← Retour

Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

16px
100%

HISTOIRE
DU
XIXE SIÈCLE

PREMIÈRE PARTIE
LA FIN DES JACOBINS

CHAPITRE PREMIER
LE JACOBINISME FINIT. — LE SOCIALISME COMMENCE. — BABEUF, SAINT-SIMON, FOURIER.

Ce que Camille Desmoulins entrevoit dès 92, la Terra incognita qu’il signale à l’horizon, paraît au 9 thermidor. Les chefs des trois écoles socialistes, Babeuf, Saint-Simon, Fourier, sortent presque en même temps des prisons de la Terreur.

Saint-Simon avait trente-quatre ans, Babeuf trente, Fourier vingt-deux. Saint-Simon avait été enfermé au Luxembourg, et Babeuf à l’Abbaye. Fourier, en 93, après le siège de Lyon, fut très près de l’échafaud, puis, en 94, prisonnier à Besançon.

Leurs idées, à l’origine, ne sont nullement discordantes ; elles ont le même point de départ : l’humanité, la pitié, la vue des extrêmes misères. L’ardent foyer en fut Lyon, d’une part, où vivait Fourier ; de l’autre, la Picardie, patrie de Babeuf ; et le profond centre du monde, la commune de 93, où Chaumette, son apôtre, accueillit les socialistes de Picardie et de Lyon.

Le peuple mourait de faim. Du papier, des lois, des clubs ne suffisaient pas. Il fallait du pain. Trois pensées surgirent du cœur. Quelque opinion qu’on ait des fameux utopistes, il faut dire que leurs systèmes, leurs excentricités même sortirent d’un cœur admirable, de l’élan le plus généreux.

Babeuf, dans ses premiers ouvrages, fort sage, encore éloigné de l’impossible utopie qui le mena à la mort, ne demande (comme Chaumette) que le partage des terres désertes qui surabondaient, le partage des communaux pour les rendre productifs. Le Droit est sa base unique, le droit universel des hommes « à la suffisante vie. »

Saint-Simon veut le Progrès. Le progrès immédiat pour lui, c’est de faire passer la terre des mains nobles, oisives, aux mains laborieuses et fécondes, de la mettre en menues parcelles, à bas prix, pour le paysan. De là ses spéculations, si désintéressées, sur les biens nationaux. De là aussi son fanatisme pour la Science, cette religion positive qui va centupler les forces de l’homme, ses ressources, ses moyens de bonheur.

Fourier rêve l’Harmonie. Né vers le Jura, il connut ses humbles mais admirables associations fromagères. A dix-huit ans, la vision du Palais-Royal, à Paris, éblouissant d’arts, du noble enseignement du Cirque, le saisit, lui donna un songe du phalanstère de l’avenir. Mais rien n’agit plus sur lui que le brûlant milieu de Lyon, ses fraternités ouvrières. Le socialisme était là chez lui, et déjà ancien chez les Vaudois lyonnais, les Pauvres de Lyon. Il avait eu comme un saint, une légende en 93 (dont je parlerai tout à l’heure). C’est Lyoni[4], surtout qui fit Fourier. Il y vit l’excès des maux et il y chercha les remèdes. Son rêve d’harmonie tourna vers la société agricole, vers les fraternités rustiques, dont il avait vu le germe au Jura. Sous forme de calculs bizarres, il devint un grand poète, le poète de la faim. « La suffisante vie » de Babeuf ne suffirait à celui-ci. Mille ans de faim sont en lui, et il aurait en pitié les tables de Gargantua. Il tire de l’association les miracles de l’abondance, fait asseoir toute la terre à un prodigieux banquet.

[4] Voir le Banquet tiré des papiers intimes.

La terre ? Mais c’est peu de chose. Il faut qu’elle soit si heureuse que le bonheur en regorge dans toutes les planètes voisines et dans les globes infinis que nous devons traverser.


On ne comprendra jamais la France en 93, le crescendo de ses misères accumulées de siècles en siècles et pesant alors du poids du temps qui était derrière, tant qu’on n’aura pas écrit un terrible livre qui manque : l’Histoire de la faim.

« Quoi donc ? Ce qu’on a dit du progrès serait faux. »

Non. Mais observons deux choses :

1o Le progrès n’est point du tout une ligne droite et suivie ; c’est une ligne en spirale qui a des courbes, des retours énormes sur elle-même, des interruptions si fortes qu’il ne recommence ensuite qu’avec peine et lentement ;

2o En bien des choses où les maux ont diminué, la sensibilité augmente. Moins endurci, on a bien plus l’impression des douleurs présentes, les regrets, les soucis, les craintes.

Voilà ce que j’ai observé tout le long de ma grande histoire, en traversant tant de famines. Je voyais, en avançant, un sens se développer, celui des besoins, des misères. Oui, on souffre davantage à mesure que vient le temps. On prévoit mieux, il est vrai, mais on est de plus en plus affiné pour la douleur.

Les animaux meurent sans bruit. La faim qui revient souvent, la très faible alimentation qui use, atténue, alanguit les facultés digestives, rend scrofuleux, rend phtisique, mais tue assez doucement. On se déshabitue de vivre. On se dit : « Pourquoi manger ? » C’est ce que nous avons vu (peu après 1860) dans l’extinction immense des tisserands de Normandie. C’est ce que nous comprenons des grandes extinctions d’hommes qui moururent en silence dans le lointain moyen âge.


Vers 1300, lorsque le serf ne paya plus seulement en denrées, mais en argent, la piqûre du désespoir fut atroce. Tout eût fini sans la leçon de Satan (qui fut le Malthus d’alors) : « Peu d’enfants et beaucoup de blé. Supprimer les bouches inutiles. N’engendrer plus pour la mort. »

Louis XII nous remonte un peu, Henri IV nous remonte un peu. Mais quelle rechute terrible avec la guerre de Trente ans, avec le vampire Mazarin ! Un chiffre certain, authentique, dit qu’une terre qui, sous Henri IV, rapportait 2500 livres, n’en donne plus sous Mazarin que 400. (V. Feillet.)

Il y eut dix années meilleures, de l’avènement de Colbert jusqu’à la guerre de Hollande (1661–1670). Mais après, un nouvel état de misère et d’épuisement. Boisguilbert, dans ses préfaces, dit lugubrement : « Plus d’huile à la lampe. » L’année 1709 parut être le décès de la France. Ce qu’en raconte Duval dans ses Mémoires fait horreur. A peine se remettait-on que la grande débâcle de Law nous fit enfoncer de nouveau.

La nourriture insuffisante ramène, au XVIIIe siècle, ce détraquement des nerfs que l’on vit au XIVe (dans la danse de Saint-Gui), les convulsions de Saint-Médard, si près de l’épilepsie. Les plaisanteries des Anglais sur les grenouilles françaises, le peuple maigre, ne sont que trop bien fondées. Dans la classe la plus connue, celle des gens de lettres, on voit des misères incroyables. On voit Rousseau, sans asile, coucher dans une grotte, près Lyon. Diderot nous conte qu’un jour il s’évanouit de faim…

Cependant l’industrie naissante, les étoffes de Lyon, sous Colbert, sous Louis XV le meuble, les arts charmants de Paris qui alors conquirent l’Europe, augmentaient la population ouvrière des grandes villes. L’ouvrier travailla en chambre. Quoi donc ! il avait une chambre ? La mansarde avait été créée sous Louis XIV. On ne fut plus entassé dans un malpropre pêle-mêle. Le vieux communisme cessa. On eut un chez soi, et, dès lors, une femme et une famille, souvent de nombreux enfants.

Ainsi, ce progrès moral fut un progrès d’embarras. Comme on sentit mieux la misère dans les mauvais temps de chômage ! Dans les macabres d’Holbein, la mort semble joyeuse et légère, tout heureuse de n’exister plus. Mais l’homme-famille, grand Dieu ! les épreintes de la faim lui sont devenues sensibles ! les mères !… Elles auraient passé à travers le fer et le feu !… On le vit le 6 octobre, quand elles allèrent à Versailles prendre, au milieu de leurs gardes, le boulanger, la boulangère, et les ramener à Paris. On le vit dans toutes les grandes journées de la Révolution. Ce sont les femmes, les mères qui les rendirent plus furieuses. Et, quand les hommes furent las, elles seules persévérèrent. Il y eut des jours terribles où l’on ne vit que des femmes ; alors nul cri que la faim.

J’excuse Quesnay d’avoir tout vu dans la terre, d’avoir fait de l’Économie comme une religion de l’agriculture. Mais tous ces appels à la terre ne pouvaient être entendus d’elle. Le fisc, sous Louis XIV, ayant saisi, vendu, détruit tous les troupeaux, plus d’engrais. L’épuisement alla croissant. Le voyageur Arthur Young traversa de vastes terres abandonnées. Pourquoi ? Un chiffre l’explique (Doniol, 433). La moitié du champ, chaque année, devait rester au repos, et la moitié cultivée, ne rendait que quatre fois la semence. Tirez de là l’impôt, la dîme, les taxes seigneuriales, rien ne reste pour manger. Nulle raison de cultiver.

Mais voilà 89… Sans doute nous sommes sauvés. Au contraire : la France subit une chose inouïe. Pendant deux ans, point de culture. C’est une opération terrible en l’histoire naturelle de se métamorphoser, de changer de peau. Il y a de quoi en mourir. Cet entr’acte dans la culture a lieu quand la terre n’est plus au clergé, à l’émigré, et n’est pas encore vendue, divisée au paysan. Il y eut sur des espaces immenses interruption du travail, attente. Mais la vie n’attend pas. La faim, surtout dans les villes, atteignit la limite extrême où elle soit arrivée jamais.


La vue de ces cruelles misères était pour le cœur un supplice. La faim crée des maladies ; mais le spectacle de la faim fit aussi une maladie, très nouvelle et propre à ce siècle, la furie de la pitié. L’humanité fit des appels insensés à l’inhumanité même, à la mort, au grand médecin, qui semblait pouvoir d’un coup guérir tous les maux de ce monde. Marat qu’on saignait sans cesse et qui ne voyait que du rouge, fut un philanthrope atroce. Châlier, un saint de la Terreur, qui ne fut cruel qu’en paroles, mais qui eut au cœur un amour infini des pauvres et de tout ce qui souffrait, effraya Lyon de son délire. Son ami, le riche Bertrand, donna tout et vint à Paris s’unir à Chaumette et à Babeuf.

Chargement de la publicité...