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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE IV
BABEUF AU 9 THERMIDOR.

Comment Babeuf vivait-il encore au 9 thermidor ? Comment l’employé de Chaumette, de son bureau des subsistances, aurait-il été épargné dans l’extirpation terrible que Robespierre fit de la Commune de 93, la frappant de mort trois fois : en août, dans les alliés qu’elle avait aux sections ; en janvier, par la tragédie de Jacques Roux ; en avril, par l’exécution de Chaumette ? On ne le comprendrait pas si Babeuf lui-même ne l’expliquait dans son Journal et dans sa Vie de Carrier.

Ce journal, si curieux, et, selon moi, le monument le plus instructif de l’époque, donne non seulement les détails qu’on a lus plus haut sur l’intérieur de Babeuf, mais jette la plus vive lumière sur la lutte que soutint la Commune contre le chef des Jacobins (voy. son no 29, et son Carrier, p. 103), enfin sur la part que prirent au 9 thermidor les amis et survivants de Chaumette et de Babeuf contre Robespierre.


Babeuf eût péri sans nulle doute s’il eût été à Paris. Mais le comité de législation l’avait tiré de l’Abbaye, l’avait envoyé à Laon, pour faire rejuger, casser l’affreux jugement d’Amiens qui lui imputait un faux. Il ne revint à Paris que tard, quand on pressentit que Robespierre allait tomber, était mûr pour la mort.

Des signes clairs apparaissaient même chez les Jacobins, où Robespierre était chez lui ; une divergence étonnante éclata, quand ils choisirent pour président son ennemi, Fouché ! Il ne le souffrit pas, mais le coup était porté.

Autre signe singulier. On arrêtait aux Tuileries des gens qui, disait-on, avaient parlé de lois agraires. Et, d’autre part, Saint-Just jetait vaguement dans ses discours des paroles qui firent espérer des distributions de terre.

On était donc bien ébranlé pour recourir à ces moyens de se refaire des partisans ? En réalité, Robespierre tarissait, on peut le dire, ne refaisait plus ses forces. Les Jacobins offraient l’exemple singulier, unique, d’un parti qui a toute place, et qui ne peut se recruter. Ils siégeaient dans le désert. Le personnel de Robespierre avait étrangement baissé. Sauf Payan, chef de la Commune, il n’avait plus d’autres agents que des rustres furieux, comme l’Auvergnat Coffinhal, ou Dumas, son président du tribunal, sot maladroit qui, à chaque instant, le compromettait et que pourtant on voyait à côté de lui tous les soirs. Chaque matin, à ce tribunal, les juges se morfondaient à attendre les jurés qui ne voulaient plus venir. On faisait une battue dans le voisinage, comme la presse des jurés, et on les forçait de siéger. De même au tribunal d’Orange ; le plus solide qui fut jamais, un canut lyonnais, Fernex, qui avait condamné des centaines d’hommes à mort, répondant à Robespierre (qui lui demande où l’on en est), lui exprime tristement, timidement, que les jurés n’en peuvent plus, qu’ils trouvent le métier trop dur, n’ayant plus à condamner que de pauvres imbéciles.

Le combat finissait faute de combattants.

Les Registres des sections (nullement falsifiés) montrent parfaitement qu’au 9 thermidor, à travers telles variations, la plupart des sections, les faubourgs furent immobiles, Antoine immobile, Marceau immobile, etc.

Mais le centre de Paris fut terrible contre Robespierre. La Cité qui lui en voulait (pour les banquets fraternels) lui refusa sa garantie, quand il y vint prisonnier, puis le soir garda les tours, l’empêcha de sonner le bourdon qui eût averti au loin, et le réduisit ainsi aux clochettes de l’Hôtel de Ville.

Les rues Saint-Martin, Saint-Denis, les Arcis et Gravilliers, qui sont la plus grosse masse des ouvriers, marchèrent la nuit contre lui. L’homme important des Gravilliers, l’ancien ami de Chaumette, Léonard Bourdon, entra le premier dans la salle où Robespierre fut tué, le premier après le jeune homme qui frappa le coup.

Babeuf agit aussi, dit-on. Mais on n’en sait pas le détail. Il nous fait du moins connaître ce que son ami et collègue (du bureau des subsistances), Garin, fit dans ce grand jour. En lui ressuscita Chaumette, plus violent que celui-ci n’eût été jamais. Ce Garin, par un miracle étonnant, vivait encore. On le tenait disponible chez lui, mais gardé à vue par trois geôliers qu’il payait. Au 9, grandi de dix pieds, il emporte ses gardiens, en fait ses aides de camp. Il les mène au faubourg Saint-Honoré. Cette section, peu éloignée des Jacobins, eût pu se joindre à leur club, recruter certaine force par la rue Saint-Honoré, prendre à revers le flot des Halles, des rues Saint-Martin, Saint-Denis, qui marchaient contre Robespierre, peut-être tomber sur la queue des troupes peu nombreuses de la Convention qui suivaient le quai. Mais ce revenant, Garin, stupéfia la section, et peut-être la toucha du douloureux souvenir de tant de frères immolés. Il fut pathétique et terrible, versa son cœur et sa vie. On le rapporta malade. Il mourut six jours après (Babeuf, Carrier, 106).

Ce qu’il y eut pourtant de plus général au 9 thermidor, ce fut l’inertie. Peu de Robespierristes, et peu de royalistes. Peu d’ardents républicains. La très grande majorité (du commerce surtout) eût été plutôt girondine. Mais on n’aimait pas trop les Girondins, leurs braveries méridionales. Bref toute opinion avait faibli, pâli. Voilà le bel héritage d’une dictature de quatorze mois. Sauf les cinq premiers mois qu’excusait le danger, le reste fut injustifiable, tyrannique, assomma la France, débilita l’esprit public.


Ce qui parut, ce fut, après cette tension atroce, une détente de nature et d’humanité. Chez plusieurs elle fut violente. J’ai dit comme, au passage, Robespierre fut maudit (des femmes spécialement, et dans la rue Saint-Honoré). Mais le grand, l’immense Paris fut moins agité qu’on n’eût cru. Beaucoup de témoins me l’assurent. Mon père, et mon oncle, employés à l’imprimerie des Sourds et Muets, près de l’Arsenal, partirent de là, et traversèrent Paris en deux sens. Mon père par les boulevards et vers la chaussée d’Antin. Il trouva assez peu de monde, et la plus profonde paix. Mon oncle suivit les quais, y trouva des rassemblements, mais, étant presque enfant encore, il passait sans difficulté. A la Grève, beaucoup de gens stationnaient et jasaient. Il demanda : « Qu’y a-t-il ? — Oh ! ce n’est plus rien. Cette nuit on a blessé Robespierre. On va le guillotiner ».

Les vainqueurs étaient si sûrs de leur victoire et des dispositions du peuple, qu’ils firent l’étrange expérience de montrer Robespierre et de le promener dans Paris. Il avait été pansé de sa blessure le matin aux Tuileries. Sous prétexte de panser encore ce blessé qu’on allait tuer, on le fit aller par les quais ; on l’envoya à l’Hôtel-Dieu d’où, par les rues de la Cité, on le mena au Palais de Justice. De là à la place de la Concorde, on aurait pu le conduire avec sûreté par le Louvre, le Carrousel et le jardin. Mais on voulut l’exhibition au complet, et par le Pont-Neuf et la rue de la Monnaie, par la longue rue Saint-Honoré, on lui fit faire la solennelle promenade que la charrette avait tant faite.

Grave épreuve. Où donc était le Paris robespierriste ! Où étaient les Jacobins ? Il n’eût fallu que dix hommes résolus pour l’arrêter, l’enlever, au tournant du quai et des rues si étroites de la Cité.

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