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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE XI
DÉFAILLANCE DE BONAPARTE (2 AOUT). — AUGEREAU LE RELÈVE. — CASTIGLIONE (4 AOUT 95).

Bonaparte, occupé dans ses mois de repos de sa royauté financière, ne sut tirer aucun parti de l’Italie, du grand cœur et du dévouement que, dans nos revers, les Milanais, les Bolonais, etc., montrèrent pour la France et la liberté. Ils demandèrent des armes. Et le retour des Autrichiens, qui alors paraissait probable, ne les effraya pas. Même dans les populations vénitiennes, Brescia, si connue pour sa vaillance, et bien d’autres villes, auraient fourni d’admirables recrues. Bonaparte y envoya plus tard un agent, mais avec défiance, avec des paroles équivoques qui ne rassuraient point les patriotes. Aussi dans les grandes chaleurs, lorsqu’il se trouva avoir quinze mille malades à la fois, son armée fort réduite et ne réparant point ses pertes, tomba dans un extrême découragement.

Les rôles étaient changés. C’était l’empire d’Autriche, en ce moment, qui avait pour lui l’élan populaire. Derrière les Allemands de Wurmser, les Slaves et les Hongrois d’Alvinzi apparurent. L’armée française eut affaire à des foules de grande épaisseur qui remplaçaient fort aisément leurs pertes. Elle avait beau tuer ; il en revenait davantage. Derrière nos sanglantes batailles, et les récits pompeux de Bonaparte, on voit toujours à l’horizon des foules de combattants, qui, malgré lui, ravitaillèrent trois fois Mantoue.

Il ne soupçonnait pas ce grand phénomène populaire, la levée en masse de tous ces peuples. Il restait au centre de l’Italie. Et de Livourne, Bologne où il était, il ne voyait rien qu’au midi la grande et faible armée de Naples, au nord vingt mille soldats seulement que l’Autriche avait tirés de son armée du Rhin. Le nouveau chef Wurmser, un vieux général, était malgré l’âge, bouillant et indomptable. Alsacien comme Kléber, il avait comme lui, le courage sanguin, colérique, celui des héros des Nibelungen. Il était éminemment propre à guider ce grand mouvement populaire. Mais le cabinet de Vienne, l’avait sagement bridé et muselé, comme un coursier trop généreux, avec un mors d’acier, une gourmette de fer. J’appelle ainsi un pédantesque conseil d’état-major qui ne le quittait pas, lui faisait suivre la ligne tracée, lui disant à chaque pas hardi : « Vous allez vous casser le cou. » Si ce malheureux s’obstinait dans son aventureux courage, il avait une autre Minerve pour le rappeler à la sagesse. C’était un commissaire anglais, qui fournissant les subsides, parlait de haut, et disait : « Doucement ! cette armée coûte cher à Sa Majesté Britannique. Il faut la ménager et songer à la peine qu’on a pour tirer de tels subsides du Parlement. » De sorte que si cet ardent Wurmser eût échappé à ses tuteurs d’état-major, il aurait été remis dans la ligne précise par l’habit rouge, ce commissaire anglais qui, maintes fois, en pleine bataille, lorsque Wurmser voulait insister et recommencer, disait : « Assez pour aujourd’hui. Cela nous coûte trop. Ce sera pour un autre jour. »

Masséna était sur ses gardes à Vérone. Il avait fait placer une batterie à Rivoli sur un point élevé qui commande tout. Il s’était assuré de trois passages sur l’Adige, et croyait prendre l’offensive dans la montagne, à l’entrée du Tyrol. Ce fut tout le contraire. Le déluge descendit de lui-même, fondit irrésistible. Le meilleur des lieutenants, Joubert, ce jeune homme héroïque qui, comme Bonaparte, électrisait tout du regard, à la Corona et à Rivoli, eut un accident unique et terrible : il fut abandonné ? Ses canonniers quittèrent leur poste. Il fut si indigné que, seul avec deux hommes, il rentra dans la batterie, et culbuta par-dessus le parapet deux canons sur l’ennemi, puis, à travers les balles, il parvint à rejoindre Masséna. « Qu’y faire ! » dit celui-ci immuable, intrépide. Pendant que leurs soldats se débandaient devant Davidowich dans la montagne, Masséna et Joubert parvinrent à ramener l’artillerie.

Cependant les Croates avaient entouré et bloqué le général Guieu. L’allemand Klénau et l’émigré de Vins avaient pris Brescia et sa garnison française (30 juillet). Grand désastre ! Dans cette place, se trouvaient trois généraux, six chefs de brigade, mille soldats, quinze cents malades, beaucoup d’employés, nos magasins, etc.

Augereau, vaillamment dirigeait lui-même la retraite vers Roverbello, à la tête de 800 grenadiers. Bonaparte, qui avait appris nos malheurs à Milan, arrive près d’Augereau, fort troublé, à neuf heures du soir, et lui parle de se retirer derrière le Pô. Augereau dit froidement : « Je pars pour Brescia. J’en chasserai l’ennemi, vous rendrai les chemins entre Milan et Vérone. » Bonaparte, absorbé, se tourna vers Berthier, et dit désespéré : « S’il en est ainsi, il nous faut donc lever le siège de Mantoue ! » Résolution terrible, d’un bon sens héroïque, qu’Augereau combattit en vain. Pour deviner ce qu’elle coûtait à Bonaparte, il faut savoir que, n’ayant point de matériel de siège, il avait tout l’été ramassé tout ce qu’on trouvait en Italie, de grosses pièces et mille autres objets. Notre camp était une ville près de la ville de Mantone. Sacrifier tout cela, c’était un tel effort que personne, parmi l’ennemi, ne put le croire. La nuit du 31 juillet au 1er août, tout disparut. Notre énergique Sérurier fit enclouer nos canons, brûla les équipages et tout ce qui pouvait servir. Il se coupa en deux, renforça de ses deux moitiés ceux que j’appellerai les deux bras de l’armée, Augereau, Masséna.

Cependant, Augereau fait comme il a dit, il reprend Brescia. D’autre part on avait délivré Guieu et Rusca, enveloppés par l’ennemi. Mais tout cela ne remontait pas Bonaparte. Il restait inconsolable de son camp de Mantoue. Dans le conseil des généraux, il parlait encore de se retirer derrière le Pô : « Vous ne le ferez pas, dit Augereau. Si nous repassions ce fleuve, votre retraite deviendrait une déroute qui nous mènerait jusqu’à Gênes. »

Bonaparte, fort perplexe, vers deux heures du matin, rappelle Augereau : « Je crois comme vous qu’il faut marcher à l’ennemi. »

Ce même jour, 2 août, à quatre heures du soir, Augereau étant à Montechiaro, voit arriver tous les généraux et Bonaparte qui les assemble dans une grange. Et là, il pleut encore de mauvaises nouvelles ; le général Valette a évacué Castiglione, malgré ses soldats. Le messager, homme très fin, montrait comme excuse je ne sais quel ordre, Bonaparte, furieux : « J’avais dit qu’on se défendît à outrance : vous deviez y périr. Je devrais vous faire fusiller. » Puis, s’adressant aux généraux, il dit : « Retranchons-nous ici pour quelques jours. Sérurier va venir nous joindre ; nous irons établir notre ligne sur l’Adda. »

Augereau se mit à rire, et dit : « Oui, sur l’Adda si guéable, qu’on peut passer partout !… les Autrichiens sont à deux pas ; 20 000 Autrichiens ! » Puis s’adressant fermement à Bonaparte, il dit, avec une liberté amicale, héroïque : « Je suis l’ami de votre gloire ; je voudrais vous voir plus tranquille[41]. Il faut combattre ici, et je réponds de la victoire. Au reste, dit-il, avec son malin sourire, si nous avons le dessous, c’est que je serais mort. » Cela fit rire les assistants, mais ne dérida pas Bonaparte, qui dit : « Moi j’aime mieux m’en aller vers Lodi. »

[41] Il osa un mot plus fort : « Vous êtes trop nerveux. » C’était l’opinion de M. Daunou. Il m’a dit qu’au 18 brumaire il l’avait vu pâlir, et, presque évanoui retomber aux bras de ses grenadiers.

Mais il fut seul de son avis. Tous ses généraux opinèrent dans le sens d’Augereau, dirent qu’il fallait combattre. Sur cela, il fit un geste d’impatience et dit : « Je ne m’en mêle plus. Je m’en vais. »

Alors Augereau : « Qui commandera, si vous partez ? — Vous ! » dit Bonaparte. Et il partit pour Lonato, où était Masséna.

Le général parti, Augereau dit avec bonhomie à ses anciens : « Le commandement ne m’appartient ni par ancienneté, ni par mérite. Ce n’est pas moi qu’il fallait nommer. N’est-ce pas Kilmaine ? » — Celui-ci, vaillant Irlandais, mais qui avait plutôt le flegme britannique, répondit froidement : « Eh bien, commandez, Augereau. — Vous m’aiderez donc ? — Oui, allez toujours. »

Et sans se faire prier davantage, Augereau accepta la responsabilité.

Cette scène admirable ne nous a été connue que longtemps après Jomini, Thiers, et les autres historiens de Bonaparte. Je l’ai copiée dans les Mémoires de Masséna, compilés par le général Koch. J’ai connu ce savant historien militaire. J’ai pu apprécier son caractère et sa véracité. D’ailleurs ici, il ne plaide pas pour son héros Masséna. Tout est à la gloire d’Augereau.

M. Thiers affirme hardiment et sans la moindre preuve que c’étaient les généraux de Bonaparte qui voulaient se retirer : « Tous opinèrent vers la retraite, dit-il. Il n’en était aucun (sauf Augereau) qui crût prudent de tenir. »

Pour moi, ce qui me porte à croire tout le contraire, c’est une lettre de Bonaparte lui-même que je lis dans sa Correspondance (t. I, 3 août) ; il ordonne à Kilmaine d’envoyer cent grenadiers et cinquante chevaux au pont de Cassano pour assurer le passage « contre des houlans, dit-il, ou des gens du pays. » Ce pont célèbre, si connu par le passage des armées, était, en effet, la voie la plus sûre pour repasser le fleuve en cas de retraite.

Ceci prouve combien il jugeait lui-même invraisemblable que Wurmser fût battu par la même tactique qui avait fait battre Beaulieu. A la guerre, comme en tout autre art, il y a inconvénient à se répéter ainsi. Il avait eu l’avantage sur Beaulieu, parce qu’il l’avait séparé de Colli, isolant ainsi les Autrichiens des Piémontais. Comment supposer cette fois que Wurmser, seul général, se laissât isoler de ses lieutenants Quasdanowich et Bayalowich, qui descendaient les rives du lac Garda ? Si l’avantage fut à Bonaparte, qui se tenait entre eux à la pointe méridionale du lac, c’est que l’état-major, qui menait Wurmser, l’obligea de partir, de laisser seuls ses lieutenants. On lui montra sans doute un ordre péremptoire de la cour, qui disait encore ce qu’elle avait dit invariablement : « Avant tout, allez à Mantoue, ravitaillez Mantoue. »

Wurmser dut obéir, ce qui permit à Masséna de gagner la bataille de Lonato, et quand Wurmser lui-même vint au secours le 4 août, ce ne fut que pour recevoir d’Augereau la défaite de Castiglione.

Tout cela dans M. Thiers, est arrangé systématiquement, rattaché à « un grand plan » conçu d’avance. Mais pour que ce grand plan fût bon, il fallait ou que le vieux Wurmser agît comme un jeune étourdi, ou bien que les tuteurs de Wurmser lui forçassent la main et le fissent agir comme s’ils avaient été les instruments de Bonaparte même.

Je crois qu’il y eut plus de hasard dans tout cela. Je crois comme les généraux Koch et Beauvais qu’après avoir levé le siège de Mantoue, voyant le grand poste de Castiglione abandonné, Bonaparte eut réellement l’idée de la retraite. Et même à Lonato, il ne savait pas encore si Masséna aurait à combattre Wurmser ou son lieutenant Quasdanowich.

L’historien véridique et désintéressé de Masséna laisse toute la gloire de Castiglione à Augereau. Il ne suppose pas, comme M. Thiers, que cette division de Masséna, en partie décimée à Lonato, put le lendemain aider beaucoup Augereau à Castiglione.

Koch le montre attendant de pied ferme l’armée principale de l’Autriche, et Wurmser revenu de Mantoue. Il le tourna à droite et occupa les hauteurs de Solferino. Lui-même au centre força Castiglione, dont il passa en personne le pont-levis, pendant que ses grenadiers escaladaient les murs de la petite ville.

Cependant une mer d’Autrichiens arrivait. Augereau cache son artillerie dans un torrent, simule une retraite. Puis, au bon moment, démasquant ses canons, il fait feu, et insiste par une charge à la baïonnette. Wurmser, ce semble, se défendit héroïquement. Tous nos généraux furent mis hors de combat. Augereau seul fit d’abord face aux Autrichiens, Kilmaine, arrivant sur leur flanc les tourna. Il y eut six mille morts. Quinze mille prisonniers tombèrent dans les mains d’Augereau. Nulle bataille plus décisive.

Bonaparte allait et venait entre les deux armées. Il creva cinq chevaux. Il semble avoir été présent à Lonato, mais non à Castiglione. Car il fut très surpris quand il vit le champ de bataille, et les grandes pertes de l’ennemi. Dans son transport, il embrassa Augereau. Ce bon mouvement de nature fut court. Il ne l’aima pas davantage. Dans la patente où il le nomme duc de Castiglione, il ne rappelle pas le grand service qu’Augereau rendit ce jour-là à la France, à lui-même. Dans ses Mémoires militaires, si tard et si près de la mort, il n’a pas plus de cœur, et ne dit que ce mot glacial : « Ce jour-là, il se conduisit bien. » Cette mauvaise grâce me fait croire au beau récit de Koch, et montre que Bonaparte garda jusqu’au bout rancune à celui qui, dans ce jour de grand péril, le vit faible et le raffermit.

Jomini trouve aussi (t. IX, p. 332) qu’il ne recueillit point de cette journée les résultats qu’on était en droit d’attendre, qu’il ne montra pas la vigueur qu’il avait déployée au début de la campagne. Wurmser put rassembler ses colonnes éparses, se retirer sans engager d’affaire sérieuse, et mettre quinze mille hommes de troupes fraîches dans Mantoue. Cette facilité vient d’une chose que Jomini n’apprécie jamais. C’est que Wurmser, quelles que fussent ses pertes, avait en ce moment une immense force populaire dans les vaillantes milices (slaves ou tyroliennes), qui venaient derrière lui. En retombant sur elles, il se retrouvait fort et jeune, comme le géant Antée quand il touchait la terre. Un grand changement s’était fait pour nous. Notre brillante armée d’Italie (étrangère à l’Italie même), c’était désormais le soldat. Et les gens de Wurmser (Allemands, Tyroliens, Hongrois, Croates), tous ces barbares, c’était le peuple.

Le moment où la République eut la plus belle chance contre Bonaparte, et pouvait l’écraser encore, ce fut le 1er août, où, sans ordre, il avait levé le siège de Mantoue. Il n’aurait pu alors rendre compte de sa royauté financière dont il avait écarté tous les surveillants légitimes. A ce moment, Augereau, Masséna eussent suffi pour le premier péril. Et on eût, de surcroît, fait venir l’armée des Alpes et Kellermann, qu’il avait si orgueilleusement repoussé. Son inquiétude principale était la prise immense que la levée du siège donnait à ses clairvoyants ennemis, les patriotes de Paris. Aussi, il regretta beaucoup d’avoir outragé leur homme, Salicetti. C’est à lui qu’il écrit sa première lettre, qu’il date de Brescia, 2 août. Il lui envoie son frère Louis, et le prie de croire ce que Louis dira. Cette lettre ne témoigne que trop du désordre de son esprit. Il lui parle d’abord de la bataille de Lonato comme gagnée ; elle ne le fut que le lendemain 3 août. Puis il ajoute : « Battu, je me retirerai sur l’Adda. Battant, je ne m’arrêterai pas aux marais de Mantoue » (parole singulière, puisqu’il a laissé Mantoue deux jours auparavant).

Ce même 2 août, il écrit vaguement au Directoire : « Nous avons eu des revers ; puis des victoires. » Enfin, le 4, après Castiglione, qui le rassure, il fait le malade, le bon citoyen amoureux de la retraite (9 août). Il bénit Carnot, qui fut sans doute touché, et, comme toujours, répondit de lui.

Déjà après la victoire de Lonato et sans attendre celle de Castiglione, il avait envoyé un aide de camp à Paris. Le 9, dans sa lettre à Carnot, il paraît souhaiter ce qu’il craignait le plus, (c’est-à-dire d’être appelé à Paris et de rendre des comptes). Certainement, il avait été instruit par son secrétaire, officier de marine, des grands procès anglais qui occupaient l’Europe. Le long procès d’Hastings, finissait juste au moment, où (sans Castiglione) Bonaparte, appelé à Paris, eut eu à craindre un procès semblable, qui l’aurait arrêté dans sa voie téméraire. (1795)

FIN DU TOME PREMIER.

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