Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE XI
TERRIBLE ASCENDANT DES FEMMES. — CE QU’ÉTAIENT
LES JACOBINES.
La défaillance du temps paraît surtout en une chose, l’ascendant subit des femmes. Je les vois partout en novembre, au premier rang de l’action. L’homme semble devenu secondaire. Les femmes reprennent tout à coup leur règne de l’ancien régime, mais avec des passions, des puissances inouïes.
Les thermidoriens d’abord, les royalistes tout à l’heure, servent les fureurs des femmes. Tout le combat de novembre se fait entre elles. Elles sont les véritables acteurs ; d’une part les jacobines, d’autre part les femmes sorties de prison en thermidor, les dames de l’agiotage ou de la réaction.
Celle qui fut madame Tallien était alors à la mode. On l’appelait sottement Notre-Dame de Thermidor, lui rapportant le courage que Tallien, au grand moment, puisa dans le désespoir, dans l’excès de la peur même. Elle était belle, brillante, mais de bien petit esprit. Ce qui le prouve, c’est qu’elle n’eut pas l’adresse d’économiser Tallien, de le faire durer dans ce rôle de chef de la réaction qu’il avait si peu mérité. Elle le précipita et l’avilit tout d’abord dans une affaire trop visible d’argent et d’agiotage.
Les portraits de Tallien disent son rapide abaissement. Dans celui de 90, c’est un beau jeune homme aux yeux brillants, expansif, de peu de cervelle. Celui de 94 (simple trait, mais excellent) est un profil, abêti, pointu, est-ce de sanglier ou simplement de chien vulgaire, que cette fée mène en laisse ? Au moment de leur mariage, voulant de l’argent sans doute, elle le jette dans un faux pas, dangereux et ridicule. Elle lui fait prendre en main la cause des agioteurs, celle de son père Cabarrus pour faire lever le séquestre mis sur les fonds Espagnols. Cambon empêchait la levée. Tallien (le 8 novembre) attaque Cambon qui le perce à jour. Il est démasqué. L’Assemblée en eut la nausée, voyant la malpropre main qui le poussait par derrière.
Un hasard vint à son secours. D’autres femmes, en sens inverse, troublèrent à point l’Assemblée, lui firent oublier Tallien. C’étaient les dames jacobines qui, croyant que ce jour-là on parlerait de Carrier, étaient venues le défendre, avaient envahi les tribunes, interrompaient les orateurs, menaçaient, criaient, huaient, faisaient tout ce qu’il fallait pour aider la réaction. L’Assemblée fut indignée. Ce fut la mort des Jacobins. On ne les défendit plus contre le terrible flot de haine et de fureur publique que leur défense de Carrier faisait monter chaque jour, et qui, retombant, les engloutit pour jamais.
Qu’était-ce que les jacobines ? La tradition, sur ce point, reste trop confuse. On croit trop que ce n’étaient que les furies de guillotine, les tricoteuses, etc. En grande majorité, elles étaient tout autre chose. Robespierre, en fermant les clubs des femmes révolutionnaires, des bacchantes échevelées, s’était attaché de très près des femmes de meilleure tenue, non seulement ses dévotes, dames riches dont je parle ailleurs, mais d’autres, serrées, sérieuses. Le tempérament janséniste, sobre, avec des éclats aigres, se trouvait volontiers chez elles, et beaucoup d’honnêteté, comme chez les dames Duplay (la maison de Robespierre). La Cornélia Duplay, qui, dit-on, eut l’honneur d’un si terrible amour, était, on le comprend bien, contractée comme la mort. Sa jeune sœur, que Lebas laissa à dix-sept ans veuve déjà et enceinte, était de nature moins sombre, très vive, un peu emportée. Son idéal était Saint-Just. Je la vis peu avant sa mort, et la trouvai charmante encore de vivacité, de chaleur de cœur. Elle donnait la meilleure idée de cette moyenne respectable des dames jacobines.
L’église des Jacobins devenait chaque jour plus grande, plus vide. Beaucoup s’en éloignaient. Non les femmes. Tout au contraire, elles étaient plus exactes, assidues tout le jour. Les hommes bougeaient. Elles non.
Elles soutenaient les parleurs, les encourageaient de cris, quelquefois de doux murmures. Mais rarement, bien rarement, on arrivait à leur hauteur. Elles avaient pitié des hommes, déploraient leur modérantisme. Le reniement de Robespierre que faisaient les Jacobins indignait leur loyauté. Elles n’avaient peur de rien ; elles n’accordaient rien au temps.
Elles mettaient leur orgueil à rester immuables dans la tension excessive de la crise de 93. Elles défendaient violemment les choses les plus odieuses que la nécessité d’alors, le péril, l’emportement du combat avaient fait faire, et jusqu’au mystère affreux, exécrable, de juin–juillet 94, qu’elles ne connaissaient nullement.
Pour être juste, il faut dire que, pour beaucoup, cette ivresse terroriste remontait plus haut, bien plus haut que 93. Plusieurs avaient leurs raisons pour haïr l’ancien régime d’une haine inexpiable. Cinq ans n’avaient pas effacé le trop cuisant souvenir des outrages, des dérisions, des férocités libertines. De Sade est un imbécile quand il dit avoir peint cela. Toutes ses monstruosités sottes ne donnent nulle idée des aiguilles dont on piquait un jeune cœur, de ce que la créature dépendante pouvait souffrir, des terribles jeux de chatte où la grande dame surtout s’amusait à avilir une fille fière et jolie. Plusieurs sortaient enragées, et n’en guérissaient jamais. Devenues dames à leur tour, parfois reines de théâtre, admirées et adorées, elles ne détendaient pas leur cœur. Courtisanes austères, tragiques, elles faisaient de la guillotine un culte, une sorte de dogme et de religion de la mort. La thèse de M. de Maistre sur le caractère sacré, providentiel, des grandes purgations sociales les eût ravies, et déjà elles semblaient l’avoir dans le cœur.
Elles avaient une ferveur sincère pour « la messe rouge », sacrement national, et elles la manifestaient avec une intrépidité cynique, défiant les vengeances, toutes les chances de l’avenir. Un de mes amis m’a conté que la belle, l’éblouissante Julie T…, quand elle passait en voiture sur la place de la Révolution, voyant l’échafaud, descendait, ôtait ses souliers, disait : « Dieu me garde de ne pas honorer, comme je dois, le champ de la Liberté[10] ! »
[10] D’autres attribuent ceci à une femme de chambre anglaise, dont le duc de… n’aurait vaincu la résistance qu’en la menaçant de la défigurer avec de l’eau-forte.
On comprend que ce culte étrange, ce dogme de sang, était rare. La grande masse des jacobines étaient des femmes honnêtes, violentes, souvent dominées par des intérêts de famille, la destinée de leurs maris engagée dans l’action. Beaucoup avaient paru cruelles, et plus que les hommes peut-être, spécialement contre les femmes qui venaient prier, pleurer. Elles gardaient leurs maris contre certains entraînements. Ceux-ci, souvent embarrassés devant ces prières, ces larmes, avaient besoin pour résister de s’armer de grandes colères, de brutalités, d’injures. La suppliante s’obstinait, souvent chassée à midi, trouvait le soir quelque entrée, et quelquefois de guerre lasse eût fini par réussir. Mais Madame était prudente, inquiète pour la maison. Elle tremblait que cette pleureuse ne compromît le bonhomme. Elle disait comme l’épicière de Varennes, madame Sauce, dit à la reine : « Ma foi, madame, chaque femme pour son mari. »