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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE IV
DE ROYALISTE IL DEVIENT MARATISTE.

Les biographes de Napoléon, les compilateurs de ses lettres, nous le cachent soigneusement de seize ans à vingt-quatre. On parle un peu de son enfance, mais point de son adolescence. Cet âge le plus libre et le plus franc de l’homme où l’élan des passions empêche le plus dissimulé de tromper et de se cacher, on croit prudent de le laisser dans l’ombre. Le peu que nous en savons, c’est par voie indirecte, et d’ailleurs tellement scindé, que ces faits isolés par cela même restent obscurs. Eh bien, moi, au total, dans cette divination, je crois voir que ce jeune homme, orageux, volcanique d’apparence, fut au total ce qu’on appelle un excellent sujet, c’est-à-dire de bonne heure nullement obstiné dans les principes, mais sagement mobile, élastique, déterminé à monter à tout prix. Jamais homme de son âge n’eut, en si peu d’années, de tels changements, si subits et à vue, qui étonnent. Cette mobilité de mouvement ajoute à l’obscurité. A l’œil qui le suit de près, il va, vient sous la terre, il reparaît glissant et déroute l’observateur.

Cela est d’autant plus facile que, de 89 à 91, les nuances les plus générales, celles des constitutionnels, Feuillants, Fayettistes, étaient assez indécises pour que l’on pût éluder et ruser, et se faire tour à tour de différents partis. La pension qu’il tenait du roi, l’accueil de la société noble de Valence, où il était en garnison ne l’empêchèrent pas de se faire du club des Amis de la Constitution (plus tard les Jacobins). Cependant la cour, qui le favorisait comme bon Corse et loyal sujet, l’avait nommé capitaine en second. Il ne l’apprit qu’en Corse, où il était allé voir sa famille. A ce moment, comme partout, on y créait des gardes constitutionnelles que la cour recrutait, de Vendéens (comme la Rochejacquelein), ou de bravi, comme Murat, etc. Pour s’assurer la place de commandant qui vaquait, il eut l’audace d’enlever et de mettre chez lui le commissaire envoyé par l’Assemblée pour surveiller l’élection. Par cette place, il sacrifiait son grade en France, mais se désignait fortement aux faveurs de la cour. Louis XVI, en effet, fut si content de lui que, non seulement il lui rendit son grade (voy. Libri) ; mais il le nomma un an d’avance capitaine d’artillerie (pour le mois d’août 93 que le roi ne devait pas voir, puisqu’il périt le 21 janvier). Nul doute qu’alors il ne fût un chaud royaliste, car se trouvant à Paris chez son camarade Bourrienne et regardant par la fenêtre le peuple qui se portait chez le roi, Bonaparte fut ému de la Passion de Louis XVI, et dit à peu près comme Clovis pour la Passion de Jésus : « Oh ! si j’étais là avec les miens pour mettre en fuite cette canaille ! »

C’était en juin 92. On n’était pas loin du 10 août. Bonaparte, malgré ses démonstrations royalistes, sagement retourna à Valence attendre les évènements. S’il revint à Paris, ce ne fut qu’en hiver pour voir la nouvelle Assemblée, qui comptait parmi ses membres le Corse Salicetti, bon jacobin.

Pendant ce temps, ses biographes nous le montrent à Valence étudiant l’histoire des conciles, en faisant avec la fille d’une dame noble une plate idylle qui rappelle les Confessions et la jolie scène du cerisier. Par bonheur, nous avons d’autres documents ; nous allons aider leur mémoire.

Revenu à Paris, quel changement ! Il se retourna vers Salicetti, lui rappela que lui aussi était jacobin. Mais, peut-être, par malheur, au 10 août, on avait trouvé aux Tuileries la fatale nomination par laquelle le roi, qui lui payait pension, l’avait nommé d’avance capitaine. Il était en danger : on allait voir son rôle double. Donc, il s’accrocha fortement à Salicetti et à sa femme, qui dut être touchée de sa situation. Salicetti, qui, plus tard, fut jaloux, ne l’était pas alors. Il comprit que ce jeune homme, qui avait de l’esprit, du feu, serait une admirable recrue pour Robespierre. Il se mit en avant, le rassura. Le 9 janvier, il lui écrivit ce qu’on préparait (la mort de Louis XVI pour le 21), en ajoutant : « Vous pouvez ici compter entièrement sur moi ; et peut-être ne vous serai-je pas entièrement inutile. » (Voy. Libri, Revue des Deux Mondes.)

Cela était affreux pour un homme tellement favorisé du roi qui l’avait élevé lui et les siens, pensionné lui-même, et qui, dans ses derniers actes, l’avait gradé encore. Il fallait tout d’un coup s’endurcir cruellement le cœur. Peut-être la passion fit ce miracle, et l’influence de madame Salicetti. Sans doute aussi le danger et la peur. Salicetti fut admirable pour lui. Non seulement on lui conserva le bienfait de Louis XVI, le grade de capitaine, mais on le mit en activité. L’homme de Robespierre, Couthon, allait faire le siège de Lyon, avec des foules populaires. On avait peu de militaires, surtout pour l’artillerie. On envoya le nouveau capitaine, qui, pour son coup d’essai, dut tirer sur les royalistes, avec qui il était la veille.

Jamais les bonapartistes, dans leurs innombrables livres, n’ont parlé de cela. Et c’est lui, c’est Bonaparte qui, dans ses Mémoires militaires dit : « J’étais au siège de Lyon. »

Ce siège commencé par Couthon, c’est-à-dire par Robespierre même, lui fut ôté par l’Assemblée, et confié à Collot d’Herbois. Robespierre y gardait Salicetti, son homme, qui, suspecté, à son tour, se fit envoyer avec Bonaparte au siège de Toulon.

Bonaparte avait eu l’avantage de voir au siège de Lyon les deux partis, robespierriste et maratiste. Il sut que les deux députés principaux qui étaient à Toulon, Fréron, Barras, étaient, comme l’Assemblée même, peu favorables à Robespierre. Ils s’intitulaient maratistes, nom sous lequel se cachaient alors les amis de Danton. Cela le décida. Sans se souvenir des robespierristes, qui l’avaient sauvé, il s’intitula maratiste, et s’arrêta en route pour faire une brochure qui lui conciliât ses nouveaux protecteurs, Barras, Fréron. Comme leur saint était Marat, dans la brochure, Marat est l’homme raisonnable, l’homme sensible. Cela le présenta très bien à Barras, qui dit dans ses Mémoires l’effet favorable qu’eut sur lui cette petite figure jaune et convulsive. Il crut voir Marat même. « Comment, dit-il, n’aurai-je pas aimé Bonaparte ? Il ressemblait tant à Marat, que j’avais adoré[34] ! »

[34] Cette ressemblance de Bonaparte jeune avec Marat, et le caractère mauresque de sa physionomie d’alors, s’expliqueraient fort bien si, comme le croit G. Sand (Voyage à Majorque) les Bonaparte étaient originairement de cette île. Le père de Marat ou Mara, était un Espagnol, longtemps réfugié en Sardaigne, qui alla s’établir en Suisse, épousa une Neufchâteloise, dont il eut le célèbre Marat.

Dans les Mémoires militaires, et dans les lettres (la plupart suspectes que l’on trouve en tête du recueil officiel de la correspondance), beaucoup d’événements du siège sont omis ou défigurés. Il y prend par inadvertance un ton absolu, impératif, qu’un si petit garçon ne pouvait avoir alors. Il tait parfaitement la grande part qu’y eut Masséna. Il se moque des représentants ses patrons et protecteurs. Il fait dire au vieux Dugommier, le vieillard héroïque, ce mot ridicule : « Je suis perdu ! » Enfin il cache la vraie cause du succès. On manquait de canons à longue portée. Lui qui venait du siège de Lyon, dit qu’on en avait laissé devant cette ville qui pouvaient descendre le Rhône. De là le succès.

Après Toulon, on l’envoya avec Salicetti en Corse, contre son maître Paoli et les Anglais. Mais il n’y put rien faire et se réfugia à l’armée d’Italie. Les maratistes ou dantonistes, Fréron, Barras, n’y étaient plus. Elle était sous Robespierre jeune, Bonaparte, sans hésiter, se fit robespierriste et jacobin.

L’homme principal de l’armée était l’illustre Masséna[35]. Ce grand soldat, le premier du monde pour cette guerre des montagnes où il était né, n’avait pourtant pas les arts de ruse que voulait la situation. La difficulté qui arrêtait était la neutralité de Gênes et la crainte de la violer en passant sur son territoire pour joindre l’armée ennemie. Ni les représentants ni le comité de salut public ne savaient comment s’y prendre. Le banquier Haller, qui devint un ami de Bonaparte et plus tard son homme en Italie pour la spoliation de Rome en 99, donna un expédient : ce fut de proposer la fourniture des vivres de l’armée aux négociants mêmes de Gênes : cette spéculation lucrative tenta les Génois et leur fit fermer les yeux sur la violation de leur territoire. Bonaparte, ainsi piloté par Haller et Salicetti, plut à Robespierre jeune autant qu’il avait plu l’autre année à Barras.

[35] Napoléon ne le compte pas ; il dit : « Tout était à faire dans cette armée, les choses et les hommes » (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 271). A. M.

Il ne travaillait qu’avec lui, et le jeune homme se trouvait, en réalité, général en chef. L’idée fort simple qui venait à tout le monde, c’était de quitter ces montagnes pelées de Gênes, d’entrer dans la riche Italie et de s’y faire nourrir. Mais pour cela, il eût fallu réunir deux armées. Robespierre s’en faisait scrupule, et, loin de là, il affaiblit encore l’armée d’Italie de dix mille hommes, qu’il envoya au Rhin. Donc, on dut se borner. On attaqua Oneille sur la côte, entreprise facile dont on chargea le favori Bonaparte, tandis que, à travers les neiges (au 10 Mars), on envoyait Masséna aux montagnes.

Masséna échoua, n’étant pas appuyé par ses colonnes latérales, qui ne purent le rejoindre. Bonaparte, au contraire, en plaine eut un succès facile qu’on fit beaucoup valoir. Ainsi tout allait bien pour lui, et il était dans une telle faveur, que le frère de Robespierre lui proposait, dit-on, la place du commandant de Paris, Henriot, qu’on pouvait appeler général de la guillotine.

Cette si grande faveur l’affranchissait du patronage de son ami Salicetti, qui s’avisait aussi, dit-on, d’être enfin jaloux des bontés de sa femme pour Bonaparte. Il appuya un moment une dénonciation de Marseille contre lui, mais n’insista pas pour qu’il fût envoyé à Paris. Bonaparte resta à l’armée, et dans le bon renom d’être un excellent Jacobin.

Titre fort dangereux dans le cataclysme du 9 thermidor. Mais de même qu’il s’était lavé en 93 de la protection du roi, il renia fort et ferme en 94 ses protecteurs, les Robespierre, s’excusa de cette amitié.

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