Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE X
LES JACOBINS EN PÉRIL. — BABEUF ARRÊTÉ. — FRÉRON.
Octobre 94.
Reporter la guerre au dehors, réaliser au dedans les grandes et belles choses sociales que l’on avait projetées, engourdir la violence, la turbulence politique, c’était l’idéal du centre, de la droite, et peu à peu de toute l’Assemblée fatiguée.
Elle avait vécu un siècle. Ses membres étaient des centenaires, des vieillards chagrins, qui la plupart sentaient peu qu’en tuant les partis, ils risquaient d’aller bien loin, d’étouffer les forces vives.
Le parti de l’élection, Paris, l’Évêché, Babeuf, ils l’étouffent en octobre. Et le parti Jacobin, qui ne veut pas d’élection, ils l’étouffent en novembre.
C’est ce qui fait que bientôt rentrera la masse émigrée. Le royalisme triomphe ? Non. L’Assemblée, si peu puissante pour faire, est forte encore pour défaire. Quiberon et Vendémiaire montrent que le Royalisme est faible, autant que les deux partis qu’on vient déjà d’étouffer.
Si ces trois partis sont faibles, étouffés ou ajournés, que restera-t-il ? La guerre.
C’est l’avenir sombre, lugubre, que je vois à l’horizon, vers lequel je vais cheminer à travers le flux, le reflux, le violent cahotement, les secousses opposées.
Le 9 octobre, au nom des Comités, le grand faiseur Cambacérès lut une adresse, adoptée, envoyée par toute la France. Elle frappait les Jacobins et l’ennemi des Jacobins, Babeuf, le club de l’Évêché.
Elle désignait les premiers, « ces patriotes outrés qui parlent tant d’échafauds. » Elle rappelait adroitement qu’ils avaient eu tout dans les mains, que beaucoup étaient acquéreurs, qu’on eût pu demander compte « aux patriotes enrichis. »
Mais, d’autre part, on rassurait les acquéreurs, quels qu’ils fussent : « La propriété est sacrée. Loin de nous ces systèmes d’immoralité, de paresse, qui diminuent l’horreur du vol, qui l’érigent en doctrine. »
Calomnieuse insinuation qui voulait frapper Babeuf. Mais le journal de Babeuf, jusqu’en octobre (en janvier même), n’a pas un mot de communisme, de lois agraires, etc. Il défend tout au contraire le droit de propriété. Les ouvriers de Paris auxquels surtout ils s’adressent, ne demandaient point de terres, ils n’auraient su qu’en faire. Ils voulaient du travail, du pain. Ils voulaient que les denrées ne fussent plus enchéries par les réquisitions d’une guerre désormais offensive, interminable, éternelle.
Le mot paresse était singulièrement dur, injuste. Babeuf avait eu pour lui les travailleurs de Paris, les sections laborieuses.
Et le mot immoralité, qu’il était peu mérité ! Quel intérieur laborieux, austère, que celui de Babeuf ! Lui seul a toute la peine et l’imprimeur tout le gain. Sa femme et son fils de neuf ans travaillent jour et nuit à plier et distribuer le journal. Point de temps même pour manger. La maison est abandonnée. Deux pauvres petits enfants, dont l’un de trois ans, restent seuls, enfermés tout le jour. L’imprimeur un matin refuse d’imprimer, chasse la femme, dénonce lui-même Babeuf au Comité de sûreté. On l’arrête le 25 octobre. Ses faux amis thermidoriens l’accablent, poursuivent son club, prennent les papiers, emprisonnent le président, les secrétaires. Ainsi, plus d’élections. Voilà l’Assemblée tranquille. La Commune ne renaîtra pas ; l’ombre importune de Chaumette est rentrée dans le tombeau.
Coup grave pour Paris, pour sa moralité même. C’était par là que Paris reprenait à la vie civique, aux principes et aux idées. En détruisant l’Évêché, et bientôt les Jacobins, on détourna fortement les esprits vers un autre monde, de passions, de sentiments, de plaisirs, de jouissances. L’Assemblée, par ce double coup, croira avoir calmé les masses. Au contraire, une explosion de fureurs en divers sens va éclater, et au procès de Carrier, et à la chasse brutale que l’on donne aux Jacobins, à la guerre d’outrages impudiques que l’on fait aux Jacobines.
C’est un changement à vue. Qui parlait avec Babeuf, et qui réclama pour lui ? Les sections du travail (Saint-Martin, Saint-Denis, du Temple), faubourgs du Nord et Saint-Antoine.
Et qui parle, après Babeuf ? qui prend le haut du pavé ? Le Paris de la Banque. C’est la section Lepelletier ou des Filles-Saint-Thomas. Section d’abord girondine, et peu à peu royaliste, l’ennemie de la Révolution.
Le lendemain du jour où ceux-ci virent l’Évêché fermé, la voix du vrai Paris éteinte, ils se trouvèrent tout à coup avoir du courage, se mirent à relancer les Jacobins. Cette section de la Banque, dans son brûlant patriotisme, vint le 2 octobre à la barre crier contre Robespierre et la queue de Robespierre. Elle demande qu’on arrête un Jacobin qui s’est vanté d’avoir été, dans la nuit du 9 thermidor, contre la Convention.
Belle prise pour les réacteurs. Ils obtiennent une inquisition. On demandera désormais à tout fonctionnaire : « Cette nuit-là, où étais-tu ? »
Là-dessus Legendre prend feu : « Oui, il faut que chacun dise : Si j’ai failli, prenez ma tête… Jusque dans la Convention, je revois toujours Robespierre, Billaud, Collot, Barère… » La défense des accusés était très froidement reçue. Mais Carnot, Lindet, Prieur, invoqués, par eux, voulurent bien dire qu’ils les avaient vus toujours dans les bons principes, et qu’eux-mêmes avaient participé à toute mesure des Comités.
Le péril des Jacobins était si visible que plusieurs d’entre eux, qui étaient membres de la Convention, crurent les sauver en les purgeant, demandèrent et firent décréter « que l’Assemblée épurât les Jacobins de Paris. » (4 octobre.)
Le 13, une bombe éclata sur les Jacobins de Nantes. Merlin lut une dénonciation contre tel qui a fait noyer…
A ce mot l’Assemblée frémit. La voilà tout étonnée de ces choses connues de tous, qu’elle sait très bien depuis un an… Mais 93 est si loin, si reculé dans le passé !
Un patriote de Vendée, Goupilleau, crie : « Hors la loi ! » André Dumont fait décréter que le Comité de Nantes sera mis en jugement.
Énorme coup de théâtre. Toute la France, à ce moment, ne regarde plus l’Assemblée. Elle regarde le tribunal où ce comité arrive accablé, jugé d’avance, se rejetant sur Carrier. Mais son plus terrible regard se pose sur les Jacobins, sur les défenseurs de Carrier.
Leurs amis à l’Assemblée, leur propre président Delmas, imaginèrent qu’on pouvait les sauver en les désarmant, les montrant inoffensifs. Ils demandèrent, on décréta ce qui pouvait faire épargner ceux de Paris, mais ce qui les tuait en France comme grande institution : Plus de correspondances entre les sociétés. Plus de pétitions collectives. Le président ou écrivain qui les signe sera arrêté. (16 octobre, 25 vendémiaire.)
Ce décès du Jacobinisme, un si énorme événement, fut à peine remarqué. Le procès des Jacobins de Nantes qui se faisait ici avait saisi le public. On écoutait avidement, on haletait, on respirait à peine. Ce comité était perdu, n’avait qu’une chance pour lui, celle qui parfois réussit au lièvre, au cerf poursuivis. C’est de donner le change à la meute, de faire lever une autre bête après qui courront les chiens.
Déjà le public était très occupé de Carrier. Le Comité se rejeta entièrement sur lui, cachant les rapports intimes qu’il avait avec Robespierre. Cela flattait la passion, la soif que l’on avait du sang de Carrier, l’attente d’un procès inouï, horriblement sale et sanglant.
La Convention elle-même fut entraînée. Les Comités (29 octobre, 8 brumaire) firent décréter que vingt et un représentants examineraient si Carrier devait être mis en jugement.
Billaud-Varennes sentait que l’incendie venait à lui : la maison voisine brûlait. Il fit la faute d’aller aux Jacobins, et d’y faire un discours menaçant, qui, dans la Convention, fut présenté comme un appel à la révolte. Legendre eut contre Billaud un violent accès de fureur, d’éloquence apoplectique, mais terrible et près du sublime. En regardant sa face jaune, sournoise, et de chat pris au piège, il lança ce cri : « Ils disent que je demande leur tête… Eh bien, peuple, sois témoin !… Tout au contraire je voudrais que Dieu les condamnât à ne jamais mourir ! » (5 nov. 15 brumaire.)
Legendre, contre Carrier, eut un autre mouvement superbe. Pour témoins, il appela à comparaître la Loire et l’Océan épouvantés de recevoir tant de sang, si souillé que le baptême de la ligne ne s’y faisait plus !… Hyperbole prodigieuse, qui n’eut pas moins son effet sur une Assemblée émue.
Le mouvement de Mirabeau sur la fenêtre du Louvre, le mouvement de Vergniaud (La terreur sortit souvent du palais de la royauté ; qu’elle y rentre au nom de la loi…) ces commotions profondes se reproduisirent. On crut voir la Loire, livide, sanglante, entrer dans la Convention.
Laissons les sots dire, écrire, que ces mouvements étaient joués, que Legendre, que Fréron n’étaient que des hypocrites… « Mais eux-mêmes, dira-t-on, n’avaient-ils pas versé du sang ? » Eh ! mes pauvres ignorants du cœur, de la nature humaine, c’est justement pour cela qu’ils étaient si furieux. Avez-vous vu le tableau capital de ces temps-là, le grand tableau d’Hennequin (qu’on cache si sottement au Louvre), Oreste aux mains des furies ? Voilà l’idée vraie de l’époque. Beaucoup étaient torturés, désespérés d’avoir été cruels par peur, s’accusaient les uns les autres, se déchiraient, se mordaient.
Un livre fit grande impression. Un juré révolutionnaire, le petit Vilatte, pour se sauver, dénonçait, livrait ses maîtres. Avec esprit et malice, il ouvrait leur intérieur. Il prétendait dévoiler leur idée, leur mystère profond, l’idée de sauver la France à force de la décimer : le système de dépeuplement.
Babeuf prit ce titre même pour attaquer Carrier, Robespierre, Billaud, etc., sans demander toutefois de sanglantes représailles. Mais un autre s’en empara comme d’une arme de guerre, contre le parti Jacobin. Ce fut l’ami de Desmoulins, de Danton, des indulgents, l’emporté Fréron. Son journal aveugle, barbare[9], comme une brute de taureau, se jette sur l’un, sur l’autre, confond, mêle et brouille tout. Il accuse ceux qui firent les crimes et ceux qui s’y opposèrent.
[9] Ce journal lourd et pâteux, avec toute sa violence, comme un orage malpropre qui amène cinq cents pieds de boue, a parfois certaine éloquence par l’excès de la fureur et par la sincérité. Certes, oui, il croit ce qu’il dit. Sans cela, il n’eût pas trouvé sa page 419 mauvaise, mais de grand effet. C’est comme un jugement dernier pour les quatre (Collot, Billaud, Vadier, Barère). Il voit un amphithéâtre énorme où siège la France, et quatre échafauds pour eux. Le peuple juge. Et d’abord arrive pour accuser une immense armée d’orphelins. Ils pleurent. Mais voici venir une prodigieuse foule de veuves. Et que de mères ! et que de pères !… Vous redemandez les vôtres ?… Mais que dira donc la France ? Commerce, arts, villes détruites, surtout liberté ravie ! — On est près de les condamner… — Un moment ! crie une voix… On oublie le plus horrible… Que d’innocents ont été guillotinés avant de naître !… Hélas ! tant de femmes enceintes !… Les mères mortes, ils vivaient encore, s’agitaient après le supplice dans les entrailles maternelles. On les a barbarement étouffés dans le tombeau. — Alors tout le peuple en pleurs près de déchirer ces monstres… Mais le ciel lui-même éclate, la foudre pulvérise. Une pluie de sang couvre, inonde l’amphithéâtre épouvanté (Fréron, I, 420, 11 nivôse, 31 déc. 94).
Comme un homme ivre (et ceci n’est pas une simple figure), parfois il tombe dans des trous, je veux dire des absurdités, trop absurdes et ridicules. Par exemple, si, dans le Midi, il s’est fait tels assassinats, on les a payés de l’argent du Trésor. Et qui les paye ? Cambon (I, 295).
C’était une marionnette dont Tallien, madame Tallien, jouaient souvent pour leurs affaires. Quant à l’argent, Fréron fut net. Il avait, dès 89, sacrifié la fortune que la protection de la cour lui assurait. Il fut toujours aux armées, étranger aux mauvais jours de la Révolution. Quand on l’envoya à Toulon, il avait reçu un million, et il le remit au Trésor.
Ce n’était pas un Carrier. Il expliqua parfaitement cette affaire de Toulon. Il y était avec Barras, Salicetti, Robespierre jeune. Quand on s’empara de la ville (de ceux qui l’avaient livrée, avaient pendu beaucoup de patriotes), l’armée frémissait de fureur. Les Comités gouvernants exigeaient l’exécution du décret exterminateur, écrivaient des lettres terribles (que nous donne ici Fréron). « Ne sachant, dit-il, comment distinguer les innocents des coupables, nous fîmes un jury patriote qui désigna, condamna 250 hommes pris les armes à la main. J’écrivis aux Comités qu’on en avait tué 800, et je fus réprimandé pour cet excès d’humanité. La ville devait être rasée. J’affichai et j’écrivis que j’allais mettre 12 000 maçons en réquisition. Cela plut. Je ne fis rien, ne touchai pas une maison. » (Voy. ses Nos 74, 81, 82, 83).
Révélation que je crois véridique et instructive. Nombre de lettres effrayantes des représentants en mission ont pour but d’exagérer leurs rigueurs, de tromper les Comités, de fournir des phrases à Barère pour les terribles gasconnades qui faisaient frémir l’Assemblée. Chez plusieurs, la férocité des paroles était juste en rapport inverse de la réalité des actes. Dans ses lettres d’Amiens, André Dumont eût fait croire qu’il ne buvait que du sang, se régalait de cadavres. En réalité, il fit un massacre affreux de saints, de châsses, de statues, de reliques. Il était impitoyable sur la rigide observance des fêtes de la Raison. Dans le temple de la Raison (la cathédrale d’Amiens), il faisait danser ensemble les dames et les cuisinières, « faire la chaîne de l’égalité. » On dansait même aux prisons. Qui n’eût dansé était suspect. Il fallait que l’on fût gai. Là-dessus, il ne plaisantait pas.
Une des meilleures scènes en ce genre est celle que le Montagnard Taillefer exécuta à Cahors. Au moment le plus tragique de toute la Révolution, après la grande razzia de septembre 93, qui combla toutes les prisons, il fallait être terrible. Entre les Comités si sévères et l’exaltation locale des violents patriotes, comment faire de la terreur au meilleur marché possible ? Taillefer dépassa l’attente des plus furieux eux-mêmes. Il entra sur un cheval rouge à Cahors, avec trente-deux voitures pleines d’un monde de prisonniers qu’il avait ramassés en route. Sans débotter, il commanda qu’on lui dressât sur la place une superbe guillotine.
En face, sur un échafaudage, il fit faire deux trônes, régala le peuple ravi d’un grand jugement des rois. Il prit entre les prisonniers, il nomma un roi, une reine, des princes et des courtisans. Le roi et la reine, dûment couronnés en grande pompe, avec tous les prisonniers amenés, et ceux de Cahors durent (par couple, un homme, une femme) prendre une torche à la main, monter à la guillotine et lui présenter leurs hommages, puis réunis, faire en bas une immense farandole. Quelques zélés pendant ce temps accommodaient l’instrument. Mais le peuple était charmé ; cette belle amende honorable lui semblait bien suffisante. Il ne souffrit pas qu’on fît monter aucun des danseurs.
Taillefer à l’exécution substitua un dîner dont un citoyen fit les frais, un bal où dansa tout le peuple. Sa vigueur fut admirée, et il garda de ce jour une réputation superbe de terrible terroriste et de vrai buveur de sang.