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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE V
MISÈRES. — INTRIGUES AVANT ET APRÈS VENDÉMIAIRE.

Il revint à Paris, mais aux premiers six mois, il dut faire la taupe, se laisser oublier, ne pas trop montrer un protégé des Robespierre. Alors il ne voyait que des artistes bienveillants, bienfaisants, comme Talma, qui l’aidaient quelque peu. Il jetait un œil d’envie sur l’heureuse situation de son frère Joseph, bien marié et qu’il voulut attirer à Paris avec ses capitaux. Souvent il lui propose de lui acheter une terre, ou bien de spéculer ensemble, comme beaucoup faisaient, au moins comme principaux locataires pour sous-louer des hôtels, des maisons.

A cette époque, ne pouvant jouer un rôle public, il commençait à se faufiler chez certains financiers, aimables et charitables, qui ont été plus tard les principaux instruments de sa fortune.

En 95, plus hardi, il commença d’assiéger les bureaux. M. de Reinhard m’a conté qu’étant alors chef de bureau au comité du salut public, il vit parmi la foule des solliciteurs cette figure fantasmagorique. Il y fit d’abord peu d’attention, mais elle lui revint, et lui resta trois jours devant les yeux.

La guerre était alors aux mains du girondin Aubry, qui se défiait, non sans raison, de l’ami des Robespierre ; il lui offrit de le placer en Vendée sous la main du général Hoche, qui eût pu contenir un si dangereux intrigant. (Voir Savary, t. V, p. 227, août 95).

Il refusa, ne voulant pas faire la guerre aux royalistes, qui peu à peu revenaient sur l’eau.

La manière cynique dont il entra chez madame Tallien indique assez l’effronterie et l’adresse italiennes du personnage. Il se présenta comme un officier destitué, déguenillé, qui même, disait-il, n’avait pas de culotte. La loi avait accordé du drap pour en faire, mais seulement aux officiers en activité, et nullement aux officiers réformés comme Bonaparte. Madame Tallien rit, appuya la demande.

Bonaparte, ayant des culottes, se faufila dans les salons, surtout chez madame Tallien, salon mixte, où peu à peu dominaient les aristocrates. L’ex-jacobin s’y faisait souffrir par certaines bouffonneries auxquelles son air lugubre, avec son baragouinage italien, donnait un effet irrésistible. Cela lui permettait de jouer encore un double jeu. Dans telle lettre, il est patriote et parle de la belle victoire de Quiberon. Mais chez madame Tallien il joue un autre personnage. Un jour qu’il y faisait le sorcier et disait à chacun sa bonne aventure sur l’inspection des mains, il voit entrer le vainqueur même de Quiberon, Hoche, qui ne savait pas combien ce salon était changé, et qui, à l’étourdie, se trouva fourvoyé parmi ces royalistes. Le sorcier vit la situation et le succès qu’il pouvait avoir s’il usait de son rôle pour insulter Hoche sans qu’il pût se fâcher. Il dit en lui regardant les mains : « Pour vous, général, vous mourrez dans votre lit. » Parole à deux tranchants : insultante pour le militaire, mais à qui la ténébreuse figure du bouffon donnait un sens sinistre. Les royalistes rirent, espérant dans la prophétie ; on sait que quatre fois ils tentèrent de l’assassiner.

Le succès fut complet. Le Jacobin fut réhabilité. Et, dès-lors, comme homme modéré, ou plutôt incolore, il rentra dans le monde des honnêtes gens, put parvenir à tout.

Il s’était déjà glissé « à quatre pattes » au bureau topographique du comité de salut public, dans la section des plans, où le mit un officier girondin, Doulcet de Pontécoulant. Il s’y introduisit par un roman qui n’inquiétait personne : il offrait de s’éloigner, d’aller à Constantinople pour former l’artillerie des Turcs. Une fois au bureau, il ne parla plus des Turcs, mais de l’Italie, apporta coup sur coup, des plans de campagnes merveilleux. Il y parle comme d’une chose simple, non seulement de prendre le Piémont, le Milanais, mais toute l’Italie, y compris Rome et Naples, et plus que l’Italie, de passer les Alpes, d’aller à Vienne. Ces romans plurent fort à Carnot, qui, comme on sait, était poète, crédule, et, sous forme mathématique, homme d’imagination. Bonaparte qui, comme on verra, dans sa campagne de 95, n’alla ni à Rome ni à Vienne, le leurra avec ces grands mots. Il en abuse par des menteries grotesques jusqu’à parler d’un équipage de ponts qu’il aurait commandé en 94, dans sa petite campagne de Gênes, pour passer le Pô, le Mincio, etc. Mais il allait si vite dans sa pétulante ambition, qu’écrivant à son frère, au lieu de dire qu’il est protégé de Carnot, il dit : « Ils ne veulent plus me laisser aller en Turquie. Je suis attaché à ce bureau, à la place de Carnot. » (Voir sa corresp. 4 fructidor an III, et les Mémoires de Pontécoulant.)

Sorcier, prophète, visionnaire, nullement pris encore au sérieux, il agissait, sans qu’on s’en défiât, par certaines adresses sur le terrain des intérêts présents.


La Convention finissait. Les cinq Directeurs qui arrivaient étaient gens de mérite, mais la plupart étrangers aux affaires. On les a cruellement maltraités dans l’histoire quoique (dit madame de Staël), dans la première année, ils relevèrent fort la France. Et dans la dernière, ils eurent le succès de repousser de l’Europe Suwarow, les armées du Danube et de la Russie (la Russie fanatique d’alors, cruellement ensauvagée par les massacres récents de Pologne et de Turquie). Si la France n’eût été occupée de la vaine expédition d’Égypte, elle aurait vu que, par cette victoire de Zurich qui ferma l’Occident aux Barbares, Masséna fit autant peut-être que Thémistocle à Salamine.

N’importe, le Directoire était né pour la mort, étant sorti de la défunte Convention. Il naissait désarmé, n’ayant ni le fer, ni l’argent. Le glaive était usé, la justice impossible. On n’osa fusiller, même le traître Pichegru.

Le vide du Trésor imposait cette chose effroyable de renvoyer d’un coup 300 000 soldats, et 23 000 officiers (Mém. de Carnot.) avec une demi-solde qu’on ne pouvait payer.

Le gouvernement révolutionnaire avait supprimé les impôts les plus productifs, ceux de consommation, qui seuls atteignent le grand nombre. Et l’on ne pouvait les rétablir sans affronter d’immenses révoltes qu’on n’eût su réprimer.

A nos vingt milliards d’assignats, la contrefaçon anglaise (au rapport de Puisaye qui la dirigeait) ajouta vingt autres milliards. Donc, le Directoire marchait à une immense banqueroute dont il n’était nullement coupable. Il est ridicule de compter parmi les causes sérieuses de ruine les prodigalités du gouvernement (le moins coûteux qui fut jamais). Quatre des cinq directeurs vivaient comme des anachorètes, comme les saints de la Thébaïde. Pour Barras, dont on parle tant, son luxe aurait été la plus mesquine simplicité de ce temps-ci. Ce qui est seulement probable, c’est que ses maîtresses recevaient des pots-de-vin, des épingles, de certains fournisseurs.

Le vrai mal, la grande cause de l’indigence publique, non seulement ici, mais partout, c’était l’effroyable appétit de ce grand monstre : la guerre. Si l’Angleterre, reine des mers, reine des Indes, et d’une industrie qui allait centupler ses richesses, se plaignait tant et recourait à ce misérable expédient de la fausse monnaie, qu’était-ce donc de la France ? A tout cela qu’opposait-elle ? Une seule chose : la propagande républicaine, les promesses de la liberté et de l’égalité civile. C’était son seul trésor, son espoir d’avenir. Tout esprit judicieux le sentait. Les vrais politiques, comme Hoche en Allemagne, dans leurs plus pressants besoins, forcés de lever des contributions, les levaient par des magistrats du pays, les faisant ainsi juges eux-mêmes et de la nécessité, et de la juste mesure où ces contributions de guerre remplaçaient les anciens impôts, en laissant un grand bienfait, la justice égale, la suppression des privilèges. Ainsi firent Kléber, Marceau, Desaix, cette grande armée du Rhin, l’honneur éternel de la France. Privée de tout en 93, l’hiver, et mourant de faim, on a vu qu’elle fusilla un soldat qui avait pillé. (Papiers du général Moreaux).

Cet esprit d’abstinence et de ménagement pour les peuples avait souvent fait adorer les nôtres. Exemples, Marceau, Desaix, Championnet, libérateur de Naples.

Excepté Pichegru en Hollande, tous furent fidèles à cet esprit, surtout par zèle de la propagande républicaine, considérant la guerre comme un apostolat de la liberté. Dugommier dans l’aride dénûment des Pyrénées, Masséna et Schérer, dans les Apennins décharnés de Gênes, subirent d’affreuses privations pour ne pas changer de système, pour ne pas décourager l’éveil de la pensée républicaine qui se faisait en Italie. Ils ne demandaient qu’à la France. Schérer, par ses sollicitations incessantes, était l’horreur des bureaux. Il donna sa démission, et l’on chercha un général au rabais qui s’engageât à vivre sur l’Italie.

Quand on songe que le Directoire ne put trouver deux cent mille francs qu’il fallait pour passer le Rhin, on conçoit son embarras pour l’Italie. Où trouver des spéculateurs assez hardis pour s’engager à nourrir dans les commencements du moins notre armée, même celle des Pyrénées que la paix avec l’Espagne permettait d’y joindre ? En ce moment l’Angleterre faisait un effort immense d’argent pour nous lancer l’invasion de deux cent mille Autrichiens. Rien n’était plus propre à affaiblir, détourner ce torrent que d’inquiéter l’Autriche pour son Milanais, pour son allié le Piémont. C’était œuvre patriotique que d’opérer cette diversion.

Je dirai tout à l’heure les noms des banquiers audacieux qui ne craignirent pas de faire de telles avances à un gouvernement insolvable. J’ai connu un de ces héros, et la correspondance officielle de Napoléon nous donne les noms de tous, qu’on verra tout à l’heure.

Pour la plupart, cela paraissait téméraire ; c’était un pont de Lodi en finances. Mais les banquiers de ce temps étaient hommes d’imagination, vrais poètes en affaires ; et ils aimaient les grandes choses.

Ils réfléchirent que l’Italie était une mine non exploitée, plus intacte que l’Allemagne. Outre ses richesses agricoles et de tout genre, elle avait de grandes réserves métalliques dans les Trésors de ses églises, dans ses vieux monts-de-piété, de plus, des galeries sans prix et d’inestimables tableaux, d’anciens et curieux bijoux dont l’art charmant décuplait la valeur.

Le moment leur semblait venu de mettre la main là-dessus. La guerre d’Espagne finie, on pouvait renforcer l’armée des Alpes par celle des Pyrénées. Avec cette adjonction, la victoire était certaine. Ces Pyrénéens qui venaient, et qui la plupart avaient été formés dans les 8,000 grenadiers de Latour d’Auvergne, comme le colonel Rampon, le chef de bataillon Lannes, etc., étaient les hommes les plus militaires qui furent et seront jamais.

La difficulté était celle-ci. Ces héros n’étaient point administrateurs. Sauraient-ils recueillir, exploiter les fruits de la victoire ? sauraient-ils continuer cette grande spoliation ? Il y fallait une bonne tête, et un militaire financier.

Les banquiers songèrent à leur ami, le général de Paris. Il était visiblement l’homme qu’il leur fallait. Sa correspondance le montre, en ces sortes d’affaires, aussi entendu qu’il était ambitieux. Si ce maigre visage Corse fuyait l’argent et refusait de se faire part, c’est qu’il aimait mieux prendre tout.

Ce qui le favorisait fort, surtout auprès du simple et honnête Carnot, c’était la modération qui l’éloignait des Jacobins. Carnot, qui les avait tant servis, en avait maintenant horreur, et voyait partout le visage de Robespierre. Les Jacobins ressuscités, rouvraient alors leur club et parlaient d’impôt progressif qui eût atteint les riches. Plusieurs d’entre eux se rapprochaient de leur ancien ennemi Babeuf. Les théories de celui-ci, son partage égal des terres effrayaient tout le monde, et cela bien à tort, dans un temps et dans un pays qui avait tellement étendu la propriété, tellement multiplié ses défenseurs. Au milieu de cette panique, on sut gré au général de Paris de fermer le nouveau club des jacobins.

Dès lors, toute la réaction vint assiéger Carnot pour que cette épée tutélaire, ce sauveur de la société, eût l’armée d’Italie. Carnot dut hésiter. On avait fait en Espagne un passe-droit étrange à la mort de Dugommier, en lui donnant pour successeur, non Augereau, brave et bouillant jacobin, mais le sage et froid Pérignon. Augereau ne réclama pas ; il passa sans murmurer à l’armée d’Italie sous le grand Masséna, et ils gagnèrent ensemble la belle bataille de Loano. Masséna était l’homme et du pays et de l’armée, et le premier de tous pour la guerre des montagnes. En revanche, très patriote. On le dit jacobin. Cela détermina Carnot. Il crut Barras et préféra ce bon jeune homme qui n’avait de fait d’armes que Vendémiaire, mais qui avait fermé les Jacobins. Bonaparte lui sembla son élève et son fils, le fils de la famille. Dans ses lettres, nous le verrons se recommander à madame Carnot.

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