Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE XI
RENTRÉE DES ROYALISTES. — LEURS MASQUES DIVERS.
Tallien revint effaré, et dit à sa femme dans ce salon plein de royalistes : « Tout est fini. » Elle fondit en larmes. Cela finissait leur royauté de Thermidor.
Plus d’équivoque dès lors. On se réveilla du songe où la société, le monde, la facilité des mœurs, l’amabilité des dames semblaient avoir rapproché, mêlé presque les partis. A cette vive lueur sanglante, les deux partis se reconnurent, se virent dans leur vérité.
L’Assemblée se ressouvint qu’elle était la Convention, et que les royalistes, si aimables à Paris, n’en étaient pas moins les amis des assassins de l’Ouest et des massacreurs du Midi.
Les royalistes avaient cru d’après quelques vaines paroles avoir pour eux bien des membres, surtout dans les Comités du gouvernement. Et personne dans l’Assemblée, personne dans les Comités n’avait osé parler pour les prisonniers de Quiberon. La loi était précise ; elle les condamnait à mort. Les Boissy, les Larivière, déjà suspects pour n’avoir dit un seul mot des massacres royalistes, de Tarascon, de Marseille, craignirent, s’ils parlaient ici, que la cocarde blanche, qu’ils avaient déjà au cœur, ne leur apparût au front.
Ils se vengèrent de leur silence en exigeant qu’on arrêtât dix montagnards, accusés déjà depuis Prairial (entre autres Lequinio, Fouché). Par une misérable bascule, les Thermidoriens, qui alors s’éloignaient du côté droit, lui firent cette concession (8–9 août).
Mais la grande majorité, malgré cela, ouvrait les yeux. Elle savait que l’Assemblée était condamnée tout entière. Les fureurs des royalistes l’éclairaient. Quand Richer de Sérizy, dans son journal l’Accusateur public, disait que le centre même, le Marais, le muet Sieyès « avait du sang jusqu’au genou », qui pouvait se rassurer ? Les girondins ? les non votants pour la mort de Louis XVI ? Non. Ils avaient renversé le trône et amené le 10 août. La Gironde avait appelé les bataillons marseillais qui prirent le palais, le roi. En remontant, point d’innocents dans toute la révolution. Antraigues réimprimait sa folle brochure où il juge pêle-mêle avec Carrier les Constituants, guillotine Mirabeau, Bailly, avec Robespierre. Tout cela écrit à Vérone, à côté du nouveau roi.
Le 10 août (23 thermidor), l’Assemblée fêta, fit fêter dans toutes les communes de France et dans toutes les armées, le renversement de la royauté et la prise des Tuileries. Les représentants royalistes, les administrations douteuses prirent part à cette fête et firent acte d’hypocrisie.
Le 4 août, Louvet, le 20 août, Legendre, se posèrent fort nettement du côté de la Montagne, loin des Girondins trop muets. Ils dirent que, si les émigrés, qui rentraient en foule, ne trouvaient leur tombeau en France, elle deviendrait elle-même le tombeau de la république. Toute l’Assemblée les applaudit et se leva en criant : « Elle sera le tombeau des émigrés ! »
La Convention réfléchissait, et sentait que, contre ces furieux revenants, elle n’avait d’appui, de refuge, que la révolution même, les montagnards si maltraités en prairial, et même les jacobins, les patriotes de toute nuance. Ceux qu’on avait incarcérés, dans leur immuable foi révolutionnaire, pouvaient oublier, devenir pour l’Assemblée une réserve énergique.
En un mois, la Convention prit sous ce rapport une couleur plus nette. Le 29 juillet, une section royaliste étant venue insolemment l’accuser à ce sujet, et les Comités se taisant, Legendre éclata, demanda si ces Comités étaient une baie de Quiberon, pleine d’ennemis de l’Assemblée. Dubois-Crancé, avec une violence militaire, foudroya les pétitionnaires de tout le poids de la victoire de Quiberon, qu’on apprenait à l’heure même, et les appela : « Brigands ! »
Le 29 août (12 fructidor), l’Assemblée accorde aux patriotes incarcérés un décret qui les dispense d’être jugés par leurs voisins (c’est-à-dire par leurs ennemis). Ils peuvent, s’ils le préfèrent, être jugés par le tribunal d’un des départements limitrophes.
Disposition humaine et juste. Mais la même humanité empêchait la Convention d’agir dans son intérêt contre le flot menaçant de la rentrée des émigrés. Ils se moquent du décret qui, leur interdisant Paris, croyait les tenir à dix lieues. Même ce violent Legendre (souvent faible et mou au fond) veut qu’on ne les raye de la liste qu’après la constitution établie. Ainsi ils rentreront bientôt. La porte n’est plus fermée. Ils vont passer tous sans attendre[24].
[24] Dans un joli tableau du Louvre, la Cour des diligences, je vois un de ces retours, une touchante scène de famille. La dame, devenue presque mûre, l’enfant grandi en cinq ans, se précipitent pour recevoir ce voyageur tant attendu, qui se jette dans leurs bras. Qu’il est changé ! qu’il est usé, maigre dans son habit vert ! comme il a peu de cheveux ! Que de souffrances on devine !… Enfin la famille est réunie. « Puisse la famille française se réunir tout entière par le rapprochement des partis ! »
Ce sentiment était celui de bien des hommes, même les plus révolutionnaires des Duroy, des Duquesnoy ! (voir plus haut). Hélas ! cela est-il possible ?
Cet émigré auquel j’allais m’intéresser, quel uniforme porte-t-il ? Celui des chouans. Il dit par son habit vert : « Je suis le chouan, l’émigré, l’allié de l’ennemi. »
Qu’il est peu capable d’apprendre, de s’ouvrir à l’idée nouvelle, cet homme usé et séché ! Celui qui combattit la France, se croit la France légitime. Plus je le regarde de près, ce grand sec, à front fuyant (crédule et don quichottique), plus je reconnais ce genre d’hommes qui, même avant 89, sans fonds, frivole et galantin, n’avait rien dans le cerveau.
Même, parmi les émigrés, ceux qui eurent un vrai talent, n’en furent pas moins des esprits faux, écrivains souvent baroques. Les fictions les plus absurdes étaient prises d’eux avidement par une crédulité vieillote qui ressemble au radotage. Pour n’en citer qu’un exemple, parlons des onze cent mille bœufs que, selon eux, les terroristes ont brûlés vifs en Vendée, sans s’aviser de les manger ! (Beaulieu.)
Ces vieux enfants, qu’on eût crus sensibles et qui, en effet, furent souvent faciles aux larmes, n’en étaient pas moins cruels. Jugeons-en par leurs tentatives pour tuer Puisaye, l’homme le plus intelligent de leur parti, et pour assassiner Hoche. Leur rage alla contre lui jusqu’à crever les yeux de ses chevaux dans ses écuries. Leurs règlements de Vendée sont étrangement sanguinaires. La mort ! la mort ! Rien de plus.
Quelle discorde, quel esprit de haine et de vengeance nous rapporte l’émigré !
Quelles disputes ! que de duels ! Il ne prendra pas sa ruine comme expiation de son pacte avec l’ennemi. Ainsi voilà donc en France, voilà deux nations en lutte, l’acquéreur et l’émigré.
Quiberon, loin d’enrayer la rentrée la précipita. La plupart espérèrent moins le retour en conquérants, mais dès lors profitèrent en foule des moyens humbles et sûrs que leur offrait la simplicité peu défiante de la République, la mollesse, la connivence des municipalités girondines, établies depuis Thermidor. En août–septembre 95, l’émigré ne rentrerait pas encore sous son vrai costume, l’habit vert du chouan-émigré. Il ne l’est pas. On lui donne certificat qu’il n’est jamais sorti de France. Ou bien, s’il en est sorti, c’est comme victime girondine du 31 mai ; ou bien il est un de ces ouvriers que les Anglo-Espagnols ont malgré eux enlevés de Toulon : faux ouvrier à mains blanches ; on n’y regarde pas de près.
Il rentre. La sympathie l’accueille. Toute maison est ouverte à un homme de bonnes manières qui a eu tant de malheurs. Sa femme fort aisément lui donnera des relations, les amis qu’en l’attendant elle a pu lui faire déjà dans les gens riches, influents.
Réal, dans son récit de Vendémiaire, nous donne un mot remarquable, qui date bien 95, et montre combien on est loin déjà de 94. Après Thermidor, on l’a vu, on s’était marié en foule. En 95, au contraire nous voyons nombre de divorces. La société ancienne qui rentre, change les idées. Plus d’une se repent d’avoir fait, sous l’aveugle inspiration de la nécessité, de la passion, un mariage inférieur, et maintenant vise plus haut. Elle épousa un menuisier, et elle vise un agioteur.
Souvent aussi, le mari, noble ruiné, trouve fort avantageux de laisser convoler sa femme à un mariage d’argent. Elle le protégera. La mobilité libertine demande un nouveau mariage, et, dans le désordre même, on veut l’intérieur, le foyer. Mœurs nouvelles, fort différentes de celles d’avant 89.
Réal, en deux mots, nous fait un tableau frappant de Paris : « Jamais il n’y a eu tant d’étrangers. Les hôtels garnis sont remplis jusqu’aux combles. Et le faubourg Saint-Germain, si désert il y a six mois, ces vastes hôtels solitaires se sont trouvés pleins tout à coup. » On obtenait sans peine de loger provisoirement dans ces hôtels non vendus. « Ils se trouvèrent pleins d’étrangers, de chouans, d’émigrés, de prêtres, de riches jeunes gens qui s’engageaient dans les charrois, et de femmes divorcées. » (Réal, p. 7.)
Tout ce monde pouvait agir d’autant plus efficacement, que la gamme du royalisme, infiniment variée, favorisait l’équivoque. La plupart niaient hardiment qu’ils fussent royalistes. Longtemps encore après, l’un d’eux disait à Carnot : « Celui qui songerait à rétablir la royauté mériterait les petites-maisons. » A l’abri de telles paroles, on s’avançait à couvert. Tous parlaient comme Girondins, comme bons républicains, zélés pour la liberté, la souveraineté du peuple. Le procédé de Cormatin, ce chouan qui ne parlait que du peuple souverain, fut suivi ici en grand, devint général. Des Girondins détrempés aux royalistes constitutionnels (Lacretelle, Bertin), aux royalistes violents (comme Richer et Sérizy), aux agents idiots de Vérone (les Brotier, etc.), aux plus féroces chouans, le langage devenait le même : « Attester la liberté, la souveraineté du peuple, au besoin la République, afin de mieux l’étouffer. »
La Convention leur fournit un prétexte magnifique, quand elle décida, sur la proposition de Baudin, des Ardennes, qu’un tiers seulement des représentants sortirait, et que les assemblées primaires rééliraient les deux tiers de la Convention (13 fructidor, 30 août).
Quelle occasion de l’accuser, de dire qu’elle voulait s’éterniser, qu’elle dépassait son droit ! Eh bien, disons-le, la situation commandait ; on ne pouvait faire autre chose.
Est-ce au nom de la politique que nous la justifions ? C’est au nom de l’humanité, c’est au nom du sang humain.
S’il coulait dans le Midi, dans l’Ouest, malgré la Convention, que serait-il arrivé, si sa disparition totale, si la réaction subite d’une nouvelle Assemblée, novice, molle, rétrograde, eût ôté les dernières barrières, un moment supprimé l’autorité publique ! La Convention, telle quelle, in extremis, provoqua une réaction favorable qui arrêta ce flot de sang. D’une part, Fréron, envoyé au Midi, comprima les assassins. Et, d’autre part, à l’Ouest, la mort de Stofflet, de Charette, le désarmement des communes, rétablirent un peu de sécurité.
On ne comprend pas comment les écrivains et les journalistes de Paris, qui réellement étaient en tête du mouvement contre la Convention, pouvaient ne pas voir que sa disparition totale eût, dans l’Ouest et le Midi, doublé les forces des brigands, aurait fait des Saint-Barthélemy, renouvelé les faits horribles de Lyon, Marseille et Tarascon. Lacretelle dit, et je le crois, qu’il avait « horreur des Compagnons de Jésus. » Ses amis, les gens de lettres, les Salverte, les Dupont de Nemours, les Morellet, les Fiévée, les Cadet-Gassicourt, les Dureau-Delamalle, les Quatremère de Quincy n’étaient pas des hommes inhumains. Par quelle étrange aberration avaient-ils hâte de détruire l’Assemblée, qui pouvait seule arrêter, briser les poignards de leurs alliés étranges, dont ils disent avoir horreur ?
Madame de Staël les avertit avec beaucoup de force : « Craignez de vaincre. Vous ne pourrez contenir votre minorité royaliste. Vous avez été victimes des terroristes, vous le seriez maintenant de vos sanguinaires amis. » (Lacret., Dix ans, 253.)
Ce parti inconséquent, grisé de son partage de salons, de dîners, où l’on croyait conspirer, n’en alla pas moins à l’aveugle. Lacretelle, qui perdait peu d’occasions de montrer sa belle tête, solennelle et un peu vide, lut à la Convention une pétition arrogante contre la question des donations et la formation d’un camp à Paris. Chénier lui répondit de haut. Mais un membre girondin qui tournait au royaliste, Saladin, se déclara hardiment contre l’Assemblée, et répandit dans toute la France un appel au peuple qui devint le manifeste de tout ennemi du peuple.
La question était de savoir si ce parti des grands parleurs, de la jeune littérature, du journalisme, de la banque, enfin de l’éternel Paris qui parade et se promène au boulevard des Italiens, s’allierait décidément aux royalistes d’action, aux hommes noirs qui voulaient les actes. Plusieurs de ceux-ci se mêlaient à la masse joyeuse et légère des sections Lepelletier et de la Butte-des-Moulins. Mais ils les connaissaient si bien, que jamais ils n’osaient dire que la moitié de leur pensée. S’ils l’avaient dite, en un moment, ils auraient été tout seuls. La banque et le haut commerce, liés aux intérêts nouveaux, étaient à cent lieues des rêves d’absolu retour au passé où s’égaraient les demi-fous de l’Agence royaliste et de l’émigration. Ceux-ci voulaient des vengeances, des supplices, la cassation des ventes des biens nationaux. Ils se gardaient bien de dire ce mot, qui leur aurait mis à dos tous les nouveaux riches. Aussi, quoique les papiers de l’Agence royaliste, qu’on surprit, indiquassent qu’elle comptait profiter du mouvement, la masse des deux sections qui le faisaient était très loin d’elle, ne la connaissait même pas. (Beaulieu.) Même lorsque les sections en vinrent à l’idée d’un combat contre l’Assemblée, elles ne profitèrent pas des offres que les chefs des Chouans leur firent de les commander. Elles repoussèrent ces mains sanglantes et le drapeau royaliste, qui eût sur-le-champ révélé la dissonance intérieure du parti[25].
[25] Assez, trop de Convention. Enfin, Point de Convention, c’est la pensée du moment. Et c’est ce qu’on lit aussi sous une admirable gravure (de Boilly, gravée par Tresca ; voy. Hennin, 1795, à la Bibliothèque). Elle précède les caricatures (les Incroyables, de C. Vernet, les Croyables, de Boilly, etc.). Un grand muscadin se fait décrotter par un petit savoyard ; il a déjà le costume connu de l’époque, mais sans exagération. Il est bel homme et joli homme, nullement accentué (dans l’atroce, ou la ganache, le sans dent de l’émigré, qu’ils ont si fortement saisi) ; il a de beaux petits traits, le profil mou et mouton des élégants de Coblentz, de la Butte-des-Moulins. Sans quitter cette sellette où il est tenu par le pied, il se tourne, il fait un signe à une fort belle fille qui passe. Du doigt, elle lui en ratisse, et dit : « Point de Convention. » Ce n’est pas une fille publique. Cette belle et forte personne, d’un équilibre admirable, dans sa simple robe collante, sans ornements que ses beaux bras, est une demoiselle du peuple. Elle refuse, sans mépris. La pièce d’or que montre le jeune homme, avec une telle demoiselle, n’est point le salaire d’une nuit. Ce sont évidemment des arrhes. Veut-elle être entretenue ? veut-elle être épousée même ? Non, « Point de Convention. » Elle le juge parfaitement, croit qu’avec son profil mouton il ne fera pas grand’chose, qu’il manquera son Vendémiaire.
Le violent royaliste Richer de Sérizy, et Lacretelle, qui eût gardé la Constitution républicaine (deux conseils et le directoire), s’en expliquèrent et se dirent : « Nous ne marcherons ensemble que quatre ou cinq jours encore. » Mais Richer marqua très bien la niaiserie de l’autre nuance : « Alors, pourquoi combattre, voulant au fond ne rien changer ? »
Que désirait réellement la grande majorité de ceux qui armèrent alors ? « Des places », dit madame de Staël. C’est vrai pour les journalistes ; mais tous les autres, en agissant, représentaient un sentiment plus général, fort général à Paris. C’est qu’on voulait en finir avec la Convention, qui avait duré trois ans, trois siècles ! On était las, excédé de cette tragique Assemblée, si orageuse, liée à tant de funèbres souvenirs. Le monde voulait du nouveau[26].
[26] C’est ce qui va faire la fortune et la force de Bonaparte.
Mais, tout odieuse qu’elle fût, cette Assemblée, sa victoire du 13 vendémiaire, fut, en ce moment, le salut de la France dans le Midi, dans l’Ouest. Au Midi, elle arrêta les torrents de sang qui coulaient, à l’Ouest, l’avortement de l’expédition anglaise du comte d’Artois aux côtes de la Vendée, amena la fin des brigandages, prépara la ruine, la mort de Stofflet et de Charette.
Par malheur, cet événement, qui semblait briser l’épée des royalistes, ne les désarmait pas du vote. Avant le 13 vendémiaire, avaient eu lieu les assemblées primaires pour nommer les électeurs (conformément à la Convention nouvelle). Ces assemblées s’étaient senties, (surtout dans le Midi) sous la pression meurtrière des Compagnons de Jésus. « Nul patriote n’osait voter. » (Mss Goupilleau, Coll. Dugast, V, XIII.) La tourbe effarée des campagnes fit électeurs qui l’on voulut, et ces élections détestables portèrent à l’Assemblée nouvelle les chefs, ou les complices, les compères des assassins.
La férocité de ceux-ci avait été toujours croissant jusqu’au 13 vendémiaire. Ils tuèrent d’abord des Jacobins, puis tuèrent des Thermidoriens. Enfin, ce besoin croissant de tuer les avait conduits à faire périr les Girondins ; on guillotinait à Marseille les amis de Barbaroux !
Les jugements étaient une farce. A Aix, les patriotes étaient jugés par les émigrés, par nos traîtres de Toulon devenus officiers anglais ; mais on ne prenait pas la peine, le plus souvent, de juger : on assassinait en plein jour, avec des circonstances atroces. A Valéas, madame Mauriquet « fut crevée à coups de pieds. » A Marseille, l’assassin Beausset disait au détenu Fassi : « Veux-tu voir dans cette boîte une oreille de ta femme ? Je m’en vais te la montrer. » Sept ou huit femmes, mises nues, par une cruauté exécrable, eurent le bas-ventre flambé.
Au moment de Vendémiaire même, les manifestes de Charette circulaient dans le Midi. Précy, le Charette de Lyon, était venu près d’Avignon. Après les assassinats commençait la guerre civile, en grand, une vraie Vendée. A Avignon, l’on sonnait le tocsin pour livrer bataille aux troupes. Le représentant Boursault, avili par sa patience, fut obligé d’appeler ceux de Nîmes à son secours. Le 8, enfin, il eut des forces et trois pièces de canon. Le 12 vendémiaire seulement, il rentra à Avignon et put désarmer la ville. Mais les honnêtes gens avaient fait évader des assassins.
A Montélimart, Job Aimé, leur chef, avait quelque temps fasciné, trompé le représentant Jean Debry. Et, pendant ce temps, il organisait des bandes pour marcher contre la Convention (vers le 13 Vendémiaire). La nouvelle de Paris vint, comme une masse de plomb, tomber sur ces mouches atroces, affamées, altérées de sang. Elles étaient si acharnées que, même après, on assassinait encore.
Cependant, les royalistes, ayant fait avant Vendémiaire des assemblées primaires à eux, et faisant après Vendémiaire des élections à eux (jusqu’à nommer Job Aimé ! illustre comme homme de sang !) les royalistes, dis-je, avaient moins besoin de tuer. Le représentant Goupilleau entra presque seul à Saint-Paul-Trois-Châteaux, centre de leur rassemblement, et fit sans contradiction désarmer la ville (4 brumaire). Un commissaire général fut envoyé dans le Midi pour la Provence et pour le Gard. Ce fut Fréron ; mais un Fréron converti. Ce violent étourdi, qui avait si aveuglément lancé la réaction, regrettait amèrement d’avoir si bien réussi. Il montra un grand courage en acceptant cette dictature du Midi, se jetant, pour ainsi dire, à la nage dans ces mares de sang. La veille de son arrivée à Marseille (9 brumaire), on avait encore tué deux hommes en plein jour. Son entrée dans le Midi fut un coup de théâtre. Dès Tarascon, les victimes se précipitèrent à lui, une foule de veuves en larmes. Sous ses yeux, les assassins hurlaient contre ces pauvres femmes, et telle, dit-on, fut frappée. L’indignation anima son courage : en entrant à Arles (ce centre de l’association royaliste), il organisa contre elle des bataillons de bonnets rouges. Il entra en force à Marseille, et posa la question sur un terrain alarmant pour les royalistes. La plupart de ceux qui se disaient tels et infestaient les campagnes étaient, non pas des fanatiques, mais de jeunes paresseux qui aimaient mieux brigander que de répondre à la réquisition et d’aller à l’armée d’Italie. Fréron se mit en rapport avec ses chefs, Schérer, Masséna. On voulait la réduire à rien, cette armée. Les prêtres surtout prêchaient la désertion. Fréron se fit demander par l’armée d’enlever tous ces lâches. Elle-même menaçait de venir les chercher. Cela troubla les royalistes. Les émigrés se cachèrent. La garde nationale fut réorganisée dans les six départements de la Provence et dans le Gard. Fréron contint assez bien les violents patriotes, les empêcha de se venger. Il ne fit mourir personne, pas même le chef de bande Lestang, qu’il prit et voulait faire juger. Mais lui-même fut rappelé, après huit mois de dictature qui avaient été un repos relatif pour ces contrées.
J’ai anticipé un peu pour caractériser le 13 vendémiaire par ses effets dans le Midi. J’en ferai autant pour l’Ouest, où il amena réellement la dissolution de la Vendée.
La Vendée avait deux espèces d’hommes en opposition parfaite : l’émigré et le chouan. Cela éclate à chaque instant, nulle part mieux que dans le récit que Vauban a fait de l’expédition où Pitt essaya enfin son comte d’Artois. Celui-ci, vrai tardigrade, dans cet immortel récit est peint au vif avec sa petite cour de vieux émigrés, avançant d’un pas, reculant de deux. Ils lui donnaient les conseils de la parfaite prudence : « Pourquoi risquer ce cher prince dans cette guerre de sauvages, au fond des bois ? Ne valait-il pas mieux attendre les mouvements de Paris, une restauration si facile, qui déjà était au cœur des Français et allait se faire d’elle-même ? » Ils sauvèrent ainsi à leur prince l’aventure de Quiberon, en juillet. Ils lui firent manquer aussi celle de Noirmoutiers et l’Ile-Dieu, en octobre–novembre, et attendre que la mer mauvaise rendît la côte intenable. On ne put pas trouver Charette ; on ne put se joindre à lui. D’autre part, cette cour du prince attisait les haines entre Rennes (Puisaye) et le Morbihan (Cadoudal). Elle parvint à rendre suspect, inutile, l’homme intelligent, Puisaye, qui tenait les fils de toute la Chouannerie. Homme, il est vrai, terriblement antipathique aux émigrés. Il immolait leurs intérêts aux Chouans, donnait à ses assignats, puis à son emprunt anglais, pour gage et pour garantie les propriétés d’émigrés[27]. (Sav., VI, 163, 29 janvier 96.)
[27] Le retour des émigrés qui se faisait partout marquait leur opposition au vieux parti fanatique, le parti prêtre et paysan des primitifs Vendéens (Bernier, Stofflet, etc.). Le 11 août, au château de Bourmont, M. de Châtillon, homme de grande naissance, avec un conseil de seigneurs, fit une sortie terrible contre les prêtres qui, au lieu de patienter, d’attendre les élections, avaient fait faire mille crimes sur les grandes routes. Il leur défendit de se mêler de rien, et, séance tenante, les chassa de sa présence. (Sav., V, 321.) Châtillon ajouta encore : « Il nous faut des chefs instruits », notant ainsi durement Stofflet et le meunier Cadoudal. Ce vaillant Stofflet recevait à ce moment du roi même et de son ministre à Londres une bien sotte rebuffade : « On ne peut le décorer de la croix de Saint-Louis, car il n’est pas gentilhomme. » Le roi en nommant Charette généralissime, avait exaspéré la haine que Bernier et Stofflet avaient contre lui. Bernier, dans un mémoire terrible adressé au comte d’Artois, résume les crimes de Charette, en fait un portrait atroce. Ainsi, de toutes parts, la Vendée tombait en dissolution. Hoche réussissait partout par le plus simple moyen : il saisissait les bestiaux du paysan jusqu’à ce que celui-ci remît son fusil. Et il le remettait avec d’autant moins de regret que le retour de son seigneur l’émigré, qui revenait pour demander ses fermages, refroidissait son royalisme et le dégoûtait de la guerre civile.
Telle est donc la grandeur de la Convention qui finit :
Elle comprime le Midi par la mission de Fréron.
Elle dissout la Vendée par l’adresse, le génie pacificateur de Hoche.
Elle ajoute (le 1er octobre) neuf départements à la République, annexant à la France la Belgique.
Sans annexer la Hollande, elle en dispose désormais, l’entraîne dans le mouvement de la France.
Elle avait traité avec la Prusse, avec l’Espagne détachée de la coalition. En septembre, elle ordonna à Jourdan de passer le Rhin, d’attaquer l’armée de l’Autriche. Le succès était certain, sans l’inaction calculée, perfide de Pichegru.
Jamais, depuis Louis XIV, la France ne fut plus haut. Mais entre le grand Roi et la Convention il y avait cette différence que, la Convention, forçant les rois à traiter avec la République, imposait, faisait accepter à l’Europe le principe nouveau.
Ce principe que l’Europe était forcée de reconnaître, il était attesté en France par les ennemis mêmes de la Convention. Dans Paris, les royalistes, aussi bien que les girondins et les constitutionnels, ne parlaient que de République, ils n’attestaient que le Peuple, le Souverain, comme on disait ; ils ne citaient que le Contrat social. Et ceux qui prétendaient (contre la Convention) que, devant le peuple assemblé pour les élections, toute autorité doit cesser, les apôtres de ce dogme révolutionnaire, c’étaient des hommes connus pour leurs précédents royalistes, le garde du corps Lafond, le jeune imprimeur Lenormand, le violent rédacteur de l’Accusateur public, le pâle Richer de Sérizy. Quand cet homme blême, aux yeux caves, qu’on eût dit le juge des morts, présidait la section mondaine du boulevard Italien, on devinait trop ce qui se cachait sous ces vains appels à la liberté.
Tout en parlant si haut, et toujours, du Souverain, ils crurent devoir l’épurer. Armés de courts bâtons noueux, ils coururent les sections pour en chasser violemment leurs nombreux contradicteurs.
Des royalistes de Chartres et de Dreux étant venus tâter Paris, on les promena, on fraternisa avec divers quartiers, spécialement celui des Halles, où il y avait toujours eu un fonds royaliste. On les encouragea si bien que ceux-ci, revenus chez eux, prêchèrent, répandirent dans le peuple que la cherté, la disette, venaient de la Convention ; qu’un représentant, Letellier, qu’on y envoya, était un accapareur. Une horrible émeute de femmes se fit ; on força Letellier de taxer le pain, de le mettre à bas prix. Il le fait (le sang eût coulé), mais il dit : « Il n’y aura de sang répandu que le mien. » Et il se brûla la cervelle.
Dans maints autres lieux voisins, il y eut de graves désordres. On coupa les arbres de la Liberté. On cria « Vive le Roi ! » On traîna la statue de la Liberté dans la boue. Des patriotes furent assassinés en plein jour. Bourdon, de l’Oise, fut envoyé avec des forces pour étouffer le mouvement. A Nonancourt, où il trouva les royalistes en défense, le soldat frappa vivement et la répression fut sanglante.
Ainsi les deux sections (Lepelletier, Butte-des-Moulins) se trouvèrent comme convaincues d’être amies des royalistes, et fort compromises devant le peuple de Paris, qu’elles auraient voulu entraîner. Ayant, au Palais-Royal, tiré sur des grenadiers de la Convention, elles allèrent criant aux faubourgs qu’on avait tiré sur elles. Mais le faubourg Saint-Antoine en rit, et dit : « Si l’on a tiré, sans doute, c’est sur les royalistes, et nous allons en faire autant. »
Le parti de la révolte, ne pouvant entraîner les faubourgs, projetait de former dans les quarante-huit sections (dominées ou épurées) un comité central qui figurerait Paris. Ainsi ils auraient posé Assemblée contre Assemblée, une Convention au petit pied. Ils comptaient sur la mollesse, l’indécision de la majorité. Les 73 se taisaient, et les laissaient avancer. Mais il y avait de fermes et honnêtes girondins, comme Daunou, comme Louvet, qui se rattachèrent aux Thermidoriens, aux restes de la Montagne, et qui mirent la masse indécise en demeure de marcher droit, lui posèrent le oui et le non, l’obligèrent de s’éveiller ou de se déshonorer. Daunou parla avec vigueur contre le prétendu Comité central, accusa et fit condamner « cet acte d’anarchie. » Louvet allait jusqu’à proposer de refaire les Jacobins, de les armer, voulant sauver la République à tout prix, même en relevant ceux qui l’avaient proscrit lui-même.
Enfin, la voix de la France vint au secours de l’Assemblée. En réalité, quel que fût le sentiment de Paris, la Convention avait une haute légitimité dans l’appui d’un très grand peuple des départements. Sa Constitution de l’an III eut pour elle près d’un million d’hommes (900,000 votants) et n’eut contre elle que 40,000. Le décret qui la perpétuait en partie fut accepté de 167,000 voix, repoussé de 95,002 (1er vend. — 23 septembre).
La liberté, l’égalité républicaines étaient-elles assez respectées dans la Constitution que l’Assemblée laissait à la France en se retirant ? C’est ce que l’on peut discuter.
La commission qui la fit comptait dans son sein d’honnêtes et solides républicains, Daunou, Louvet, la Réveillère-Lépeaux, mais plusieurs hommes douteux, plusieurs notoirement rétrogrades. Cependant, cette Constitution est, au total, bien supérieure à toutes celles qui ont suivi.
La Constitution de 93 avait donné une Déclaration des droits. Celle de 95 donna aussi une Déclaration des devoirs. Elle écartait ainsi l’idée absurde, trop souvent reproduite, que le Souverain, le peuple, est au-dessus de tout, sans responsabilité, a des droits, point de devoirs.
Un membre avait fort sagement proposé de ne donner le droit de voter qu’à ceux qui savaient lire et écrire. C’était écarter des élections les Chouans, les Vendéens, les tourbes aveugles qu’à ce moment les factions poussaient, dans tout le Midi, au désordre, à la guerre civile.
Dans presque toute la France, le patronage des gros propriétaires subsistait, et si le suffrage universel ouvrait ses urnes à leurs gens (comme dans la Constitution de 93), on allait voir, aux grandes fermes, par exemple, de la Manche, de la basse Normandie, etc., des centaines de valets, garçons de charrue ou meneurs de bêtes, aller au scrutin sous mon maître (comme ils disent), et voter comme un seul homme. C’est le dégoûtant spectacle qu’on a vu en mai 1870.
Que faire, pour éliminer ces troupeaux, ces masses moutonnières ? On exigeait du citoyen qui voterait aux assemblées primaires qu’il payât une bien faible contribution. On exigeait de l’électeur qu’il fût propriétaire ou LOCATAIRE.
Par ce dernier mot, locataire, on était sûr d’avoir pour électeurs tous les ouvriers des villes, population bien plus révolutionnaire que les paysans.
La propriété ou la location devait avoir la valeur de cent journées de travail dans les petites localités, de deux cents dans les grandes villes. Dans celles-ci, certainement, il n’est point de locataire qui ne pût être électeur pour un si petit loyer.
En pratique, tout ouvrier, tout paysan quelque peu indépendant, pouvait devenir électeur. La Constitution de l’an III appelait aux urnes le peuple, ne repoussait guère que la masse des classes les plus dépendantes, les plus dociles à l’aristocratie.