Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE IV
LA PANIQUE DE L’ASSIGNAT. LES SPÉCULATEURS.
LES UTOPISTES. — SAINT-SIMON. — BABEUF.
94–95.
Il était ridicule d’user le premier général de la République dans cette diplomatie honteuse avec des bandes de voleurs. L’Assemblée, pendant quatre mois, était libre de les écraser.
La guerre n’est plus européenne. La Prusse, l’Espagne se retirent. Donc, on peut fortifier Hoche, agir avec vigueur. La France a devant elle quatre mois admirables où ses deux bras sont libres. De l’un, elle prend la Hollande ; de l’autre, elle pourrait étouffer les chouans. Sa longanimité pour eux a cet effet d’enhardir, de relever le royalisme à Lyon, de préparer les pâques meurtrières de 95 et les massacres du Midi.
Ici, les historiens brouillent les dates, parlent, dès 94, des faits de 95, ne voient pas l’entr’acte réel qu’on eut pour les grands événements en décembre, janvier, février, mars. Ils sont, comme était l’Assemblée, assourdis du tapage de la rue, du bruit de Paris et de Lyon. A Lyon, plusieurs assassinats de terroristes avaient eu lieu. Mais la grande terreur royaliste ne commença, comme on va voir, qu’à Pâques.
La douceur des mœurs de Paris est fort sensible ici. Pendant ces quatre mois, on crie tous les soirs, on se pousse. On chante le Réveil du peuple. On donne quelques coups de bâtons. Les muscadins, la troupe de Fréron, les jeunes gens (les Laya, Lacretelle, que nous avons connus) huent ou chassent les Jacobins. Ceux-ci, à leur tour, baignent les muscadins dans les bassins des Tuileries. Et, dans ces voies de fait, aucun accident grave, point de sang répandu. Il n’y a pas, je crois, de blessé ; nul autre que Marat, dont on casse les bustes de plâtre, pour lui substituer J.-J. Rousseau (31 janvier 95). Des enfants traînent un de ces Marats, la corde au cou, jusqu’à l’égout Montmartre. Fréron gémit et gronde. Il se sent dépassé. Cependant, le 2 mars, les muscadins soutiennent qu’ils ne sont nullement royalistes. Et cela était vrai pour la grande majorité.
L’Assemblée perd le temps en stériles et fâcheux procès que les Girondins revenus font aux membres de l’ancien Comité (Collot, Billaud, Vadier, Barère). Carnot et Lindet les défendent. Plusieurs disaient très bien : « L’Assemblée tout entière, qui consacre leurs actes, peut être mise en cause. » — Un membre obscur ajoute : « Votons l’oubli ! Pour moi, je m’en voudrai toujours de n’avoir su mourir ! »
Le seul embarras grave de la situation était que le travail se relevait bien peu à Paris, que les vivres étaient chers, que l’assignat baissait.
Pourquoi cette baisse ? Pure panique, inexplicable inquiétude.
Notez que les faux assignats apparaissent à peine et ne sont pas connus.
Sans doute on en a trop fait, et trop vite, (il le fallait bien pour la guerre). Mais ce papier n’en restait pas moins bon. Un papier qui vous sert à payer vos impôts, un papier qui vous donne des terres à volonté, un papier qui pour gage a six milliards de biens, est tout aussi solide qu’aucune monnaie métallique.
Des douze milliards de biens nationaux, six seulement étaient vendus. Donc, six restaient à vendre. Avec l’assignat, vous pouviez chaque jour avoir des terres, des prés, des bois, des maisons magnifiques, les plus beaux domaines à vil prix.
Pourquoi donc la panique ? Elle était fort artificielle, poussée et augmentée par tous les ennemis de la Révolution. Mais elle l’était aussi par ses amis, les paysans, qui, vendant très cher leurs denrées, et, s’ils pouvaient, en argent, avilissaient, abaissaient l’assignat.
On parlait beaucoup d’affameurs, d’accapareurs. Que quelques-uns spéculassent sur le blé, cela n’est pas douteux. Mais le grand affameur, c’était la liberté nouvelle, c’était le paysan libre de vendre quand et comme il voulait.
Il y était tellement décidé et déterminé que, même sous Robespierre, il éludait obstinément le maximum, au risque de sa vie. Il aimait mieux mourir que de vendre à bas prix. C’est sur lui et sur le marchand que frappa tant la guillotine. Le marchand eût fermé, s’il eût pu, mais n’osait. Il n’avait rien ou presque rien d’ostensible dans sa boutique, mais dans l’arrière-boutique, des réserves pour ses pratiques, les gens qui ne marchandaient pas.
Thermidor finit les mystères, ouvre tout, lâche tout. Le paysan, au fond, est roi de France, car il rançonne le marchand qui rançonne l’ouvrier. Il observe les prix, vend tard et à son jour, vend peu, vend cher, obtient tout ce qu’il veut. Comme tout le monde il parle d’affameurs, d’accapareurs et de famine. Mais c’est lui surtout qui la fait.
Il est fort curieux de voir recommencer un monde. Notons les premiers signes de la résurrection de l’industrie.
Son grand événement en 94 est celui-ci : la France a cassé ses sabots, prend des souliers, tant qu’elle peut. On a senti le prix du mouvement rapide.
On a fait des souliers pour nos douze cent mille soldats. Le paysan en achète, au moins pour le dimanche.
Le Vendéen, fidèle à ses sabots, nommait les bleus, mal chaussés, les patauds. Mais ces patauds marchaient plus vite.
En 95, l’habit se renouvellera dans les villes. Les grandes masses bourgeoises qui ont les municipalités nouvelles, se rassurent, craignent moins de montrer leur aisance. Habit carré, grosse cravate, fines bottines ou petits souliers.
Les arts du meuble, par lesquels Paris sous Louis XV s’imposa à l’Europe, ne peuvent se relever. Partout le bric à brac, des meubles charmants à vil prix. Chacun a chez soi quelque pièce, très exquise souvent, en contraste choquant avec le reste, un ménage dénué et pauvre.
Aux dix-huit cents bals de Paris, aux innombrables mariages, les femmes en robe blanche semblent autant de vestales. La Terreur et la mort ont tout renouvelé. Elles apparaissent légères et vaporeuses, comme des ombres souriantes, dans un nuage de linon. Belle industrie. La fabrique du blanc semble l’à-propos de l’époque. L’ingénieux et ardent Saint-Simon le crut ainsi, l’essaya dans la Somme et donna du travail à des populations très pauvres (Hubbard, 26–27). Mais la grande question de l’industrie du blanc était de savoir si elle en resterait aux choses de mode, ou si elle s’étendrait à la grande consommation, linge de corps et de table, draps, rideaux, etc. Saint-Simon, qui voyait très bien, mais au delà du temps, par l’instinct du désir et l’amour, du progrès, sans doute espérait qu’en l’état de complet abandon où l’on était resté, la propreté serait le premier besoin d’intérieur. Cela vint, mais fort tard, peu, très peu sous l’Empire, mais seulement après les guerres, vers 1818. En 1795, le paysan achète de la terre, achète de l’argenterie même, qu’on peut toujours revendre, mais ne se fait pas de chemises.
Toute spéculation est-elle coupable ? On le croirait à lire les déclamations de l’époque.
Mais en 93, le fameux Comité, tout en invectivant contre le négociantisme, se servait de négociants et de spéculateurs. Lindet avoue que, sans eux, malgré les ressources énormes de la réquisition, on n’aurait pu répondre aux besoins subits de la crise. Ces maisons sont en réalité des réservoirs qui concentrent, amassent (comme les grands bassins de Versailles), et qui peuvent, à tel jour, lâcher une grande masse, à telle heure donner un jet fort.
Énumérons les genres différents des spéculateurs :
1o Le fournisseur, grand manufacturier. Tel fut Armand Séguin, ami de Fourcroy et chimiste, qui prétendit pouvoir tanner les cuirs en quelques jours, et chaussa nos armées subitement. Chaussures, il est vrai, détestables, mais commodes, légères au soldat. Il marchait dans l’eau, mais marchait.
2o L’accapareur, presque toujours funeste, qui ne fabrique pas, au contraire entrave la production.
Exemple : un garçon de vingt ans, Ouvrard, de Nantes, voit en 89 commencer l’immense mouvement des journaux, de l’imprimerie. Il court à Angoulême, où étaient la plupart de nos fabriques de papier. Il achète d’avance tout ce qu’on en fera en deux ans, et le revend très cher. Il y gagne cent mille écus, rançonne, entrave l’imprimerie.
3o Encore pire, l’agioteur sur l’assignat. Genre fatal de spéculation, qui, donnant des gains énormes à qui ne produit rien, écarte les capitaux de toute création réelle. On y prit l’horreur du travail. Bien plus, les cascades ruineuses qu’on opérait sur la valeur de l’assignat tombaient surtout d’aplomb sur les classes secondaires et pauvres, sur le petit marchand, sur le misérable ouvrier. Cette industrie cruelle était la guerre à l’industrie.
Mercier, Boilly, Charles Vernet, ont fait des portraits admirables du Perron, du Palais-Royal d’alors, honteusement immondes, mêlés de loups-cerviers, de filles, de bouges souterrains, d’allées mal odorantes où l’ordure de tout genre triomphait, s’étalait. Il serait cependant insensé de généraliser cela, comme on a fait, de dire : « Tel fut Paris. » Quand je vois au contraire comment vivait la jeunesse des écoles, si sobre et si laborieuse, je sens combien le Paris d’alors était mélangé. Ces écoles ont donné des hommes éminents. J’en ai connu plusieurs. Ils vivaient serrés dans certaines petites pensions bourgeoises à bas prix[16]. Vie spartiate, abstinente à l’excès, que n’accepterait aucun étudiant d’aujourd’hui.
[16] Je citerai Parmentier.
J’ai regret que ce mot, ce beau nom de spéculateur ait été tellement détourné de son sens. Celui qui le mérite, c’est celui qui, d’un point élevé regarde au loin, prévoit, calcule les voies de l’avenir, et d’un esprit fécond crée les hommes et les choses.
Que Saint-Simon ait réussi ou non, je l’appelle pourtant un grand spéculateur, fort digne de ce nom. Ce fils de la science du XVIIIe siècle porta dans les spéculations un vrai caractère de grandeur, une haute logique. Marquons-en le progrès triple, en ses trois degrés :
Je l’ai montré d’abord comme acquéreur de biens nationaux. La terre, d’abord, la terre au paysan. Il l’achète pour la diviser, la donner à vil prix.
Mais cette terre, comment la cultiver, quand la réquisition a fait razzia des chevaux ? Saint-Simon en achète pour les vendre à crédit ou même les donner aux gens de sa commune.
Enrichi par la terre, le paysan achètera ? l’industrie va se relever ? Saint-Simon y a foi, et il crée des fabriques.
Fabriquer au meilleur marché, c’est maintenant le but. Il nous faut des machines et des directeurs d’ateliers. Saint-Simon crée chez lui une école de jeunes savants, — non la Polytechnique, qui enseigne ce que l’on sait, — mais celle du Perfectionnement, qui cherche et améliore, veut savoir davantage, diriger, hâter le progrès.
Pour créer des hommes surtout, ce qu’il fit est chose étonnante. Ceux en qui il croyait entrevoir l’étincelle, il leur ouvrait son cœur, sa bourse, sa maison. Foi sans doute excessive, aveugle et imprudente, mais bien digne d’admiration.
Pour revenir à la situation, quel en était le grand, le réel embarras ?
Nullement mystérieux. C’était la détente subite après la constriction de la Terreur. Le retour à la liberté, aux habitudes naturelles, eut l’effet d’une convulsion, d’un spasme violent.
Il est bien enfantin de dire qu’aucune autorité eût pu rien à cela. L’autorité ! elle n’existait pas. L’Assemblée et ses comités de gouvernement avaient comme la France elle-même, subi le grand fait général, l’affaiblissement qui suit tout effort au delà de la nature.
La Convention sortie de la fausse unité de la Terreur, reparaissait variée d’esprit, de nuances politiques, ne pouvait plus donner une impulsion déterminée.
Que fallait-il ? « Reprendre Robespierre, après l’avoir tué ? Soutenir, par la terreur, le maximum et l’assignat ? » Donc, relever la guillotine ?
Ceux qui disent ces paroles vaines, oublient d’ailleurs un point essentiel. C’est que, même sous Robespierre, avec la mort présente et un torrent de sang, on ne parvint jamais à établir vraiment ce fameux maximum. Il élevait très-haut les salaires d’ouvriers ; mais il n’y eut plus ni salaires, ni ouvriers, puisqu’on ne fabriquait rien. Il abaissait très bas la valeur des denrées, des vivres. Mais les vivres ne venaient plus que par la violence et les menaces des agents redoutés qui couraient le pays.
La doctrine de liberté illimitée, qui fut celle de Turgot, des grands économistes, avait été celle des Girondins ; elle dominait dans la majorité de la Convention, chez ses nouveaux meneurs. Quelque bonne qu’elle pût être en elle-même, et en temps ordinaire (comme ceux où Turgot l’appliqua), elle demandait certainement quelque tempérament dans la situation étrange, si exceptionnelle, de 94. Il eût fallu aider Paris à franchir ce moment de crise, c’est-à-dire prendre des mesures pour y tenir l’hiver le pain à certain prix. Paris le méritait pour plus d’une raison : 1o il souffrait beaucoup plus que tout le reste de la France, étant une ville d’art et de haute industrie ; 2o Paris, à ses dépens, en suspendant tous ses arts lucratifs, avait fait la Révolution, qui le ruinait. Il avait enfanté, créé la République.
Ceux qui prirent ou reprirent autorité maintinrent l’odieuse exception qu’on fit contre Paris : les quarante quatre mille communes eurent toutes leurs municipalités, leurs magistrats élus… moins une, celle de Paris !
Si Paris avait eu une Commune en 95, un organe régulier, une administration spéciale des subsistances, on n’eût pas eu l’affreux chaos de Germinal et Prairial, et leurs échos sanglants dans les massacres du Midi.
Babeuf, très honorablement, soutenait cette thèse. Dans son numéro du 29 nivôse (19 janvier 95), il attaque, il dénonce ses faux amis thermidoriens, spécialement Tallien, la Cabarrus : « Infortunés Français ! nous retrouvons la Pompadour ! » Il annonce les maux que va produire la fatale indulgence de Fréron, l’amnistie proposée pour les émigrés de la peur. Comment les distinguer des autres ?
Babeuf, à ce moment, eût voulu réunir les plus sincères amis de la Révolution, et généreusement il avait défendu ses ennemis, les Jacobins, qui avaient tant agi contre lui et son club. Sa Vie de Carrier fut écrite pour défendre et sauver les Jacobins de Nantes, le comité nantais, que l’on voulait poursuivre après le jugement de Carrier. Opposé jusque-là aux Jacobins par son humanité et son horreur du terrorisme, il se rapprochait d’eux par son austérité. Leur rêve, à ce moment, que partagea Babeuf, eût été de sortir de tout régime d’exception, d’appliquer, d’établir la Constitution de 93, idéal ajourné par Robespierre lui-même, pôle lointain de la démocratie, où le peuple n’élit pas seulement la législature, mais lui-même vote sur les lois !
Hélas ! hélas ! quelle haute culture exigerait une telle chose ! Soixante-quinze ans après, on vient de voir, en mai 1870, ce peuple infortuné, voter dans les ténèbres, et par sept millions de votes, se poignarder lui-même !
Babeuf, les Jacobins, en appelaient à la France, et ne savaient ce que c’était. A peine connaissaient-ils Paris, rien des départements, rien du grand changement qui s’était fait en huit mois depuis Thermidor.
Donnons des dates très précises :
La fin de 94 (août, septembre, octobre, novembre, décembre) fut absolument girondine. « Le discrédit du royalisme était extrême », dit Thibaudeau. Et Montgaillard avoue même à Pâques (95) que sa situation est encore pitoyable. A Paris, ce qu’on nomme la jeunesse dorée s’indigne d’être appelée royaliste. C’est seulement en mars que quelques jeunes gens acceptent ce nom détesté.
A Lyon, personne, exactement personne, ne s’avoue royaliste, avant l’anniversaire du 21 janvier.
Cependant, souterrainement un changement s’est fait vers la fin de 94. Tout l’hiver, le midi est travaillé par les prêtres. Au printemps, il commence à l’être par les émigrés, par la puissante agence que Pitt créa à Berne, avec des masses d’or, la fontaine des faux assignats à son premier jet de trois milliards ! La machine de la Terreur blanche est préparée partout. L’innocence de nos patriotes eût été bien surprise de voir leur Constitution de 93 envoyant en masse à l’Assemblée des ennemis de la Révolution.