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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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DEUXIÈME PARTIE
FIN DE LA CONVENTION. — DIRECTOIRE.

CHAPITRE PREMIER
LA FRANCE REPREND LE MOUVEMENT. — LA GRANDE CRÉATION DES ÉCOLES. — RÉACTION DE LA NATURE.

Les Jacobins, avant un an, pourront redevenir utiles, seront regrettés des plus sages. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en novembre 94, ils étaient l’obstacle à tout.

Qui croirait qu’une société réduite à cinq ou six cents personnes, qui criaient dans le désert, pût paralyser Paris ? Eh bien, tant qu’on l’entendait, on restait comme suspendu ; on ne faisait rien, on n’achetait rien. On se disait : « Il faut voir… Si la Terreur revient demain ? » Ni les poches ni les cœurs ne pouvaient se dilater.

Cette voix qui disait toujours : « Terreur ! échafaud ! guillotine ! » était comme un glas sinistre, sonnant même note : « La mort ! » Elle rappelait la clochette aiguë de l’Hôtel de Ville qui, dans la nuit de Thermidor, glaça tellement les esprits.

Elle se tait. A l’instant, le mouvement recommence. Les murs sont bariolés d’affiches de cent couleurs. Bals, restaurateurs, diligences nouvelles, s’annoncent à grand bruit.

Un homme de ce temps me disait : « Les Jacobins avaient tant parlé, reparlé de mort, qu’à leur clôture il sembla que la mort était supprimée, que jamais on ne mourrait plus. — Nous nous crûmes nés de ce jour-là, jeunes et devant rester jeunes, ne pouvant vieillir jamais. On ne se souciait plus guère de ses années antérieures. Tout le passé s’obscurcit. Ceux d’aujourd’hui sont fous de croire que nous étions rétrogrades. Non, nous étions au présent. Il y avait eu sans doute un certain ancien régime. Il y avait eu hier la crise de la Terreur. Mais, Terreur et Royauté, nous jetions tout de grand cœur au profond puits de l’oubli.

« Personne n’a compris ni décrit ce moment où nous n’avions plus les assommants Jacobins, et nous n’avions pas encore la turbulente rentrée des Émigrés, aigres et fats, rancuneux, impertinents. Les disputes, les duels ne revinrent qu’avec eux, en 95. Nul orgueil aristocratique en novembre 94. Toute classe assez mêlée. Les partis (sauf bien peu d’hommes) se rapprochaient. A l’Assemblée, bon nombre des plus violents avaient traversé la salle, et étaient allés s’asseoir à droite parmi leurs ennemis. Ils semblaient, bien plus que le centre, émus de douleur, de pitié, pour tout ce qui avait souffert.

« Que de souffrances duraient ! que d’ouvriers sans travail ! que de boutiques encore fermées ! Sous la Terreur (quelqu’un l’a dit), comme on forçait de vendre à perte, « c’était à qui ne vendrait pas. » Le commerce reprit un peu. On s’aperçut de l’état sordide où l’on était depuis deux ans. Les hommes, à la carmagnole, substituèrent les habits. Mais aucune toilette encore. Les folles modes du Directoire ne viennent que bien plus tard. Les femmes (sauf un ruban peut-être) n’achetaient encore rien du tout. Elles étaient fort malheureuses. Il était grand temps que la vie ordinaire, le train du monde reprît. Elles mouraient de faim. Telle comtesse cousait des chemises. Telle marquise était ravaudeuse. D’autres allaient humblement offrir des leçons de clavecin, ou vous forçaient de laisser faire votre portrait. Mais souvent leurs petits talents d’agrément, jadis tant loués, aujourd’hui mis à des épreuves sérieuses, leur valaient de durs compliments. Après cent courses dans la boue, mal accueillies, mais payées, elles remontaient en pleurant manger leur pain sec au grenier.

« Elles étaient fort touchantes, de leurs dangers, de leurs malheurs. Jamais elles n’eurent moins d’art, de manège, jamais plus de sincérité. Elles voulaient être aimées, et ne le cachaient point du tout. Elles venaient en nos bals en novembre et en décembre, dans leur petite robe blanche, robe unique de toute saison, et qui ne défendait guère. Beaucoup venaient seules, sans parents ni amies, sans protection. Mais justement cette époque eut la fièvre du mariage. On n’y mettait nullement les calculs d’aujourd’hui. On s’informait moins des fortunes. On voyait, aimait, épousait. Et celle qui arrivait là seule, sans appui, avait plus de chance qu’aucune de trouver un mari.

« Mercier, peu d’années après, s’étonne de voir aux promenades tant de jeunes mères qui allaitent, tant d’enfants de deux ou trois ans dans de petits chariots ; enfin, dit-il, plus d’enfants qu’il n’y a de grandes personnes. C’est le fruit des mariages innombrables qui eurent lieu en 94 après la Terreur. Il remarque encore une chose, la douceur toute nouvelle, la tendresse, les ménagements avec lesquels sont traités les enfants.

« Il n’y avait plus de salons, plus de sociétés. C’est aux bals, tout bonnement, que se préparaient, se faisaient les mariages. On a parlé sottement, ridiculement, de tout cela. Ce qui, plus tard, devint cynique, alors ne l’était point du tout. Rien n’était plus sérieux que cette folie apparente. Les dix-huit cents bals de Paris eurent lieu partout et tout à coup. Rien n’était disposé encore. On s’établit où l’on put, dans les locaux les plus grands, nombre d’églises ruinées. On a remarqué, comme un acte de légèreté impie, que l’on dansait sur les caveaux où nos pères étaient enterrés. Nos pères eux-mêmes, s’ils avaient ressuscité, auraient été heureux, je crois, de voir cette renaissance d’une société si éprouvée, de voir leurs pauvres filles trouver, après tant de malheurs, la consolation de l’amour, la sécurité du mariage et du foyer.

« Un lien tout naturel, très fort, existait d’avance entre ceux que l’échafaud avait fait veufs ou veuves, orphelins. Il ne faut pas imaginer que cela fût rare. L’énorme majorité de guillotinés (comme le témoignent les tables qu’on en fit) étaient des classes populaires. Les survivants étaient un monde, une tribu à part. Elle eut ses bals qu’on nommait bals de victimes. On en a ri. Et rien n’était plus touchant. Entre tant de personnes en deuil, sympathiques les unes aux autres par l’analogie de malheurs, on avait quelquefois le rêve de rencontrer quelque chose de ce qu’on avait perdu. Les situations obligent souvent, non pas d’oublier, mais de sacrifier aux nécessités nouvelles. La famille, privée de ses appuis naturels, retrouvait parfois un honnête et loyal consolateur. Cela est dit à merveille dans une petite gravure, vraiment admirable, du temps. On y voit danser deux personnes, une ravissante jeune femme et un jeune homme plus âgé de beaucoup et sérieux. Il l’a prise, et leur mouvement gracieusement unanime, fait dire : « Ce sera pour toujours. » Elle suit, et d’élan et de cœur, se rattache sincèrement à sa destinée nouvelle. Mais ses beaux yeux disent au ciel : « Pourtant je n’oublierai jamais[12]. »

[12] Gravure de Boilly, gravée par Tresca (collection Hennin). — Boilly, avant 89 très faible, grimaçant sous l’Empire, eut un merveilleux éclair en 95. La charmante petite gravure, pleine de deuil et de douleur, ne fut plus comprise plus tard. On l’intitula sottement : la Folie du jour.

« Mercier observe très bien que, dans tous les bals du temps, les femmes dansent en silence (Mercier, III, 137). « Entre deux cents femmes nul bruit », elles « semblent se recueillir. » Mais il ne sait pas pourquoi ; il suppose que c’est « pour mieux préciser le mouvement. » Explication superficielle, mauvaise certainement pour 94.

« Les mœurs n’étaient point du tout encore celles du Directoire. S’il y avait, comme toujours, de la corruption au centre, autour du Palais-Royal ; beaucoup de quartiers « avaient l’air d’être d’autant plus épurés. » Jamais la sociabilité aimable de Paris ne parut davantage. On parlait même aux inconnus. La femme avait des mots charmants pour rapprocher tout le monde. Entre son frère et son mari, son amant, celui que peut-être elle allait épouser demain, assise entre le Girondin et le Montagnard (chez Méot, ou tel autre restaurateur), elle disait avec une grâce souriante qui désarmait : « Mon Dieu ! Si j’avais péri qui y eût perdu ? C’est vous. »

« C’était un plaisir de voir comme elles mangeaient de bon cœur, n’ayant plus la contraction nerveuse de la Terreur, heureuses de ces mariages si faciles, elles étaient gaies. Les nouveaux ménages, modestes et peu établis encore, sans cuisine, se pressaient aux nombreuses petites tables des restaurateurs. Mot nouveau qui remplace alors le traiteur de l’ancien régime. Il va mieux au grand mouvement.

« Le promeneur qui circule, deux amis qui se retrouvent, le voyageur qui débarque, tout cela se précipite, s’asseoit chez le restaurateur. Oh ! que chacun en a besoin ! A quel dessèchement étique le Français était arrivé ! Pauvre France ! sa poitrine, hélas ! tenait à son dos. »


Quelqu’un qui, dans un ballon, regarderait alors la France, serait stupéfait d’une chose. C’est qu’elle paraît peuplée. Hier, elle semblait déserte, chacun se renfermant chez soi. Personne n’osait voyager. On pouvait, à chaque village, chaque ville être arrêté, comme un suspect échappé. La sécurité se retrouve. On ne prévoit pas encore la réaction cruelle. On est gai, on s’agite, on part. On cause dans les voitures publiques. Mais comme on les trouve lentes ! comme elles sont loin encore de pouvoir se mettre au pas impatient de l’époque, au mouvement si rapide qu’ont pris les battements du cœur ! Mon père en 92, avait fait trente lieues en trois jours, venant de Laon à Paris ; on couchait deux fois en route. En 93, la voiture où Charlotte Corday vient de Caen, va d’une traite, ne couche plus. En 94, Saint-Simon, prévoyant et plein du sens lucide et vrai de l’époque, a créé des accélérées au point central, rue du Bouloi, les Diligences Saint-Simon, qui vont brûler le pavé.

Quels sont tous ces voyageurs de novembre 94 ? Un peuple des plus variés. Mille espoirs nouveaux les amènent, mille intérêts, mille idées. Ce sont des spéculateurs, ce sont des solliciteurs. Mais, en grande majorité, c’est une jeunesse nombreuse, la joyeuse conscription d’une foule d’hommes de plus de vingt ans, appelés aux hautes écoles par la République. Vraie mère qui nourrit ses enfants. L’étudiant aujourd’hui paye ; alors il était payé. Les douze cents jeunes maîtres qui vinrent à la grande École normale pour apprendre à enseigner, les quatre cents élèves de l’École des travaux publics (École polytechnique), les étudiants si nombreux de l’École de médecine, reçoivent par an 1200 francs.

Appel des provinces à Paris, appel universel à tous, aux pauvres pour les hautes études. Ce fut une ascension admirable des forces vives. Si le riche est un travailleur, c’est un saint ; je le révère. L’étudiant bourgeois d’aujourd’hui est trop souvent paresseux. De là nos mortes écoles. Mais ces pauvres qui arrivent, la plupart sont des furieux, des enragés de travail, des Bichat et des Biot, des Cuvier, bientôt Dupuytren. — Dans les arts, il en est de même. Les deux hommes qui ont senti le peuple, la grâce souffrante et le sourire de douleur, Greuze, Prudhon, ont été les fils inspirés de la pauvreté.

Octobre 94 est une éruption de lumière, telle qu’on en baisse les yeux. Le beau livre de Despois (Vandalisme révolutionnaire) nous saisit d’étonnement. C’est comme aux premiers jours du monde, c’est une Genèse qu’on lit, la Semaine de création.

Des écoles du salpêtre, du volcan de Lavoisier, de la révolution chimique, — et des écoles du Génie, de l’enseignement de Monge (jusque-là caché dans Mézières), — éclate la glorieuse École des travaux publics (28 septembre), avec son curieux complément, le Musée des machines au Conservatoire des Arts et Métiers (10 octobre).

Le 30, l’École normale appelle de toute la France tout ce qui enseigne déjà ou enseignera demain.

Douze chaires à l’École normale, douze au Muséum d’histoire naturelle sont ouvertes. Le 4 décembre, les trois Écoles de médecine. Enfin, les Écoles centrales (ou lycées) le 25 février 95.

Énormes créations, saisissantes par la grandeur, mais bien plus par l’esprit de vie, le cœur qu’on y sent partout.

Quel spectacle nouveau offrirent nos trois Écoles de médecine (Paris, Montpellier, Strasbourg) ! Pour la première fois, au lieu d’un enseignement en l’air, pédantesque et doctrinal, l’Assemblée a institué la médecine sur le vif, au lit des malades. On met sous les yeux de l’élève, non la maladie possible, mais l’homme même, l’homme malade, le patient, la douleur. De là l’armée intrépide des médecins qui suivront la guerre en allégeant tant de maux. De là les impressions vives, profondes, de Bichat, du grand livre de la Vie et de la Mort, qui ouvre la physiologie, vraie voie de la médecine.

L’enseignement, jusque-là dédaigné, apparaît dans sa vérité, comme une magistrature. On voit la Convention appeler tous les génies du temps à ses écoles. On voit à l’École normale les Lagrange, les Laplace, enseigner l’arithmétique. Les Bernardin de Saint-Pierre, les Volney, etc., furent appelés aux enseignements moraux, littéraires, historiques.

Tout était vie et mouvement, les leçons improvisées. Des conférences publiques entre élèves et élèves, entre professeurs même, intéressaient tout le monde. Les femmes y assistaient et y ajoutaient le charme de leur curiosité émue, de leur facile enthousiasme, parfois de l’attendrissement maternel. Quand elles virent l’enseignement des sourds et muets, des aveugles, ces arts ingénieux de la charité, elles ne retenaient pas leurs larmes. Le bon vieux professeur dit à Massieu, son meilleur élève : « Essuie-toi bien proprement, et embrasse une des citoyennes. » Mot de bonhommie touchante (dit fort bien M. Despois) qui eût enchanté Franklin.

L’Assemblée voyait dans l’art le plus haut enseignement. Devineriez-vous jamais la somme qu’elle consacra aux prix du concours des tableaux, dans ce temps de si grande pauvreté publique ? Vous ne le trouveriez pas. Un demi-million (en numéraire) ? Le jury, de cinquante membres, fut sagement composé, non seulement de peintres (presque toujours envieux), mais d’hommes de toutes les classes, d’écrivains : Lebrun, La Harpe ; — de savants : le géomètre Monge, le naturaliste Vicq-d’Azyr ; — d’acteurs : Laïs et Talma. Il y avait un médecin, un laboureur, un artisan. Pourquoi pas ? rien de plus sage. L’instinct de l’illettré, du simple, souvent peut redresser les doctes, les raffinés, les subtils.

Ce jeune peuple des provinces, qui arrivait palpitant, trouva prête à le recevoir l’immense création nouvelle des Musées, des Bibliothèques. Pour celles-ci, Paris est bien la capitale du monde. Les autres (comme Londres, Rome ou Vienne) ont leurs Bibliothèques importantes et précieuses. Mais nous, outre la grande, la centrale, nous avons dix bibliothèques (Arsenal, Ville, Sainte-Geneviève, Louvre, Jardin des plantes, École de médecine, Corps législatif, etc.), qui sont toutes remarquables par des collections différentes, des spécialités singulières.

Le rayonnant Musée du Louvre, ouvert dès 93, reçoit en 94 (1er octobre) un hôte immense : c’est Rubens, le triomphe de la couleur. A côté vient bientôt Rembrandt, les lueurs, les mystères du profond magicien. Ils viennent, ces puissants maîtres, réjouir, consoler la France, après ses grandes épreuves. De ses ruines, de l’aridité impitoyable de David, ils évoquent, ils lui disent : « Tiens ! voilà la vie ! »

Le maladroit des maladroits, Louis XVI, en 85 avait très sottement tiré la galerie Médicis du Luxembourg, pour qui Rubens la fit. Elle revient de Versailles chez elle, en 94. Noble jardin, si beau alors ! Au parterre solennel, on venait d’ajouter un lieu de rêverie, le paisible enclos des Chartreux. Les suaves tableaux de Lesueur donnaient au vieux couvent un charme unique, de même que l’ampleur de Rubens, ses formes riches et pleines, s’encadraient à plaisir dans la grasse et robuste architecture Toscane. Harmonie si heureuse ! aimable accord des arts qu’on a détruit barbarement.

Ce temps a un sens organique. L’admirable Musée des monuments français, qui va s’ouvrir en 95, se place aux Petits-Augustins, qui semblaient faits d’avance pour recevoir ces tombeaux, ces statues. Les figures d’art gothique ou de la Renaissance se trouvèrent là chez elles, s’y plurent, s’y établirent. Quand on les en ôta cruellement en 1815, ce fut un déchirement. Voyez les Jean Goujon, sa Diane au grand cerf, devenue si maussade sous les basses voûtes grises du Louvre. Dans le jardin des Augustins, elle était libre, fière, sauvage. Et c’était un enchantement.

J’ai vu cela encore. Ces musées, ces jardins, dans leur belle harmonie, furent notre éducation, à nous autres enfants de Paris. Quand des sombres quartiers, des rues noires, le dimanche, on allait là rêver devant tant de belles énigmes, que de choses on sentait par l’instinct, par le cœur ! Comprenait-on ? pas tout. Mais d’autant plus, dans le clair obscur de ces choses, très imparfaitement devinées, on prenait un sens fort, pénétrant de la vie. J’en revenais tout plein de songes.


A cette époque, on sortait de Paris beaucoup moins qu’aujourd’hui. Pour le Paris central, la grande promenade lointaine était celle du Jardin des plantes et de son Muséum. Promenade si populaire que le Comité de salut public voulait la tripler d’étendue en lui donnant les deux quartiers voisins. Vers novembre 94, la bibliothèque et l’amphithéâtre sont prêts, le muséum transfiguré par l’arrivée des grandes collections de Hollande. La riche Asie (de Java, Bornéo) apporte sa vie flamboyante. Ces îles aux cents volcans peignent tout, oiseaux, papillons, fleurs, coquilles, d’indicibles flammes. Le vieux Daubenton ranimé fit, à quatre-vingts ans, l’immense et rapide travail de classer et d’exposer tout.

En décembre 94, l’Assemblée assura la subsistance de la Ménagerie (formée depuis un an). Elle vota la pension du roi des animaux, « du lion et de son ami, le chien. » Toutefois avec cette réserve républicaine qu’exprima Daubenton : « Nul roi dans la nature. »

Ce que 93 avait rêvé, voulu et fait sur le papier, devint réalité vers décembre 94 : le Muséum fut une grande république des sciences, se gouvernant elle-même.

Elle fut créée par Lamarck, qui en fonda les douze chaires, y mit le souffle de son puissant esprit.

Ce n’est pas un petit mérite pour Lakanal, Fourcroy (le comité d’instruction publique, en juin 93) d’avoir osé s’adresser à Lamarck, ex-ami de Buffon, un noble et un suspect. Ce génie encyclopédique, novateur intrépide, héros en toute science, avait pris dans la botanique, dans les transformations des plantes, le mystère profond de la Nature, son secret de métamorphose. Discutées soixante ans, puis acceptées du monde, ses méthodes ont vaincu. Il a eu sa couronne (par les Geoffroy, les Gœthe, les Lyell, les Darwin), ce maître et créateur des hautes écoles de la vie.

Le moment était solennel. La grande révolution chimique régnait, et Lavoisier. Par Lamarck, naît la science des forces organiques.

Combien le monde est solidaire ! la science mêlée à l’action, au grand mouvement social ! Voyons ces deux rivales en face, la chimie, l’histoire naturelle.

La chimie n’était pas une science seulement, mais une langue, qui fut sur-le-champ populaire, s’infiltra, se mêla à tout. On en sent l’influence même dans la langue politique. Tous nos grands terroristes en ont l’écho, la vive impression. Trop parfois. Ils semblent y puiser l’indifférence hautaine aux tragédies du temps. « Rien ne périt. Tout change. La vie, la mort, qu’importe ? Ce ne sont que des phases alternées du cercle éternel, les opérations de l’universelle chimie. »

Ce fut, au contraire, du moment où la vie eut sa réaction, où l’on se ressouvint du grand prix de la vie, que jaillit l’histoire naturelle, l’étude sympathique de tous les organismes (1794). Les moindres animaux et les plus dédaignés, ceux que le roi Buffon, de si haut, n’eût pu voir, devinrent considérables. Le peuple de l’abîme, la démocratie basse des êtres encore flottants aux confins des trois règnes, eut son 89. Il apporta son titre modeste, mais touchant, son droit à l’intérêt : la vie.

Quand Lamarck eut créé, donné ses douze chaires à Geoffroy, à Jussieu, partagé la nature, on lui dit : « Vous vous êtes oublié ? que gardez-vous pour vous ! — Moi ? Le monde sans nom. » — Vaste empire, inconnu, ténébreux, par qui tout commence. Ce puissant révolutionnaire s’en empara, fut leur législateur, les nomma, les classa, leur assigna leurs places dans la Cité universelle. Il en a fait la crypte du Musée, la quasi base souterraine où ce premier degré de l’animalité porte la grande église. De là la vie s’élance, s’organisant et s’affinant, mais parente toujours de ces vies primitives.

La parenté du monde, l’unité d’existence, voilà le nouveau dogme. Mais, pour sentir cela, deux choses étaient nécessaires, — l’attendrissement progressif de ce siècle, finalement touché au cœur par la nature, — puis une simplicité extrême, un abandon surprenant de l’orgueil, qui fit que, sans difficulté, on reconnut les moindres pour parents.

Les génies de ce temps ont tous été des simples, disons-le en passant. Daubenton et Lamarck, pendant plus de trente ans, s’immolèrent à Buffon. Lagrange, si haut placé lui-même, eut le culte de Lavoisier. Haüy était un bon homme, comme Geoffroy, Ampère, tous ineptes aux choses du monde.

Geoffroy fut un enfant, un simple, un saint. Sa grosse tête disproportionnée qui semblait indiquer un arrêt de développement, resta enfantine jusqu’au dernier âge. Il était fils et petit-fils des célèbres apothicaires dont l’un (dans une thèse sur la génération) posa « du ver à l’homme » la parenté du monde. Grande vue prophétique qui semble avoir passé dans le sang à son petit-fils.

Quand je vis celui-ci, je fus illuminé. Sur sa face débonnaire et un peu prosaïque, des yeux charmants, de candeur adorable, rayonnaient. C’était l’expression souriante d’un enfant qui aurait en lui la vision d’un spectacle merveilleux et attendrissant. Le grand jeu de la vie, de ses métamorphoses, ses amours et ses parentés, — bref, Dieu même, — était dans ses yeux, avec un cœur de femme, de mère et de nourrice, pour aimer, observer, couver les moindres êtres.

L’amour universel fut sa seconde vue. Il en tira les dons les plus contraires à sa nature fougueuse, la finesse, la patience. On a l’œil perçant quand on aime. Le premier, et mieux qu’aucun homme mortel, il vit en toute organisation le point où cessent les contrastes apparents, où les analogies s’engendrent, où l’unité se fait de l’une à l’autre. Tous ainsi, vus de près, se trouvent être frères. Adieu l’orgueil. Les moindres animaux sont cousins ou aïeux de l’homme.

Ce que la république humaine, dans sa crise, ses douloureux enfantements, cherchait, manquait et essayait encore, son idéal, son but poursuivi, la fraternité, c’est le simple fond de Nature. C’est son beau secret maternel. Grande et nouvelle religion !… Salut ! Fraternité des êtres !

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