Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VIII
LODI (12 MAI 95).
Bonaparte avait écrit au Directoire : « Je serre de près Beaulieu. Je ne le lâche pas. »
Chose fausse. Il le lâcha quinze jours (27 avril, 12 mai) malgré l’armée impatiente. Ce retard eut des conséquences incalculables.
L’armée croyait passer le Pô à Valence. Bonaparte, tout exprès, avait compris Valence dans les places qu’il demandait. Beaulieu croyait à ce passage. Il avait fait des travaux, des redoutes, sur la rive gauche et en préparait la défense. Il fut bien étonné quand Bonaparte, ce foudre de rapidité, prit la rive droite et la descendit à loisir, lui donnant tout le temps de remplir les ordres de Vienne, d’armer le château de Milan et de ravitailler Mantoue, c’est-à-dire de nous préparer un an de guerre terrible.
Valence était un but marqué d’avance, et comme un rendez-vous d’honneur. Les historiens sont admirables ici. Ils supposent que ce grand détour et ce retard absurde et désastreux fut une ruse de Bonaparte. Belle ruse ! laisser à Beaulieu le temps qui lui était nécessaire pour remplir ses instructions.
« Mais Bonaparte dit n’avoir que trente et un mille hommes. » En effet, il voulait faire croire qu’il n’avait que la petite armée de Schérer et de Masséna. Il ne compte jamais tout ce qu’y ajoutait l’armée des Pyrénées, un personnel d’officiers admirables. Dans la grande réforme que notre épuisement financier nous forçait de faire, on conserva soigneusement ces officiers. Voilà pourquoi, dans l’unique moment où l’on me permit d’ouvrir le manuscrit des Mémoires de Barras j’ai lu ceci : « Nous laissâmes Bonaparte maître de prendre des officiers dans toutes les armées de la République. » Je m’explique. Il eut d’abord avec ceux d’Italie ceux de l’armée des Pyrénées. Plus tard, ceux de l’armée des Alpes. Enfin, Moreau, avec une abnégation admirable, lui choisit dix-huit mille hommes d’élite dans la grande armée du Rhin. De plus, il eut des Pyrénées Augereau, Lannes, Rampon, Victor, etc. ; des Alpes, la perle de l’armée, Joubert et le solide bataillon helvétique. Enfin Bernadotte lui amena du Rhin les glorieux amis de Desaix et de Marceau, le colonel mulâtre Alexandre Dumas, qui renouvela le trait d’Horatius Coclès, et l’audacieux Delmas, qui, de sa main, prit souvent des drapeaux dans les rangs ennemis.
Augereau certainement exprima la pensée de nos Pyrénéens, et celle de Masséna, de l’armée d’Italie, quand il dit qu’il ne fallait pas s’arrêter à Chérasco, mais fondre sur Beaulieu. « Il s’était retranché. » Qu’importe ? Avec une telle élite on eût toujours passé. Je suis persuadé que ce rude soldat lui dit en souriant (comme la veille de Castiglione) : « Je suis soigneux de votre gloire. Marchons tout droit à l’ennemi ! »
L’armée ne demandait aucun repos. Elle s’était refaite en Piémont. Bonaparte écrivait : « Ce que nous avons pris à l’ennemi est incalculable. » Et on levait partout de fortes contributions. Au 3 mai encore, Bonaparte paraît avoir en vue le passage de Valence et l’assaut des retranchements de Beaulieu. Il dit à Masséna, Laharpe, Sérurier de faire un bataillon de trois mille six cents hommes d’élite, tiré des grenadiers et des carabiniers.
Les jours suivants, tout change ; il monte à cheval, descend par la rive droite du Pô jusqu’à Plaisance, pour imposer aux ducs de Parme et de Modène un lourd traité d’argent. Ces petits princes avaient paisiblement amassé des trésors. Il leur extorque vingt millions[37] ! En même temps, il dit qu’on peut en exiger quinze de Gênes. Il écrit à Carnot : « Je vais vous envoyer dix millions. Cela ne vous fera pas de mal pour l’armée du Rhin. »
[37] Je suis ici Rapetti (Biographie, Didot) qui, comme historien officiel et collecteur de la Correspondance, a eu sous la main toutes les sources, tous les papiers.
Ceci pour Carnot, l’honnête homme. Mais pour le grand public, pour les femmes et les mondains, les amateurs qui entouraient Barras, il promet des tableaux du Corrège, et plus tard des bijoux, etc. Dès le lendemain de Chérasco, 27 avril, il avait écrit à Faypoult, notre envoyé à Gênes : « Écrivez-moi ce que peuvent fournir de précieux Parme, Plaisance, Modène, Milan et Bologne. Donnez-moi la note des tableaux, statues, enfin des curiosités, galeries, cabinets, etc. »
Il était averti (probablement par Joséphine qui, de la Tallien, pouvait savoir les secrets de Barras) que Barras, la Réveillère et autres directeurs, moins aveugles que Carnot sur Bonaparte, n’avaient pas digéré son traité de Chérasco ni tous ses plans contraires à leurs instructions. Ils ne s’arrêtaient pas à ses vanteries d’aller à Vienne. Ne pouvant destituer un général victorieux, ils l’envoyaient à Naples, à Rome, faire contre le pape la croisade républicaine. Pendant ce temps, Kellermann passait de l’armée des Alpes à celle d’Italie, prenait Milan, faisait la grande guerre de Lombardie.
Ce plan, sans doute, était poussé par les capitalistes qui avaient lancé Bonaparte, et qui maintenant le voyaient mettre la main sur tout et ne vouloir plus que ses employés militaires. On odorait déjà la royauté financière qu’il s’adjugeait sur l’Italie.
Bonaparte avait hâte de déjouer ce plan, en gorgeant de dépouilles un gouvernement famélique. De plus, de conquérir l’opinion de Paris, de se rendre pour ainsi dire présent par ces trophées, ces miracles des arts. On voit en tout ceci qu’il s’inquiétait peu d’aigrir, irriter l’Italie, qu’il faisait justement le contraire de la propagande républicaine qu’on lui avait recommandée.
Il arriva vers le 4 à Plaisance, y resta jusqu’au 11 mai, ce qui fit en tout quinze jours de retard avec le temps passé à Chérasco. (Voyez au Moniteur, le rapport de Salicetti.) Plaisance, dit-il, assez naïvement, lui parut la plus agréable ville de l’Italie. C’est la première, en effet, où il jouit de cette dictature financière qui est le pouvoir même. Car, avec l’argent, on a tout.
Beaulieu employa bien ces quinze jours qu’on lui laissait. Ce général (octogénaire presque) montra une grande activité, ravitailla Mantoue, et par là nous créa pour un an de guerre. Pendant ce temps, Bonaparte, le héros, remuait des caisses et des sacs.
L’armée autrichienne était loin. Contre ses détachements qu’on rencontra, il suffit de deux petits combats. Lannes, sans grand obstacle, s’élança et passa le Pô.
J’admire ici la précision des informations que Bonaparte recevait de Paris. Il sut que la quasi-destitution qui l’envoyait à Rome devait partir le 10 mai. Il la reçut le 14. Mais le 12 il l’avait prévenue et rendue impuissante en remportant l’éclatant succès de Lodi, qui porta l’enthousiasme au comble, paralysa le Directoire, éteignit dans sa main la foudre qu’il lançait.
Le tout à bon marché. Car il organisa la belle scène du pont de Lodi, mais lui-même n’y passa pas.
Pour répondre à ce qu’il craignait, il fallait cette affaire d’éclat.
Une chose remarquable dans une telle carrière militaire, c’est que Bonaparte ne fut jamais blessé, excepté une fois au pied, à Ratisbonne. Les gens de Saint-Hélène prétendent l’avoir vu après sa mort tout couvert de blessures. Et pendant sa vie, on disait : « Quand il est blessé, il le cache, croyant que ces choses d’humanité commune lui feraient tort, et l’empêcheraient de passer dieu. »
Dans la réalité, cette unique blessure (à la jambe) n’a d’autre garantie qu’une gravure où on le voit qui, pour monter à cheval, s’échappe des mains des chirurgiens.
A Paris, on croyait qu’un général si audacieux qu’on supposait toujours en tête de l’armée, serait un jour ou l’autre blessé ou tué. Et on le craignait fort. Mon père m’a dit que les journaux, pour réveiller souvent l’intérêt du public, n’avaient qu’un sûr moyen : de faire faire une chute au héros, de lui casser un bras, une jambe. Ceux qui, depuis qu’il avait fermé les Jacobins, espéraient en lui le futur sauveur de la société, les femmes sensibles surtout, disaient : « Hélas ! il s’expose trop… Il nous sera enlevé quelque jour ! »
Mais l’armée ne s’y trompait pas. Tout en le croyant brave, comme il était, elle s’étonnait de voir que, dans sa courte campagne du Piémont, il avait peu cherché les occasions. Personne ne lui eût demandé les qualités des officiers inférieurs, ni la furie guerrière de Lannes, ni l’impatience héroïque du jeune Joubert, mais on eût aimé à lui voir l’attitude des deux grandes figures de l’armée, de Masséna, qui s’illuminait sous le feu, ou d’Augereau, souriant aux boulets. « Vous êtes trop nerveux », lui disait Augereau avant Castiglione. Tous révéraient en lui la grandeur des vues, et lui supposaient un génie profond de calcul, mais s’étonnaient qu’il dédaignât un peu les détails de l’exécution.
Le retard, le répit si long qu’il donna à Beaulieu, en restant à Plaisance, pouvait exciter la malice des impatients de l’armée. Il était temps d’être un héros.
Il fit partir en pleine nuit la fameuse colonne d’élite sous Masséna, qui fit dix lieues d’une traite (rapport de Bonaparte), et arriva le 12 mai à la ville de Lodi, qu’elle emporta sans peine. Beaulieu avait ce qu’il voulait, ayant eu le temps de garnir Milan, surtout Mantoue. Il était avec son armée un peu en arrière des rives de l’Adda et du pont de Lodi. Au pont, il avait laissé vingt pièces de canon et son avant-garde. Bonaparte dit à tort que Beaulieu, en personne, était là avec son armée, que son ordre de bataille fut rompu, etc. Déjà Salicetti, son homme et son flatteur, ne peut aller si loin dans le mensonge, il dit seulement dix mille hommes. En réalité, Beaulieu était embarrassé. Comme l’Adda a une foule de gués assez faciles (quoi qu’en dise Bonaparte, qui prétend que sa cavalerie passa difficilement un peu plus haut), Beaulieu ne pouvait supposer qu’on choisirait juste le point le plus dangereux, en face de sa batterie. Au reste, beaucoup de soldats traversèrent l’Adda, en se moquant du pont, dont le passage n’avait de but que la réclame et son bon effet dans Paris.
Ce pont était fort long, par conséquent plus difficile à passer que ne fut plus tard le petit pont d’Arcole. Mais il faut considérer que l’artillerie d’alors était fort lente, surtout dans les mains autrichiennes. Bonaparte d’abord avait, en face, posé aussi sa batterie.
Masséna, qui marchait en tête de la colonne d’attaque, prit avec lui Cervoni, voulant sans doute que ce premier fait de la conquête d’Italie fût conduit par deux Italiens. Ils avaient avec eux le Français Dallemagne, et l’impétueux Lannes, qui s’invita et vint comme volontaire à cette fête. Derrière, avant tout autre corps, venaient les Savoyards, qui ont mauvaise tête, et qui voulurent passer d’abord avec les deux généraux italiens.
Après eux, Rusca, Augereau et nos Pyrénéens, avertis un peu tard.
J’ai sous les yeux un rapport, d’un Suisse, nommé Bovet, qui était avec les Savoyards dans le bataillon dit Helvétique. Blessé et précipité presque, il s’accrocha au pont, vit tout.
Il y eut, dit-il, d’abord quelque indécision. Masséna força le passage. Mais si l’on en croyait Salicetti et Bonaparte, ce fut Berthier… qui se jeta à la tête, emporta tout, soutenu par Masséna. Version maladroite, qu’on croirait épigrammatique. Quoi ! ce fut Berthier, le chef d’état-major, l’homme des cartes et plans, ce géographe militaire, qui sortant de son rôle, se mêla dans cette bagarre, entraîna Masséna ? Bonaparte n’y étant pas, crut peut-être utile d’y envoyer Berthier, son homme, qui ne le quittait guère. Le soldat, en voyant Berthier, croyait voir Bonaparte même.
Celui-ci n’avait paru, dit mon témoin, qu’avant l’affaire pour établir sur le pont la batterie qui empêchait les Autrichiens de le couper, et cela, dit Salicetti, « sous une grêle de mitraille. » Heureusement le lit du fleuve (comme tous ces grands torrents des Alpes), est une plaine de cailloux, fort large à cet endroit. M. Thiers montre Bonaparte parcourant les bords de l’Adda, et rentrant dans la ville, « après avoir arrêté son plan ! » Quoi ! il est venu là sans avoir un plan arrêté ? « Il communique aux siens un courage extraordinaire. » C’est la scène de Louis XIV au passage du Rhin, où le roi se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Il y eut dans cette petite affaire douze cents hommes de tués, dit Salicetti même. On se garda bien de poursuivre. Les soldats étaient fatigués, dit Bonaparte. Ajoutez que Beaulieu était à deux pas avec ses quarante ou cinquante mille hommes, non entamés. Bonaparte est superbe ici d’effronterie. Il ose dire que « l’armée ennemie (qui n’y était pas) fut éparpillée. » Ce qui est sûr, c’est qu’elle se retira lentement, ayant parfaitement rempli l’ordre de Vienne : « Garnir Milan, ravitailler Mantoue. »
L’effet de l’affaire fut immense. Comme à ce moment on apprenait que nos armées du Rhin entraient en campagne, Beaulieu se réserva, et remonta vers le Tyrol. Bonaparte écrivit à Carnot : « Cette bataille nous donne toute la Lombardie. J’assiégerai Milan et Mantoue. Et si les armées du Rhin avancent, je remonte l’Adige, j’envahis le Tyrol, et leur donne la main. »
Le 14 mai, arriva la dépêche des Directeurs pour diviser l’armée d’Italie, appeler Kellermann. Mais tout était changé. Bonaparte, affermi et fier sur son pont de Lodi, ne les écoute pas, et leur lave plutôt la tête. Il parle royalement : « Il ne faut qu’un seul homme, et que rien ne le gêne. »
Dans ce moment de force où l’on n’osera lui rien disputer, il jette par dessus la muraille son surveillant, pourtant si complaisant, Salicetti. Il n’en a plus besoin auprès des Jacobins, après ce succès. Pour le récompenser de ce dernier bulletin, si partial, il dit brutalement : « S’il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du gouvernement, n’attendez plus rien de bon. » (14 mai, Corr., I, 334).
Le Directoire ne souffla mot.
Dès ce moment, Bonaparte s’adresse au public, et se fait une publicité merveilleuse. Pour que ce grand coup de trompette remuât toute la France, il envoya à chaque département les noms de ses grenadiers qui avaient passé le pont de Lodi, de sorte que chaque localité eût intérêt à célébrer la chose.
Elle fut extraordinairement retentissante. Toutes les guerres de l’Empire ne l’ont point éclipsée. Dans mon enfance, et jusqu’en 1814, j’ai vu le long des boulevards et des quais, toujours, toujours le pont de Lodi. Et sur le pont, un drapeau à la main, Bonaparte, qui n’y était pas. Il n’avait pas eu jusque-là occasion de payer beaucoup de sa personne, et ne fut pas fâché de l’erreur populaire qui le mêlait à ce combat célèbre. Quel fut l’auteur de cette erreur ? Il faut le dire : lui-même. Un jeune graveur de Gênes lui avait offert des estampes qui représentaient nos faits d’armes. Bonaparte lui envoie vingt-cinq louis, et la recommandation : « Qu’il grave le pont de Lodi. » Le jeune homme reconnaissant ne pouvait manquer d’y représenter Bonaparte, dont l’image reste désormais sur ce pont pour l’immortalité.
C’est à partir de cet exploit et de cette tradition fausse, que tous les arts ont menti pour la gloire de Bonaparte. Joséphine, aimée des artistes, bonne pour eux dans ce temps de pauvreté, obtenait ou par des dons, ou par de tendres flatteries qu’ils étendissent le nom, la popularité de son héros. A la Bibliothèque, les cartons Hénin en sont pleins. J’y vois, entre autres, une belle gravure qui le représente en Italie, près du tombeau, du laurier de Virgile. On commence dès lors à adopter pour lui le faux type qui a prévalu, dans lequel on dissimulait qu’il n’avait ni cil, ni sourcil. On déguisait sa figure toute mauresque, et on lui donnait une grandiose figure italienne qui peu à peu devint César.
En l’idéalisant, ces gravures sont quelquefois combinées pour faire tort à ses rivaux, et surtout pour enterrer Hoche. Le cabinet des estampes en possède une bien cruelle. Les cinq grands généraux du temps y sont, tenant à la main les cartes des pays qu’ils ont conquis. On voit Pichegru, long et plat, avec la Hollande ; Moreau, médiocre et vulgaire, avec les rives du Rhin. Mais le vrai but de l’estampe, c’est d’opposer Hoche et Bonaparte. Bonaparte, grand, fier, héroïque, par un geste dominateur, montre la carte de la belle Italie. Hoche, petit, fort, trapu (ce qu’il n’était pas), mais triste, j’allais dire, humble et repentant, montre honteusement la Vendée, le terrain de la guerre civile, la plage inexpiable de Quiberon, et visiblement demande pardon à l’avenir.