblait hypocrisie à ces petits philosophes. Cela achevait de le faire pour tous la bête noire, mais en revanche, le mit si bien avec ses maîtres, qu’il faisait tout ce qu’il voulait. Le sous-principal, un minime, l’abbé Dupuy, l’avait pris en affection et ne craignit pas d’ouvrir la bibliothèque à un si sage écolier. Là, le petit solitaire put faire, tout son soûl, des lectures brouillées, indigestes. Ces vastes lavages d’esprit seraient bien propres à faire des fous. Mais, généralement, même en tirant des notes et en quelque sorte des extraits, comme faisait celui-ci, ils passent par un crible, laissant subsister seulement le fonds des traditions d’enfance. On peut lire les philosophes : on reste superstitieux. Il pouvait extraire Rousseau (dont il réfuta un ouvrage), Mably, Raynal, etc. Il n’en resta pas moins un Corse, catholique et fataliste, l’image de sa mère, et eut toujours pour fonds du fonds, madame Lætitia.

Ce qui montre assez le bon sens qu’il portait dans tout cela, c’est qu’en faisant des extraits de l’Histoire de la Chine, et de l’Histoire de l’Église gallicane, il en fit un de l’Arioste.

Chose plus remarquable : il écrivait tout, non-seulement ses lectures, mais ses petits événements, tout ce qui lui arrivait, jugeant d’après l’adoration de sa famille et la haute faveur de ses maîtres, que rien de lui ne serait indifférent à la postérité.

Augmentait-il réellement ses connaissances positives ? On peut en douter. Ces professeurs religieux, et le minime Dupuy, ne pouvaient le mener loin. « Dans la science qu’il affectait le plus, en mathématiques, dit M. Libri, le point le plus élevé qu’il atteignit est relatif à la cycloïde. » En géographie, il resta dans une étonnante ignorance, croyant à trente ans que l’Égypte était tout près des Indes. Cependant, comme on le destinait à la marine, on lui avait fait lire de bonne heure une Histoire de l’Inde, théâtre des exploits tout récents de Suffren, de plus (dans Diodore) la description des merveilles de l’Égypte.

Au reste, ce qu’il apprit le mieux de ces Pères, ce fut leur grand art de conduite : dissimuler, patienter, et refouler son cœur. Il n’avait d’autre protecteur que M. de Marbeuf, tant accusé des Corses, comme le traître dont l’amitié fallacieuse avait surpris et livré leur pays. Il avait pu voir de bonne heure chez son père et sa mère le double jeu qui leur faisait si bien accueillir le tyran.

A quatorze ans, selon l’usage, il passa de Brienne à Paris, à l’École militaire. Mais en restant toujours fidèle au père Dupuy. Ce fut peut-être par ses sages conseils qu’il laissa là les brillantes perspectives de la marine et se rabattit sur l’artillerie. La marine était alors le roman de tous. Non seulement on parlait des fortunes incroyables des Clive et des Hastings, mais on savait qu’en France un officier de marine, l’ami de la Polignac, gouvernait la reine et le roi, les assujettissant à ses caprices colériques. Ce favori était l’idéal de nos officiers de marine, et de ceux qui prétendaient l’être. Plusieurs étaient de vrai mérite, comme ce Phelippeaux qui arrêta Bonaparte à Saint-Jean-d’Acre, et lui fit manquer et l’Égypte et tous ses rêves d’Orient.

Au milieu de ces jeunes nobles, altiers et insolents, l’élève du minime, avec sa douteuse noblesse italienne, dut avoir beaucoup à souffrir. N’importe ! tout en dissimulant, il les admirait malgré lui, et en garda quelque chose d’aigre et de cassant, de sauvage, qu’il porta aux armées, et qui, avant lui, y était ignoré.

Pour revenir, sa plus grande souffrance à l’École militaire, c’était qu’il était pauvre au milieu de camarades riches. Il empruntait, ne pouvait rendre. M. de Marbeuf, qui ne venait jamais en France sans le voir, l’aidait un peu sans doute. Cette situation le rendit fin, habile à capter la bienveillance de son protecteur. Un jour, un camarade lui annonce une visite : M. Marbeuf monte l’escalier. Au lieu d’aller à sa rencontre, Bonaparte reste à sa table, collé sur sa géométrie, ne voit rien, n’entend rien. Marbeuf entre, charmé de le voir si studieux, et bien près d’en pleurer de joie.

Il n’était pas toujours aussi sage. Se souvenant qu’à Brienne, il avait réussi par son opposition à ses camarades, il fit un coup d’audace imprudent, dangereux. En les voyant se plaindre, selon l’usage des collèges, d’être mal nourris, mal soignés, il hasarde un mémoire où il dit que l’on est trop bien. Ce jeune Caton écrit et offre aux directeurs un plan de réforme pour réduire le luxe et ramener l’établissement à de sages habitudes, plus convenables à la future vie militaire. C’était un tour à se faire étrangler ou bien jeter à l’eau, comme firent plus tard ses camarades officiers, bons nageurs, qui le repêchèrent, mais évanoui dans une convulsion.

L’imprudence du dangereux mémoire le servit toutefois. Ses maîtres, qui l’aimaient comme bon élève, voulurent éviter les querelles et le chassèrent honorablement en l’envoyant, avant l’âge, à l’école d’artillerie et au régiment de la Fère.

Ses biographes ici ne disent rien. Mais, par le peu qu’on sait, on voit qu’il restait bon sujet. C’est sans doute à Auxonne, à la mort de son père, qu’il hérita de sa pension (jusqu’en 1791, jusqu’à la chute de la monarchie). Pour alléger sa mère, il avait pris son jeune frère Louis et le logeait dans un petit cabinet. Un jour, il apprend que les prêtres effrayés veulent cacher leurs ornements d’église. Il leur offre le cabinet de Louis. Quelqu’un dit en riant : « Vous direz donc la messe ? — Pourquoi pas ? Je puis vous la dire tout entière. »

Il resta toute va vie attaché au catholicisme, comme religion de l’autorité[33]. Il y avait du goût. Il disait à Erfurt que, jeune officier, il avait étudié l’Histoire de l’Église gallicane, y puisant les principes de tyrannie royale qui soumettaient au trône l’autel même, et qui firent enfermer le pape par cet excellent catholique.

[33] « Il savait à quel point la religion soutient la royauté » dit madame de Rémusat. J’aurai plus d’une occasion de montrer combien ses jugements sur Bonaparte, concordent avec ceux de M. Michelet qui n’a point connu son livre. Mais tous deux ont vécu dans ce temps, et dans des situations différentes ont pu le bien connaître. A. M.

En même temps, comme tous les jeunes gens d’alors, il lisait fort Rousseau. Étrange pêle-mêle, propre à mettre le chaos dans cet esprit désordonné. De là une torture morale, tant qu’il était sincère et voulait s’accorder avec lui-même. A quinze ans, il avait eu l’idée de se tuer, comme Rousseau « pour fuir ce monde méchant, pervers », qui n’était pas digne de lui.

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