Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE VII
VICTOIRE SUR LE PIÉMONT. — BONAPARTE TRAITE
AVEC LE ROI, SANS DIRE UN MOT POUR L’ITALIE.
Les fournisseurs hardis qui rendirent cette guerre possible, et qui ouvrirent eux-mêmes la campagne d’Italie, méritent bien de figurer ici. Il en restait plusieurs dans ma jeunesse, et j’ai pu les connaître. M. Thiers aurait dû aussi, en 1826, se renseigner près d’eux. Mais sa jeune imagination a fait un chant de l’Iliade. Au reste, maintenant que la Correspondance officielle est imprimée, nous voyons défiler les acteurs un à un.
Dès le 4 avril, ils distribuèrent en un jour cinq cent mille rations d’eau-de-vie. Et peu après, autre distribution d’eau-de-vie et de paires de souliers, chose fort agréable dans ce pays de cailloux.
Nos affamés de l’armée d’Italie et de la maigre armée d’Espagne virent leur nouveau général entouré de ceux qui semblaient figurer l’abondance. Derrière M. Collot, grasse, aimable figure, marchaient de grands troupeaux. Collot était l’entrepreneur des Vivres-viandes. Il resta attaché à la fortune de Bonaparte et fit les grandes distributions d’argent qui opérèrent le 18 brumaire. Je l’ai vu fort bel homme encore, sous la Restauration, où il s’était fait nommer directeur de la Monnaie.
La grande entreprise des Vivres-pain était dans les mains de Flachat, qui venait escorté d’une armée de chariots de farines. Il fut l’exemple de l’ingrate inconstance de Bonaparte qui, après avoir loué d’abord sa loyauté, l’injurie ensuite cruellement dans sa Correspondance, puis se repent, varie sans cesse jusqu’à ce qu’il ait expulsé cet homme utile qui d’abord l’avait tant servi.
Les autres fournitures furent faites par différents banquiers qui, peu à peu, paraissent dans la Correspondance : le juif alsacien Cerfbeer, le Suisse Haller qui, comme Collot, resta attaché à Bonaparte, et qui, en 99, fit pour son expédition d’Égypte le grand encan des richesses de Rome (voy. Gouvion Saint-Cyr), dont les bonapartistes accusèrent Masséna.
Le jeune général donnait beaucoup, promettait encore plus. Dans un ordre du jour, dicté, ce semble, par M. Collot même, il dit : « Bientôt vous aurez de la viande fraîche tous les jours. Et en attendant, on alternera entre la viande fraîche et la viande salée. » Quel cœur n’eût pas été sensible à une telle éloquence ?
Cependant la première proclamation de six lignes allait bien au delà. Sans dire un mot de gloire ou de patrie, elle semblait permettre tout excès, déchaînait la fureur des passions brutales :
« Vous allez entrer dans un riche pays, où vous aurez tout pouvoir. »
En effet, dès Oneille, et, avant la campagne, on imposa des contributions qui, avec tant de fournitures, devaient mettre l’armée fort à l’aise et de bonne humeur.
Chose curieuse, elle était sombre. La figure étrangère et mesquine de ce général inconnu ne plut pas fort. Pour ceux qui revenaient d’Espagne, ce visage mauresque ne rappelait que l’ennemi. Nos Pyrénéens revenus sous Augereau obéissaient fort bien à Masséna, qui venait de gagner la belle victoire de Loano. Mais Bonaparte, favori de Barras, et connu seulement par le petit combat de Vendémiaire, imposait peu. Il y eut même un bataillon qui, sans se révolter, faisait le sourd aux ordres, ne voulait pas marcher. On ferma les yeux, et, sans oser le punir, on le dispersa.
Bonaparte savait d’instinct cette vérité : que la haine est un grand élément d’amour. Pour se concilier le soldat, il organisa un terrorisme habile sur des gens détestés du soldat, les employés des vivres, les riz-pain-sel, comme on les appelait. Il se fit apporter devant l’armée de grandes balances, fit peser les bottes de foin qu’on donnait à la cavalerie, vit qu’elles étaient légères, ne pesaient pas le poids. Il fit des enquêtes sévères, et parla de fusiller des employés. En tout cela il se montra plus adroit que Masséna, qui était négligent, ne s’occupait pas assez de ces choses.
On voit, dans ses Mémoires, que Bonaparte lui dit son plan, fort simple, et qui différait peu des essais qu’on avait faits en 93 et 94 avec la petite armée d’alors. C’était de passer les montagnes au plus bas, et d’entrer par les jours que laissaient entre eux l’Autrichien et le Piémontais, entre Beaulieu, Colli. En réalité, l’Autrichien Beaulieu était tiraillé par son lieutenant Argenteau, un favori dont il se plaint très fort, et d’autre part par les Anglais qui, fournissant l’argent, le menaient (comme ils firent pour ses successeurs Wurmser et Alvinzi). Ces Anglais ne disaient qu’un mot : « Sauvez Gênes ! approchez-vous de la mer, où Nelson vous attend. » Ainsi on le menait à l’occident, à droite, et on l’éloignait de Colli et des Piémontais. Bonaparte voulait passer entre, et se jeter sur la route d’Alexandrie et de Milan. Manœuvre audacieuse, excellente après la victoire, mais imprudente avant. Masséna lui en fit remarquer les dangers, dit que d’abord il fallait être sûr du Piémont. Bonaparte comprit et suivit cela à la lettre, mais n’en répondit pas moins arrogamment des choses vagues que Masséna a conservées : « Tous moyens sont bons à la guerre. Surveillance et jactance ! c’est le cas. » (Mém. de Masséna.)
Cette jactance réussit fort mal. Il avait mis imprudemment dans une vieille redoute sur l’Apennin un simple bataillon de grenadiers sans vivres, ni presque de munitions. Les voilà assiégés par douze mille hommes. Ces grenadiers et leur colonel Rampon venaient d’Espagne, où ils avaient fait la guerre sous Dugommier. Ils sentirent l’importance de cette première action qui eût pu avoir des suites décisives.
Ils jurèrent dans la main de Rampon qu’ils mourraient plutôt là, et s’y défendirent tout le jour. La nuit, le chef des assaillants suspendit un moment le combat. Et Rampon trouva moyen d’avertir Masséna, qui monta avec deux pièces de canon. Derrière venait le général Laharpe, parti de Savone à deux heures avec Bonaparte. Masséna était déjà arrivé et suivait silencieux, sans tirer, la crête de l’Apennin. Tout à coup il détache, lance dans la vallée (Montenotte-Inférieur) une colonne qui enlève tout (quatre mille morts, deux mille cinq cents prisonniers).
Si la nouvelle arrivait à Paris dans sa simplicité, il était à craindre qu’on ne vît l’imprudence d’avoir mis là Rampon (mille hommes contre douze mille et presque sans munitions), imprudence réparée par l’arrivée de Masséna, qui battit l’ennemi. Mais tout fut heureusement arrangé pour le Moniteur par Salicetti ; il mit en dernier lieu Masséna et embrouilla tout, confirmant par là le rapport de Bonaparte qui veut faire croire que Masséna arriva assez tard, n’étant parti qu’avec lui Bonaparte.
Après Montenotte éclatèrent les inconvénients du nouveau système qui lâchait le soldat. A Dego, les nôtres, éparpillés dans un désordre affreux, laissèrent un moment l’avantage aux Autrichiens. Masséna les raffermit, finit cette panique. Bonaparte et Victor survinrent, arrêtèrent l’ennemi, sur lequel Masséna poussant à la baïonnette fit cinq mille prisonniers, pendant qu’Augereau emportait les hauteurs.
Bonaparte écrit à Paris que le général en chef Beaulieu y était en personne. Chose fausse. Ces petits combats de Montenotte, Millesimo, enfin Dego, emporté par Masséna, Laharpe, ont eu lieu pendant son absence. Ne voulant pas perdre ses grands magasins, Beaulieu en plusieurs jours se retira à Acqui, puis à Alexandrie, tandis que l’armée piémontaise, avec Colli, évacuait le camp de Ceva.
C’est ici que tous les historiens placent, et que Bonaparte lui-même a répété dans ses Mémoires militaires la belle déclamation sur l’armée qui pour la première fois découvre au loin l’Italie. Champagny, bon élève du collège Louis-le-Grand, lui faisait ces discours de rhétorique. M. de Talleyrand l’a assuré à M. Villemain, qui me l’a redit.
Les nôtres, en effet, furent charmés et descendirent. Les Piémontais s’étaient retirés à Mondovi, qui capitula, fit aux Français l’accueil le plus fraternel, et dressa le premier arbre de Liberté qu’ait vu l’Italie. On trouva là de très beaux magasins en viande, vin (huit mille bouteilles). Et on n’en leva pas moins une contribution énorme.
Bonaparte, effrayé des pillages du soldat, intima à son ordonnateur d’utiliser les ressources du pays. Le général Laharpe, très honnête, faisait sans doute des représentations, car je vois Bonaparte, au 16 avril, l’autoriser à lever une contribution sous forme d’emprunt. Mais ces formes hypocrites ne convenaient pas à la situation.
Elle mettait en concurrence le soldat et les fournisseurs. Comment ceux-ci pourraient-ils se rembourser de leurs avances, si le pillage du soldat prenait tout ? Bonaparte s’émut, fit le sévère, dit qu’on fusillerait les pillards. Puis, cela n’effrayant personne, il accorda des primes à ceux qui se contenteraient d’un pillage régulier. On donnera un louis à celui qui prendra un cheval (Corresp., p. 174). Mais cela ne suffit pas. Je vois huit jours après : « Les chevaux de troupes à cheval appartiennent à qui les prendra. Les chevaux tenant aux pièces ou équipages sont à la brigade qui prendra cette artillerie ; et elle en aura deux cents livres qui lui seront réparties (24 avril). » Le voilà donc commencé ce marchandage de l’armée qui alla toujours augmentant.
Dans une proclamation, il promet au soldat la conquête, aux Italiens la liberté, et dit à ceux-ci : « Nous venons pour rompre vos chaînes ; venez avec confiance au-devant de nous. » Et en même temps il promet au soldat qu’une seule province donnera un million.
Il se trouvait près de Turin, et la monarchie de Savoie, encore intacte, assise sur tant de places fortes, inexpugnables, qui avaient si souvent arrêté nos aïeux, cette monarchie prenait peur, de quoi ? Surtout des siens, de la propagande française, du souffle de liberté qui en dessous agitait l’Italie.
L’arbre planté à Mondovi par des mains italiennes révélait clairement la pensée qui couvait dans toutes les villes. Le roi de Piémont sous ses pieds, sentait cette agitation, cette sourde tempête, et il en était effrayé. L’armée qui arrivait n’avait point d’artillerie de siège. Mais si Turin se livrait elle-même ? Le seul espoir du roi contre l’armée française était le général, le petit Corse, qui se disait issu d’une famille de Florence. Dans ses proclamations pas un mot révolutionnaire. Qu’avait-il répondu au salut solennel de l’Italie, quand elle planta à Mondovi son premier arbre de liberté ? Que cette ville et sa banlieue payeraient un million de contributions. Le roi jugea fort bien qu’un tel apôtre de la république, qui punissait ainsi les patriotes italiens, ne serait nullement insensible à ses avances. Il lui envoya d’abord son ministre, homme très délié puis, (comme d’honneur !) son propre fils, l’héritier de sa couronne, et qui devait bientôt lui succéder.
Ceux qui, dans Bonaparte, ne veulent voir que le politique, l’homme de fer et d’airain, l’admirent ici comme homme pratique. Mais ceux qui, comme nous, le jugent sur tout l’ensemble de sa vie, sur l’inquiétude qu’il montra plus tard de l’opinion du faubourg Saint-Germain, jugent qu’il fut très flatté de la soumission de cette cour, le centre de l’émigration, de cet accueil flatteur qui le lavait de Vendémiaire, et le réconciliait « avec les honnêtes gens. » Il fit ce qu’on voulut, flatta qui le flattait, signa un armistice, reçut trois grandes places avec leurs magasins, leur artillerie, de plus le chemin libre par le Piémont entre la France et l’Italie. Il fit entendre qu’il n’était ennemi que des Autrichiens, et sans doute insinua qu’en conquérant la Lombardie, la France ferait part au Piémont.
Quoi ! pas un mot pour l’Italie ? rien pour ces populations qui se montraient amies enthousiastes de la France ? Une seule parole qui eût imposé au roi des garanties pour ses sujets, aurait eu un effet incalculable (et bien au delà du Piémont). Toute l’Italie alors frémissait d’espérance. Toutes les villes, de la Sicile aux Alpes, écoutaient et croyaient l’entendre venir. Si ce grand peuple avait parlé, il aurait dit justement le contraire de la proclamation tant admirée où, des sommets des Alpes, il avait montré à l’armée toute l’Italie comme une proie. Milan, Bologne, toutes les villes, d’un même cœur lui auraient dit : « Venez ! depuis 89, nous appelions la France ! Nous n’attendions que vous pour lui ouvrir nos portes, nous précipiter dans ses bras ! »
Chose curieuse ! ce fut l’armée qui, malgré ses désordres, avait gardé le sens de la Révolution, et qui avait au cœur en lettres de feu son beau titre : « Libérateur du monde ! » Ce fut l’armée qui réclama, qui ne voulut point de repos, point de traité. M. Thiers, si fanatique de Bonaparte, ne peut cacher cela. Il dit qu’en Augereau, le soldat jacobin, l’enfant du faubourg Saint-Marceau, le vaillant de Millesimo, fut l’âme, la voix de l’armée. Ce loustic soldat qui, sous formes vulgaires, pouvait tout osa lui remontrer probablement ce que disait le bon sens même : « Ah ! je comprends, vous voulez repousser l’Italie ! fermer les portes de Milan qui s’ouvraient d’elles-mêmes, et celles de tant d’autres villes qui nous appelaient. Écoutez-moi, j’ai servi en Italie avant 89, et je la connais bien. Si par votre traité vous l’éteignez, vous manquez le moment. »
Pendant ce temps, Bonaparte écrivait intrépidement au Directoire : « J’ai consulté tout le monde, et tous étaient de mon avis. Si je n’avais rempli vos désirs, ce serait le plus grand malheur qui pût m’arriver… Si j’ai pris quelque chose sur moi, c’est avec la plus grande répugnance et persuadé que vous le vouliez. » (27 avril–6 mai.)
Mensonge hardi. Pour le faire croire, il envoya les drapeaux par Murat, un vrai acteur de Franconi, duelliste connu de la garde de Louis XVI, un vaurien adoré des femmes, qui imitait très bien la franchise militaire, avait l’air bon enfant, tel qu’il fallait enfin pour tromper le public. On en pleura de joie. Carnot fit instituer la Fête de la Victoire.