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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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CHAPITRE III
SAINT SIMON EN 93 ET 94.

Les Saint-Simon s’imaginaient descendre de Charlemagne et descendaient à coup sûr d’un petit favori de Louis XIII. Leurs établissements étaient principalement dans le Nord, et le tempérament picard fut celui de la famille. — Ce tempérament est double. D’un côté la violence, la colère jaune, bilieuse, à la Calvin, à la Babeuf ; ce fut le tempérament du grand écrivain Saint-Simon. — Mais il y a aussi les sanguins, comme Camille Desmoulins, bienveillants et de mœurs légères. Tel fut le célèbre utopiste, cousin du premier Saint-Simon. Il tint peu de son père, dur et violent, mais probablement de sa mère (qui était aussi une Saint-Simon). Il fut aimable et bon, de plus, avec une grandeur romanesque, intrépide, désintéressé. Nul scrupule, peu de convenances, une vive audace d’esprit.

Fils de l’Encyclopédie, élevé sur un vaste plan qu’avait donné d’Alembert, ayant tout appris à la fois, voyagé partout et vu la variété du monde, il se concentre vers trente ans dans le principe régnant, l’attraction de Newton, l’affinité de Lavoisier. La révolution chimique éclatait à ce moment dans une admirable grandeur. Elle avait ses fanatiques, ses dévots, aussi bien que l’autre. Saint-Simon les embrassa ardemment toutes les deux, jeta là son nom, ses titres, fut le citoyen Simon. La révolution politique dut paraître à ce grand esprit comme une chimie supérieure qui allait de la terre morte nous faire de la terre vivante, en la retirant aux oisifs, la donnant aux travailleurs. Cela lui semblait si juste, si simple, si naturel, que, dans sa foi aux savants, il alla étourdiment trouver le premier de tous, Lavoisier, lui proposa de s’associer avec lui pour cette œuvre humanitaire. Les plus austères citoyens, comme les jacobins primitifs de Rouen dont j’ai parlé en 89, d’autres honnêtes gens (Girondins, et Montagnards), ne s’en faisaient nul scrupule, au contraire un mérite civique. Mais Lavoisier, accablé des bienfaits de l’ancien régime, eût trouvé cela indélicat. Comme fermier général, et comme directeur des poudres, il s’était fort compromis pour la royauté. Il craignit de se compromettre pour la révolution, d’entrer dans ce que ses amis appelaient la Bande noire. Il refusa cette affaire qui l’aurait sauvé peut-être.

Saint-Simon ne trouvait pas aisément des associés. Il en eut un, mais étranger, un Prussien, certain comte de Redern, qui ayant des papiers déjà discrédités, en trouva là le placement. Ce qui montre combien la chose semblait hasardeuse, c’est que, pour les biens de l’Orne, Saint-Simon se présenta, et se trouva acquéreur de tous ceux du département. A Paris, il acheta rue du Bouloy le vaste hôtel des Fermes, dont il fit, après Thermidor, l’usage le plus intelligent.

Mon ami, M. de Fourcy qui (alors enfant) le vit, et qui plus tard (jeune officier) l’admirait, le suivait tant qu’il pouvait, l’avait gardé dans les yeux vivement photographié. C’était un bel homme, très-gai, de figure ouverte et riante, avec des yeux admirables, un beau nez long, domquichottique. Il vivait au Palais-Royal et autour, dans une liberté cynique de grand seigneur sans-culotte. Sa toilette était dans le genre d’Anaxagoras Chaumette. Point de cravate, ou très-bas, tombant comme elle pouvait. La bonne houppelande du temps. Entre les femmes et les affaires, ce qui primait dans cette tête cependant, c’était l’idée. Et même les affaires et les femmes, c’était visiblement pour lui matière à l’observation, aux expériences hardies. Il était étonnamment, prodigieusement curieux, cherchant toujours, apprenant, prodiguant ce qu’il apprenait et le transmettant aux autres. On ne pouvait s’en détacher. Deux hommes surtout traînaient constamment à ses côtés, un esprit fort inquiet, le petit Coëssin (depuis mystique équivoque), et le stoïcien sauvage de l’École polytechnique, un savant, un héros fou, Clouet, l’homme des Ardennes, qui ne quitta Saint-Simon que pour aller à la Guyane recommencer l’humanité, humaniser la vie sauvage, et qui mourut dans les forêts.

Saint-Simon avait le faible, de croire non seulement à la science, mais personnellement aux savants. Il était leur courtisan, spécialement fanatique des mathématiciens du temps, de Lagrange, du jeune Laplace, bientôt même de Poisson, un enfant calculateur. Ceux qui, partant de la terre même, nous donnèrent les poids et mesures ; les auteurs du calendrier, qui les premiers d’après le ciel divisèrent le temps ; ceux qui organisèrent les fêtes astronomiques d’alors[6], les géomètres enfin qui nous calculèrent le culte céleste de la Raison, étaient ses Pères de l’Église.

[6] Voir dans mon histoire de la révolution la fête d’Arras en octobre 93.

Ce qui le détache fort de Babeuf et de Fourier, c’est qu’il crut que nul changement social ne serait sérieux sans changement de religion. C’était l’idée de Chaumette et de la Commune de 93, du bon Anacharsis Clootz. Cette portion de la Commune (fort opposée à Hébert, ainsi que je l’ai montré) croyait, non sans vraisemblance, que la violence du peuple dans le péril et les souffrances d’octobre 93, ne seraient point sanguinaires, s’il avait le dérivatif du mouvement religieux. A Paris, à Amiens, etc., on massacra des saints de pierre pour ne pas massacrer d’hommes. Un 2 Septembre se fit sur les bonshommes gothiques du portail de Notre-Dame. Grande pitié chez les simples, chez ceux qui ne savaient pas que cette vieille construction sortît des sanglantes dépouilles des Albigeois, des Templiers, de tant d’autres. On la sauva en la baptisant Temple de la Raison, mais les bâtiments dépendants, les toits luxueux de l’église, on voulait en tirer parti. Qui offrirait d’acheter ? Un ferme croyant sans doute de la Raison. Je l’ai dit : ce fut le seul Saint-Simon[7].

[7] Je tiens la chose de trois personnes très dignes de foi, de trois sources différentes et cependant concordantes, un disciple d’Enfantin, un disciple de Bazard, un fouriériste qui traversa l’école de Saint-Simon et entendit souvent parler de ce fait.

On ne pouvait s’en étonner ; à douze ans, il était déjà un libre penseur, refusant obstinément de faire sa première communion. Cela jurait terriblement avec l’esprit de sa famille, tout dépendant du convenu. Son père fut si furieux qu’il le mit à Saint-Lazare, d’où l’enfant sut se tirer par un acte de rare énergie (voy. Hubbard). L’Amérique, sa belle guerre, les voyages lui maintinrent cette liberté d’esprit. Sa religion était dès lors l’attraction, ce lien des globes, et l’amélioration de celui-ci. Couper l’isthme de Panama, marier les mers, couper par un canal immense la péninsule Espagnole, c’était pour lui les œuvres saintes. Nul doute qu’il n’ait jugé ainsi l’éclipse du catholicisme. Le culte de l’attraction et de la raison calculée était si fort en sa nature qu’il en fut le dernier apôtre, et, en plein 1803, au moment où Bonaparte rouvrait l’église catholique, il proposa de fonder l’église universelle du globe sur le tombeau de Newton.


Avec un gouvernement si ennemi de la Commune et du culte de la Raison, l’achat des matériaux de Notre-Dame était une témérité, et pouvait perdre Saint-Simon. Mais on dut user contre lui d’un moyen bien plus direct. La machine du moment était une prétendue conspiration de l’étranger. On y mit Clootz comme Prussien ; l’associé du Prussien Redern, Saint-Simon fut arrêté.

Il ne s’y attendait guère. Sortant de chez lui, il trouve à sa porte la police, qui lui demanda à lui-même si le citoyen Simon est chez lui. « Il y est ; montez. » Pendant ce temps, il était loin déjà, pouvait se cacher, mais il songea qu’on allait prendre à sa place la personne qui le logeait. Il revint généreusement, se fit arrêter.

Il fut à Sainte-Pélagie, prison maussade, ennuyeuse, où madame Roland a pourtant écrit ses beaux Mémoires. Il se faisait dans les prisons, dans les fuites et les cachettes, beaucoup de littérature, force prose républicaine et beaucoup de vers galants, des satires, etc. Les Girondins, aux souterrains obscurs de Saint-Émilion, firent leur drame de Robespierre. Louvet commença ses Mémoires dans un antre du Jura. Plusieurs, dans ce recueillement, trouvèrent leur forme la plus haute. Condorcet, dans sa mansarde de la rue Servandoni, fit, à la prière de sa femme, son ouvrage capital des Progrès de l’esprit humain. Thomas Payne, à Port-Royal, écrivit l’Age de raison (suppression du christianisme), tandis qu’à côté de lui le léger, l’ardent créole Parny, rimait la Guerre des Dieux, guerre à l’Olympe chrétien.

Il est remarquable de voir combien, dans un changement si grand de situation, et sous le coup de la mort, ils restent fermes dans leur foi, celle du XVIIIe siècle, le Credo de Voltaire, de Diderot. Le fanatique enthousiasme de Voltaire pour Newton était celui de Saint-Simon. Au Luxembourg, où il fut transféré, il formula cette pensée que l’Attraction pouvait être la nouvelle religion. Cette prison, fort mondaine, la plus agréable de toutes, où il y avait des soirées, des communications faciles, et de très charmantes femmes, pouvait distraire fort un penseur. Entre le plaisir et la mort (si présente aux derniers mois !), la vie était comme un rêve. Saint-Simon y éprouva un de ces délires extatiques, où l’on croit percer l’avenir. Lui aussi, comme Condorcet, il chercha le haut progrès. Voici ce songe en quelques lignes. C’est Dieu qui parle à Saint-Simon :

Rome abdiquera, rougira d’avoir cru me représenter. Nul prêtre que le savant. J’ai mis Newton à mes côtés pour diriger la lumière, commander à toute planète. Il agira sur la vôtre par un conseil de vingt et un élus, savants et artistes. Les femmes peuvent en faire partie. L’indépendance parfaite de ces élus sera assurée par une contribution commune.

Il n’y aura plus de temples que les monuments élevés à Newton, où l’on se rendra chaque année. Autour seront des ateliers, des laboratoires. Tous travailleront, riches et pauvres, sous la direction des savants.

Dans chaque temple on verra le lumineux paradis de la science, le noir séjour de ceux qui ont entravé le progrès.

La physiologie, s’épurant (comme l’astronomie l’a fait pour l’astrologie), elle mettra à la porte la métaphysique.

La science dirigera, mais qui gouvernera, qui fera le ménage politique ? Les propriétaires. — Cela semble aristocratique et l’était bien moins alors, quand la France faisait des millions de propriétaires, rendait la propriété si accessible qu’on pouvait croire que bientôt tous y auraient part.

Ce rêve n’a été imprimé qu’en 1803, sous Bonaparte déjà, et visiblement gâté par certaines platitudes de cette mauvaise époque, baroquement, prosaïquement coloré des circonstances du spéculateur et de l’homme d’argent. J’ai voulu le donner ici dans la primitive grandeur et la simplicité sublime où je crois que Saint-Simon l’eut en présence de la mort, qui ennoblit, grandit tout.


Sa vie tenait à un fil. La fausse conspiration des prisons, où l’on enveloppait tout le monde, les épouvantables listes (l’une de cent cinquante personnes !) dont Fouquier-Tinville lui-même frissonna, montrait le projet de vider les prisons jusqu’au dernier homme par le massacre judiciaire, par ce que Babeuf a nommé le Système de dépeuplement.

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