Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VII
JOURNÉE DE PRAIRIAL (20 MAI 95). — ENVAHISSEMENT
DE L’ASSEMBLÉE.
Un point se débattait entre les royalistes : « A qui fera-t-on grâce ? » — et beaucoup disaient : « A personne. »
Le plus intime conseiller de Monsieur, Antraigues, se contentait de 400,000 têtes, et disait : « Je veux être le Marat de la royauté. »
A Lyon, on disait sans détour, qu’il fallait massacrer la Convention toute entière, sans épargner les modérés, les Boissy, les Lanjuinais.
Cela avait un peu éveillé l’Assemblée, absorbée par les mouvements de Paris. Le 30 avril, sur un rapport de Chénier, on décréta que, conformément à la loi, les émigrés seraient jugés et condamnés. C’était Précy et son état-major de Lyon. Les trois cents coquins de Jésus firent au décret une réponse atroce, par le massacre du 5 mai.
L’Assemblée envoya un girondin très ferme, Poulain-Grandpré, qui remit un peu d’ordre. Les trois cents s’en allèrent de Lyon, et se mirent sur les routes à faire la guerre aux diligences. En juin, la Convention prit une grande mesure générale, désarma la ville de Lyon, et envoya ses dix mille fusils à l’armée d’Italie.
Les royalistes, à Paris, étaient fort divisés, fort nuancés. Beaucoup étaient simplement des marchands qui regrettaient l’ancien train des affaires, mais qui, d’opinion, étaient tout autant girondins. Beaucoup étaient des constitutionnels, comme Dupont de Nemours, l’ex-secrétaire de Turgot. Plusieurs étaient des jeunes gens de lettres qui aspiraient aux places, d’opinion flottante, modérée, un peu niaise (tel était Lacretelle). Tout cela remua en vendémiaire ; au fond, c’était peu violent.
Cette grande majorité de modérés énervait, détrempait la minorité violente, l’empêchait d’imiter les exploits des trois cents de Lyon. Dans ces violents, il y avait quelques furieux qui provoquaient un mauvais coup. Tel était le journaliste Poncelin, ex-prêtre, auteur du pamphlet Tuez-les ! Tel encore un petit Figaro (de Cadix), l’impudent Martainville, dangereux polisson. D’autres étaient des gentilshommes de tripot, souteneurs de filles, féroces et adroits duellistes. Boilly nous a gardé cette figure, l’a souvent reproduite dans ses admirables estampes. Gens usés ; peu de dents ; la mâchoire fort rentrée ; la tête en casse-noisette ; on dirait celle de la Mort.
Sauf l’escrime et l’épée, ils étaient peu de chose. Pour les grands remuements des masses, où il faut des reins, des épaules, ils embauchaient des assommeurs. Mercier assure que, dans certain cabaret borgne, au théâtre italien, ils louaient de ceux qu’on appelait les tape-dur de Robespierre, de ces gens qui boivent fort, n’y voient goutte, frappent et tuent.
M. Boissy d’Anglas, qui devint si bon royaliste, a pourtant dit souvent à son intime amie, madame Montgolfier, de qui je le tiens : « Qu’au 1er prairial, le mouvement populaire se compliquait en dessous d’un complot royaliste très sinistre et très dangereux. »
Mais la grande masse girondine et royaliste modérée, sans montrer d’énergie, et seulement en remplissant le jardin d’une garde nationale inactive, imposa aux individus qui auraient volontiers brisé (massacré ?) la Convention.
A Paris, cependant, le grand épouvantail, c’était le parti terroriste. La peur grossit les choses. L’Assemblée se l’exagérait, lui attribuait les grands mouvements de la famine. Elle avait cru prévenir un nouveau Germinal en enlevant les piques, et créant une garde nationale, armée de fusils.
Elle s’imaginait encore tenir la balance en désarmant les royalistes à Lyon, et les terroristes à Paris.
Beaucoup de ceux-ci étaient enfermés au Plessis, aux Quatre-Nations. Elle y avait jeté les restes des clubs rivaux, l’Évêché, les Jacobins, Babeuf et les Duplay. Les deux écoles opposées, jacobine et socialiste, se trouvèrent ainsi rapprochées par la communauté des misères, des périls, et se coalisèrent bientôt.
Ces prisonniers avaient été fort justement effrayés et par le massacre des prisons de Lyon qui avait eu lieu le 5 mai, et par l’exécution de Fouquier-Tinville, du tribunal révolutionnaire qui se fit le 6.
Fouquier avait cependant parfaitement établi qu’il n’avait agi que contraint, forcé, sous des menaces de mort[18]. En thermidor, il avait été fidèle à la Convention, contraire à Robespierre, et devait périr à coup sûr, si Robespierre eût vaincu. Quand cette fidélité était récompensée ainsi, qui n’avait rien à craindre ? Après Carrier, après Fouquier, après les Montagnards proscrits, il était bien vraisemblable que la réaction atteindrait dans leurs prisons les Jacobins.
[18] Fouquier était le cousin de Camille Desmoulins. Il rappela que la veille et le lendemain de Prairial, quand Robespierre fit passer son horrible loi, il donna sa démission, ainsi que plusieurs jurés ; que Robespierre, que Saint-Just les menacèrent d’être arrêtés, — arrêtés sur-le-champ (Hist. Parlem., t. XXXIV, p. 248, 301), que l’homme de Robespierre, le président du tribunal, Dumas, fit réellement arrêter un des jurés, qu’un autre, Duplay lui-même, chez qui logeait Robespierre, voulait se démettre (Hist. Parlem., t. XXXIV, p. 248, 310). Ni les Comités, ni Fouquier, ni les jurés, ne pouvaient échapper de l’horrible engrenage où on les plaça, sans périr. — Nombre des condamnés, même des plus regrettables, n’étaient pas innocents. Malesherbes avait caché la protestation du Parlement, un en-cas de guerre civile. Lavoisier avait fourni les poudres pour combattre le peuple. — La précipitation atroce que l’on mit dans tout cela glorifia certains coupables, leur donna comme un triomphe. La Grammont-Choiseul, par exemple, l’une des trois Parques fatales qui firent la guerre de Sept ans, livrèrent la France à l’Autriche, nous perdirent en 63, était coupable encore plus, bien plus que Marie-Antoinette.
Ceux-ci étaient fort éveillés, attentifs au premier coup qui frapperait l’Assemblée et les délivrerait sans doute. De même les violents royalistes, comprimés par elle à Lyon, croyaient retrouver des chances dans un mouvement populaire où elle serait brisée, décimée, égorgée peut-être. Les Jacobins supposaient que Paris allait revenir à eux ; les royalistes au Roi. Même au faubourg, on entendait des femmes désespérées crier : « Un roi !… Mais du pain ! »
Le grand complot général n’était autre que la faim. Il est certain que le 20 mai (1er prairial), le pain manqua tout à fait. Le représentant Bourbotte, assure qu’à sept heures du soir, il n’avait pas déjeuné. Soubrany, cherchant le matin un café pour déjeuner, trouvait partout le chocolat, mais le pain nulle part. Où en étaient les classes pauvres, les mères, leurs enfants affamés ? On distribuait du riz, mais la plupart n’avait pas de charbon pour le faire cuire. Les femmes, qui avaient fait queue aux boulangeries toute la nuit, devinrent furieuses et entraînèrent celles qui voulaient attendre encore. On empêcha les travaux de la journée de commencer. Tous, sans s’être entendus, voulaient marcher contre l’Assemblée et lui demander du pain.
Il était cinq heures du matin. Les patriotes essayèrent de profiter du mouvement, de lui donner dans leur sens une sorte de direction. Ils rédigèrent une adresse violente (sans doute au Plessis). Cette adresse insiste sur le massacre des prisonniers de Lyon. Elle réclame ce que Babeuf avait tant demandé dans ses journaux : « l’abolition du gouvernement révolutionnaire dont chaque faction abuse à son tour. » Elle veut une nouvelle Assemblée, exige l’arrestation des Comités gouvernants, qui affament le peuple. Elle prescrit ridiculement, (ce qui se faisait de reste) : que les citoyens et les citoyennes partent dans un désordre fraternel, en écrivant au chapeau : Du pain ! et la constitution de 93 ! « Qui n’y écrit pas cela, est un affameur du peuple. »
Cette adresse, lue à la Convention, la trompa absolument sur le caractère du mouvement, la confirma dans l’idée fausse qu’il y avait un grand complot, que les chefs étaient les députés expulsés, d’autres présents, que le complot était dans l’Assemblée même. Quelques cris partis des tribunes, augmentèrent l’irritation. Les réactionnaires Auguis, Rovère, Bourdon l’aggravèrent. L’un deux, Clauzel, homme violent (du Midi), mit l’agitation au comble par une scène de fureur. Il arracha son habit de sa poitrine et la montrant au bruyant public des tribunes, il cria : « Ceux qui nous remplaceront en marchant sur nos cadavres, n’auront plus de zèle pour le salut du peuple… Songez-y ! Les chefs du mouvement vont être punis ! Le soleil ne se couchera pas sur leurs forfaits. »
On mit ces chefs hors la loi, et l’on ajouta : « Sont réputés chefs les vingt qui marchent les premiers. »
Article peu réfléchi. Tout à coup on les voit, ces chefs, ceux qui marchent les premiers. Ce sont des femmes affamées qui envahissent les tribunes en criant : « Du pain ! du pain ! »
On leur dit que l’on s’occupe de presser les arrivages. Elles ne veulent rien entendre. « Du pain ! du pain !… Et tout de suite ! »
Les unes menacent, montrent le poing. D’autres rient de la stupeur où est la Convention. Louvet, plusieurs députés, s’indignent de ces outrages. Le président, André Dumont, charge un général de brigade qui était là, de chasser les femmes, de leur faire vider les tribunes, ce qui fut fait avec des fouets de poste. Frapper brutalement ces pauvres affamées, cela ne pouvait qu’irriter. En effet, on sort en criant : « Voilà qu’on égorge les femmes ! » Un moment après un flot plus violent, d’hommes surtout, arrive poussé par derrière. Une porte vole en éclats. La masse en un moment se trouve lancée dans la Convention. Masse bizarre, bigarrée de haillons, de carmagnoles, armés de maillets, de piques, de vieux mousquets, etc. Les députés se réfugient dans les banquettes supérieures.
Les gardes nationaux, appelés par les Comités au secours de l’Assemblée, n’arrivent que fort lentement. Le représentent Auguis, l’ancien dragon, le sabre en main, en amène quelques-uns dans la salle. On prend un des insurgés et on lui trouve du pain. « Vous voyez bien que la faim n’est pas réelle. C’est un complot. » On confie la force armée de Paris au représentant Delmas, qui avait été un des derniers présidents des Jacobins.
Cependant le flot montait toujours. Des hommes armés arrivent, et ceux-ci plus irrités. Les représentants eux-mêmes, agissant et menaçant, arrêtant des insurgés, parfois de leur propre main, n’apprenaient que trop au peuple à ne pas les respecter. Des coups de fusils furent tirés des deux parts pour garder ou prendre la porte brisée. Dans ce tumulte effroyable, on admira la fermeté du corps diplomatique qui ne bougea de sa tribune, voulut observer jusqu’au bout.
« Dissoudrait-on l’Assemblée ? » Grande question en effet pour l’Europe et le monde, pour ces ministres de Prusse, de Suisse, d’Amérique, etc., qui se trouvaient là.
Fort différent de Germinal, le mouvement n’avait rien de favorable à la Montagne. Tels de ses membres étaient menacés. Le jeune montagnard Goujon dit très bien la situation : « Si la Convention est brisée, nous sommes perdus. »
C’était la pensée commune de la gauche et de la droite. L’Assemblée entière était menacée, et elle résista toute entière, sans distinction de partis. Boissy d’Anglas, de la droite, présida obstinément, malgré l’extrême danger. Le soir, Romme, Goujon, de la gauche, se ralliant le vrai peuple, éludèrent la tentative anarchiste ou royaliste. Et la Convention subsista.
Le jeune député Féraud montra un cœur admirable. C’était un Gascon, plein d’élan et très aimé. Il avait failli périr en défendant la Gironde. Depuis il était aux armées. Pour défendre l’Assemblée, il se coucha sur le seuil, dit : « Vous passerez sur mon corps. » Mais cela n’arrêta pas. Alors, voyant des fusils tournés vers le président, il veut le défendre, il monte. On l’empêche, on le tire en bas. Un officier frappe celui qui le tire, et l’insurgé en voulant tuer l’officier, atteint et blesse Féraud. Il tombe. Une folle, la Migelli, marche sur lui. Un marchand de vin entendant dire : « Coupez-lui le cou », le coupe, jette la tête à la foule.
Fut-ce une chose toute fortuite ? C’est probable. La tête, mise au bout d’une pique, fut portée par un serrurier, par un perruquier, par un bouvier, etc. Ceux qu’on forçait de la porter avaient sur-le-champ le vertige, et souvent firent d’horribles farces. Cependant l’usage qu’on fit deux heures après de cette tête semble avoir été calculé.
André Dumont, le président, qui, vers midi, avait fait décréter la mise hors la loi des chefs, s’était éclipsé, avait laissé la présidence à celui qu’on accusait le plus dans cette disette, à Boissy. Il y montra pendant je ne sais combien d’heures un sang-froid admirable, un impassible courage qu’on n’eût pas attendu de lui. Il était homme d’ordre avant tout, et fut d’abord pour la Gironde. Il avait protesté pour elle, puis effacé son nom de la protestation. Il fut de ceux qui espéraient dans Robespierre pour finir la révolution, et il eut la maladresse, bien peu avant Thermidor, de l’appeler « l’Orphée de la France. » Conservateur avant tout, il était dans la masse girondine qui devait glisser au royalisme constitutionnel. Tendance également haïe et des fermes patriotes, et des royalistes violents.
Dans cette journée de prairial où sa tête tenait à un fil, il fut très courageux, signa les ordres de répression : « Repousser la force par la force. »
Les trois Comités gouvernants ne donnaient nul signe de vie. Ils avaient envoyé des courriers à vingt lieues de Paris, chercher la troupe de ligne qui protégeait les arrivages. Il y fallut deux ou trois jours. On appela la garde nationale, et elle vint fort nombreuse, mais se souciant peu d’agir contre ce grand peuple affamé. Sauf le premier moment, voyant des flots toujours nouveaux se succéder, elle s’abstint, se promena aux Tuileries. Une fois appelée, priée, elle apparut aux portes. Mais le peuple ayant crié : « A bas les armes ! » elle partit. Les gendarmes de l’Assemblée, ses gardiens naturels, s’étant montrés aussi, on cria : « A bas ! » Ils sortirent.
La crise se prolongeait et n’aboutissait à rien. Le peuple, maître de la place, ne savait qu’en faire. Des inconnus, soit d’en bas, soit en haut dans les tribunes, se mirent à parler. L’un crie : « Qu’avez-vous fait de notre argent, de nos libertés ? » — Un autre : « Allez-vous-en ! Nous ferons bien nous-mêmes une Convention ! » — Un autre : « Faisons voter sur notre adresse. Nous verrons quels sont les coquins. » — Un autre : « Tous sont coquins. Il faut les arrêter tous ! »
Arrêter, c’était impossible, mais un fanatique anarchiste pouvait, d’un coup de fusil, tuer le président, mettre le désordre au comble, l’Assemblée en fuite.
On tâchait d’ébranler, de fasciner Boissy. Dans tous les sens il était menacé. Il avait à l’oreille un vrai Méphistophélès, un prétendu savetier à mains blanches, qui disait avec ironie : « La voilà, ta république ! » comptant le désespérer, et lui faire quitter la place.
Une autre épreuve, terrible, ce fut, vers six heures du soir, de faire revenir cette tête tant promenée, livide, hideuse, de la lui mettre sous le nez. Il crut que c’était la tête de l’officier à qui il avait donné les ordres de répression, et vaillamment la salua. Il resta ferme à son siège, ne bougea. Il est vrai, dit-on, que bouger lui eût été difficile, entouré et encastré qu’il était d’un mur vivant. La porte qu’on a percée depuis à cette place, n’existait pas alors. Il ne pouvait se retirer qu’en descendant à travers la foule. Il fallait trouver un moment. C’est ce qu’il fit peu après, ayant, en quatre heures de lutte, épuisé toute force humaine, ne pouvant, n’espérant plus rien.
La droite avait tellement désespéré d’elle-même que, même avant le départ de Boissy, elle avait prié la gauche d’intervenir. Un Montagnard vénérable, Ruhl monta sur son banc, parla et fut applaudi de quelques femmes, mais point entendu des autres. Nul respect pour la Montagne. Plusieurs la provoquaient même. Bourbotte avait près de lui un insurgé (peut-être ivre), qui de temps en temps lui donnait un coup de poing sur la tête. Bourbotte, ami de Kléber et aussi vaillant, gardait une douceur admirable, s’éloignait en souriant. Il se disait : « Ce gaillard cherche un prétexte de massacre. »
Il suffisait qu’un premier coup fût porté pour que beaucoup de gens frappassent sans trop savoir ce qu’ils faisaient. Beaucoup avaient bu sans manger. L’un disait : « J’ai dans le ventre un hareng-saur et deux litres. » D’autres étaient des sauvages qui ne comprenaient rien, et d’autant plus étaient pleins de vertige et de fureur. Il y avait par exemple un bouvier avec un chien de berger. Le matin, amenant ses bœufs à Paris, il apprit qu’on allait à la Convention ; il suivit. « Vous voyez mon chien, disait-il, il n’a pas mangé de trois jours. » Il fut un de ceux par qui on fit promener la tête. Cela les mit dans une ivresse terrible ; une étrange soif de sang.
Carnot dit : « C’est le seul jour où le peuple m’ait paru féroce. »
Les députés intrépides qui revenaient des armées, des plus sanglantes batailles, virent ici le danger plus grand, se crurent en face de la mort, et, comme il arrive aux braves en pareil cas, devinrent gais. Bourbotte souriait. Duquesnoy rit aux éclats voyant que les journalistes s’étaient enfuis de leurs tribunes.
Ce qui restait de la droite ne cachait nullement sa peur. Ils s’adressaient aux Montagnards. Le Girondin royaliste, Delahaye, demandait à Romme s’il laisserait égorger la Convention.
Romme était resté tout le jour dans un silence absolu, balançant en lui sans doute les côtés divers de la question. Il avait autour de lui de pauvres femmes affamées qui n’avaient mangé de trente heures et ne pouvaient plus sortir. Une malheureuse ouvrière souffrait beaucoup et disait : « Si au moins je n’étais pas enceinte ! » Cet homme, qu’on croyait d’acier, fut touché. A quarante-cinq ans, il venait de se marier, sa femme était aussi enceinte. Il eut un accès de pitié pour ces femmes, pour le pauvre peuple.
L’Assemblée, visiblement, était dans un grand danger. Les Comités gouvernants qui s’étaient engagés à faire un rapport d’heure en heure, continuaient à faire les morts. De la droite et de la gauche, chacun conseillait d’agir. De la droite, le vieux girondin Vernier se mit à présider. De la gauche, Carnot approuvait, (Mémoires, I, 381.) Il dit même à Lanjuinais qui s’emportait, s’indignait : « Il faut se féliciter de voir la direction du mouvement passer à des hommes honorables qui l’empêcheront d’aboutir à une lutte sanglante. » — « En effet, ajoute-t-il, sans leur heureuse intervention, l’attentat probablement eût été porté aux dernières limites. »
Le président Vernier, pour mettre un peu d’ordre dans le désordre, fit placer en bas, des banquettes où s’assirent les députés. Le peuple occupait les gradins supérieurs.
Les propositions de Romme ne furent nullement excentriques, — nullement « des propositions de meurtre, de pillage », comme a dit Thibaudeau, — au contraire, d’humanité. Il demanda l’élargissement des patriotes détenus, — chose de haut à propos, au moment où l’on apprenait le massacre des prisons de Lyon.
Bourbotte, toujours généreux, réclama « l’abolition de la peine de mort. »
On rendait au peuple ses piques, la nomination de ses comités.
Pour les subsistances, ce qu’on décréta, ce fut précisément ce que l’Assemblée entière prescrivit le lendemain : une seule qualité de pain, plus de pain de luxe ; un recensement des farines fait de maison en maison.
On fit général de Paris un homme estimé, aimé de tous les partis, Soubrany, dont le royaliste Beaulieu fait lui-même l’éloge.
Mais qui écrira tout cela ? qui se fera secrétaire ? Goujon ne recule pas devant cette périlleuse responsabilité. Il monte pour écrire au bureau, disant : « Marchons à la mort. » Plusieurs députés l’arrêtaient, conseillaient de ne pas écrire. Ils ne voulaient qu’un simulacre de décisions qui calmât le peuple.
Les comités gouvernants qui depuis tant d’heures ne faisaient rien pour l’assemblée, méritaient bien d’être cassés. Goujon, Duroy, demandèrent qu’ils vinssent rendre compte, et qu’on les remplaçât. Duquesnoy le demanda surtout pour le Comité de sûreté. On vota que Duquesnoy, Prieur, Bourbotte, Duroy, iraient le suspendre et s’empareraient de ses papiers.
A ce moment, il arrive ce Comité de sûreté, du moins Legendre et un autre. Après ce long abandon, ils viennent ridiculement inviter la Convention à rester ferme à son poste, inviter la foule à sortir. On les hue, on les repousse. Duquesnoy demande que ce Comité soit arrêté.
Il était minuit et la foule s’écoulait d’elle-même. La faim et le mauvais temps ramenaient ces gens chez eux. Il ne restait qu’un petit nombre des plus acharnés. Les quatre nommés pour aller au Comité de sûreté, en sortant, heurtent des gardes nationaux qu’amenaient Legendre, Auguis, Kervélégan, Chénier et un autre. Boissy avait repris la présidence. Il ordonna au peuple de sortir, et le commandant des Filles Saint-Thomas, Raffet, baïonnettes en avant, fait évacuer la salle. On résiste. Mais bientôt arrive une nombreuse garde nationale. Les insurgés se précipitent, s’échappent, plusieurs par les fenêtres.
Qu’étaient-ce que ces Comités qui n’avaient rien, rien fait, qui arrivaient quand la nuit, la faim, la lassitude avait à peu près tout fini ? Ils comptaient quelques patriotes, comme Chénier et Rewbell, mais généralement ils suivaient l’influence de Sieyès, qui était l’inertie même, l’influence de Tallien. Qu’avaient-ils imaginé ? une chose fort dangereuse : de créer une assemblée, de réunir les députés épars dans un local qu’offrait une des sections. Mais n’était-ce pas un piège que tendaient les royalistes, pour mettre l’Assemblée chez eux ? on risquait ainsi de faire deux Conventions opposées. Tallien s’excusait, disant : « Nous vous aurions proposé en secret de vous y rendre. » Mais rien ne fut proposé réellement. L’Assemblée abandonnée ne sut rien, n’espéra rien, dut pourvoir à elle-même.
Plus d’un s’était tenu à part. Thibaudeau qui en Germinal était prudemment resté au jardin, en Prairial semble de même s’être éclipsé tout le jour. A minuit, l’affaire passée, il arrive foudroyant, impitoyable pour ceux qu’on a laissés dans le danger, demandant leur arrestation, leur reprochant les décrets de carnage et de pillage.
Un imbécile, un Pierret, muet jusque-là, se met à répéter les vieilles fables royalistes : « Les montagnards sont si féroces qu’ils ne mangent pas une poule qu’ils ne l’aient guillotinée. » Et comme quelqu’un doutait : « On a, dit-il, leurs petites guillotines. »
Dans un tel moment, ces sottises avaient un effet meurtrier. Bourdon, qui avait causé tout le jour avec les accusés, tout à coup rougit, s’emporte, crie : « Il faut qu’ils passent à la barre. » On dit même qu’il proposait qu’on les fusillât sur-le-champ dans le salon d’à côté.
Ce fut un honteux spectacle de voir tout à coup tourner contre eux ceux qui craignaient pour eux-mêmes. Le royaliste Delahaye, qui le premier avait engagé Romme à parler, se fit leur accusateur. Vernier, qui avait présidé, se lave aux dépens de la Montagne. Delacroix, qui avait félicité Bourbotte, lui avait dit : « Vous sauvez la Convention », devint son accusateur.
Donc on arrêta Goujon, Romme, Prieur, Duroy, Duquesnoy, Bourbotte. Soubrany était sorti déjà. On lui dit de fuir, mais il revint fièrement, se fit arrêter aussi. On en ajouta plusieurs autres, et l’emportement allait jusqu’à vouloir arrêter un absent, Robert Lindet !
Le plus étrange, c’est que, comptant les mettre en jugement, on anéantit les pièces sur lesquelles on eût jugé. On brûla la minute des décrets qu’ils avaient votés.
La longue et tragique séance finit vers quatre heures du matin par des propositions assez ridicules. Legendre proposa que les députés fussent armés. André Dumont, que les femmes fussent désormais exclues des tribunes. Enfin il fut décrété que les sections désarmeraient, arrêteraient les buveurs de sang, les brigands. Décret vague et sot qui devait, selon les quartiers, être compris de façon toute contraire.