Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE V
COMMENT LA TERREUR BLANCHE SE PRÉPARA L’HIVER.
« Est-ce que l’on ne saura jamais rien de la Terreur blanche ? — Non. — Pourquoi ! — C’est qu’elle subsiste. »
Remarquable réponse que faisait à mes questions un homme très versé dans les histoires locales de l’Ouest et du Midi, qui aurait pu écrire beaucoup et ne l’a fait jamais.
« Peut-on même en parler ? Ce n’est pas toujours sûr. Ce sont choses qui touchent d’honorables familles, et qui sont comme couvertes par l’accord des honnêtes gens. »
Parlez, si vous voulez, de la Terreur républicaine. De toutes celles qui se sont succédé dans le Midi depuis des siècles, c’est la seule qui ait vaillamment affiché ses actes, les autres sont muettes, et, le plus curieux, elles ont obtenu de leurs victimes même la complicité du silence[17].
[17] Les protestants n’aiment pas que l’on parle de la dragonnade. Ils répugnent à ces souvenirs. Dans telles villes où ils sont riches, nombreux, et maîtres du pavé, je les trouvai souvent muets comme la tombe sur les actes, les mœurs catholiques. Ils ont fermé les livres de la Révocation. C’est par un heureux hasard que j’ai retrouvé les faits les plus tragiques aux actes des martyrs, qu’on envoyait de Languedoc à Jurieu et qu’il a imprimés à travers sa polémique (admirable et trop oubliée).
Avant les protestants, les fils des Albigeois observaient le même silence sur l’abomination de la longue Terreur qui écrasa, humilia leurs pères. Les familles en gardèrent cinq cents ans le secret ! C’est à peine cette année même, qu’une voix est sortie enfin de ce tombeau. (Histoire des Albigeois, par N. Peyrat, 1870.)
On a, dans les archives du Midi (et partout) détruit, tant qu’on a pu, les pièces accusatrices des trois Terreurs récentes que les conservateurs (un parti identique sous des noms différents) firent en 95, en 1815 et en 1852. Il est très-difficile d’éclaircir la première. Chose bizarre, c’est à Nantes, par un bonheur insigne, que j’ai trouvé des traces de ce qu’on a si bien effacé sur le Rhône. Les notes d’un représentant qui y fut envoyé m’ont appris maint secret de ce qu’on crut cacher, même aux vallées profondes de l’Ardèche, aux sauvages contrées de la Lozère. (Papiers de Goupilleau, communiqués par M. Dugast-Matifeux.)
Ainsi des tombes et des ruines sortent des voix que l’on n’attendait point. Elles viennent peu à peu démentir et les mensonges calculés des partis, et les fictions décevantes, souvent plus dangereuses encore, des fantaisistes, des artistes étourdis, du roman historique, le plus grand ennemi de l’histoire. Une littérature tout entière est venue de nos jours ajouter ses mirages aux obstacles, aux difficultés que l’histoire rencontrait déjà. Nodier, le plus brillant, a ouvert cette voie. Il a restauré Robespierre, et de ce paradoxe, avidement saisi, il est sorti toute une école. De même il a paré, dans son indifférence, la Terreur royaliste, et fait des gentlemen de nos assassins du Midi. Il ne tient pas à lui que Fouché ne soit galant homme, et Pichegru loyal. Par bonheur, les amis de celui-ci ont démenti Nodier.
Un mot fera juger comme il fausse l’histoire. Les assassins de Lyon et du Midi, eux-mêmes s’appelaient compagnons de Jésus. Aimé Guillon, ce furieux, qui est un prêtre, dit Jésus. Et, en effet, c’est bien dans l’ombre de l’église, autour des neuf églises rouvertes à Lyon qu’apparaît pour la première fois cette mystérieuse compagnie. Mais c’est trop simple pour Nodier. Il met compagnons de Jéhu. Il suppose que ces vengeurs allèrent chercher le nom d’un vengeur d’Israël, un nom biblique qu’auraient pris sans doute volontiers les Puritains, mais parfaitement inconnu en pays catholique, où la Bible se lit si peu.
Nous allons tout à l’heure expliquer la machine qui, de septembre en mars, travailla sourdement pour amener la sanguinaire réaction ; instrument double, d’intrigue fanatique, et de corruption, d’or anglais, de faux assignats.
Mais, avant tout, il faut remarquer une chose, c’est qu’en cet orageux Midi, l’action va s’engager sur un terrain imprégné de haines envieillies, que vingt révolutions en sens inverse avaient cruellement travaillé.
Ne craignons pas de remonter très haut. Ce pays, qu’on croirait d’esprits légers, est prodigieusement tenace. Rien ne s’oublie. Quand MM. de Levis vinrent, en 1815, redemander leurs biens, on leur dit qu’ils avaient reçu ces biens, en 1200, des mains maudites de Simon de Montfort. En 1300, l’insulteur du pape, Nogaret, est un fils d’albigeois, qui lui rend le soufflet reçu en 1200. Nombre de protestants de 1600 sont aussi de sang albigeois. Tels de nos violents terroristes, comme Payan, Fauvety, étaient de furieux Cévenols.
Avec ce Fauvety, au tribunal d’Orange, siégea Fernex, un canut de Lyon, le représentant trop fidèle des longs âges qui avaient produit cette race misérable et chétive. 93 n’eût pas suffi pour des hommes si sauvages. Les siècles y avaient travaillé. Nulle part l’humanité n’avait été si outragée. L’oligarchie marchande, qui avait tellement endetté la cité, avait terriblement exploité et souillé le peuple. La révolution fut violente contre cette violence. Le vengeur fut Châlier, barbarement frappé lui-même des Girondins, guillotiné trois fois ! Le vengeur du vengeur, fut Collot, fut Fernex. Ainsi roula, par coups et contre-coups, la fureur alternée des sanglantes réactions.
En Thermidor, la masse girondine rentra à Lyon sur les ruines, rouvrit ses boutiques misérables et sans acheteurs. Les royalistes ne rentrèrent qu’un à un, et quelques mois plus tard. Ces furieux marchands brûlèrent un Châlier de carton, arrêtèrent son ami Bertrand (redevenu maire). Ils se constituèrent contre les Jacobins, garde nationale. Les députés thermidoriens qui venaient, leur donnaient des armes. Aux femmes ils ouvrirent neuf églises, et le clergé se retrouva centre de Lyon. Les bons ouvriers sans ouvrages, tant de gens qui mouraient de faim et se disaient soldats du siège, tout doucement formèrent un corps : Compagnons de Jésus. Point de chef royaliste encore, mais un thermidorien, un ami de Legendre, un aboyeur connu, terroriste d’hier. C’est seulement au 21 janvier 95 que le royalisme se montre ; d’abord par les prêtres et les femmes, une tourbe confuse qui s’entasse aux églises. Pendant que les autorités font la fête légale de la mort du tyran, il est canonisé en chaire. On fait son service funèbre. On lit son testament. Les cœurs sont attendris ; les femmes pleurent, étouffent. On peut dire : « Le sang va couler. »
L’occasion, c’est le jugement même, le châtiment des terroristes. Des juges, il n’en faut pas. Les douces créatures, les plus charmantes dames, veulent, exigent des meurtres, de viriles exécutions. Elles ont honte de leurs mignards amants. On les trouve muettes, sombres. « Mais qu’avez-vous ? — J’ai que vous êtes des lâches ! que vous ne savez pas tuer ! »
Les voilà donc, les énervés, les jolis hommes-femmes, mis en demeure de prouver qu’ils sont hommes. Les voilà, eux aussi, compagnons de Jésus, qui s’en vont travailler (belle égalité républicaine) dans la bande sanglante des voleurs et des assassins. Le soir, fier et modeste, on revient au salon, ayant soin que la main blanche ait un peu de sang. Vrai ou faux, ce sang-là fait bien. Le tendre cœur frémit, mais saura le payer.
L’emportement des Lyonnaises parut au jugement de Fernex. Ce barbare alléguait qu’il avait tué en conscience, en scrupuleux juré, en vertu de la loi. Sa lettre à Robespierre, où on voit ses scrupules, certain regret d’humanité, reste pour jeter une lueur quelque peu favorable sur sa triste mémoire. Il fut absous. Mais une masse furieuse rugissait à la porte. A la sortie, il fut déchiré, mis en pièces. On vit pis que la scène horrible de Châlier. Chaque femme se fit un mérite, un devoir, de lui enfoncer ses ciseaux. Et cependant il ne pouvait mourir. On le jeta encore vivant au Rhône.
La mort lâcha la mort. La fureur des assassinats n’eut point de bornes. Mais qui tuer ? On imprima un manuel du meurtre, une liste de ceux qui avaient dénoncé (disait-on), et la liste de leurs victimes. Et on tuait aussi par fantaisie, sans règle. Avait-elle dénoncé, la marchande de modes à qui on brûla la cervelle ? Avait-elle dénoncé, la jeune Richard de dix-sept ans, qu’on prit et qu’on égorgea, ne trouvant pas son père ? Notez que ces fils de Jésus ne tuaient pas gratis, souvent ils volaient aussi, se garnissaient les mains. Pour ces hommes endurcis, c’était peu que la vie humaine. Dans leur argot sauvage, l’homme tué n’était qu’un mathevon. Mot du patois de l’Est, pour dire un méchant petit arbre qui, la tête coupée, ne montera plus (voy. Montfalcon).
Plus le saint temps de Pâques approche, plus la Terreur, d’abord presque enfermée dans Lyon, va se répandre au loin. On avait essayé, dès septembre 94, de soulever le fanatisme ; tout près d’Orange, du fameux tribunal, la Vierge avait apparu, d’abord sans grand succès, ce semble. Les départements écartés, Ardèche et Lozère, qui avaient peu souffert de la Terreur, mais qui ne savaient rien, presque rien du mouvement central, furent tout l’hiver travaillés par les prêtres. Les royalistes, légers, voltairiens jusque-là, se rallièrent aux prêtres, s’y confessèrent (Mss. Goupilleau).
Les magistrats nouveaux, inoffensifs et girondins, fort indulgents, ne furent point tolérés. Leurs domestiques les quittèrent ; leurs pieuses servantes n’osaient plus les servir. On ne leur déclara plus rien des morts, naissances et mariages.
Enfin arrive Pâques, et tout éclate. Le printemps est terrible dans le Midi. On dirait une éruption volcanique. Si, en 92, dans l’humide Vendée, les femmes à ce moment de l’année lancèrent la guerre civile, combien plus, en 95, sur leur sol enflammé, les folles Provençales devaient délirer, s’aveugler, ne voir plus que du rouge, comme les petits taureaux de la Camargue dans leurs accès subits, imprévus, de férocité.
Après l’église, le foyer des massacres fut l’auberge, le cabaret. On va voir qu’à Marseille le chef des massacreurs est un maître d’auberge. Toutes étaient pleines. Des hommes généreux étaient là pour payer, régalaient à portes ouvertes. Dans ce temps de grande misère, cela semblait bien doux. Les meurt-de-faim partout trouvaient solde et pâture dans les Compagnies du Soleil (depuis Louis XIV, Soleil veut dire le Roi). Un argent abondant coulait, on ne savait d’où, dans le pauvre pays.
Les assignats de Londres, dès janvier, apparurent à Lyon. Vers février et mars, tout près de Lyon, en Suisse, vient résider le grand machinateur anglais, Wickam, avec des masses d’or, de faux assignats. Deux courants s’établissent et vont traverser le Midi. De Bâle à Besançon, à Lyon, s’organise régulièrement la petite poste anglo-royaliste, déjà depuis deux ans établie sur le Rhin, surtout par le moyen des pâtés de Strasbourg, dans lesquels on passait les lettres.
Le grand cœur de Wickam, sa passion, sa générosité, ne sait point calculer. « L’Anglais, dit Montgaillard, ne craignait qu’une chose : de dépenser trop peu. » Ce furieux caissier, Wickam, aux plus fortes demandes n’avait qu’une réponse : « Non, ce n’est pas assez. » (Fauche-Borel.)