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Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte

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TROISIÈME PARTIE
ORIGINE ET COMMENCEMENT DE BONAPARTE

CHAPITRE PREMIER
MADAME LÆTITIA. — LA CORSE. — PAOLI.

Je ne connais que deux portraits fidèles de Napoléon. L’un est le petit buste d’Houdon (1800), sauvage, obscur et ténébreux, qui semble une sinistre énigme. L’autre est un tableau qui le représente en pied dans son cabinet (1810 ?). C’est une œuvre de David qui, dit-on, y mit deux ans, et s’y montra consciencieux, courageux, sans souci de plaire, ne songeant qu’à la vérité. Tellement que le graveur (Grignon) n’a pas osé le suivre en certains détails, où la vérité contrariait la tradition. David l’a fait comme il fut toujours, sans cils, ni sourcils ; peu de cheveux, d’un châtain douteux qui, dans sa jeunesse, paraissaient noirs, à force de pommade. Les yeux gris, comme une vitre de verre où l’on ne voit rien. Enfin une impersonnalité complète, obscure, et qui semble fantasmagorique.

Il est gras, et cependant on distingue le trait qu’il eut en naissant, et qu’il tenait de sa mère, les pommettes des joues très saillantes, comme ont les Corses et les Sardes. Il dit lui-même qu’en tout il lui ressemblait, et tenait tout d’elle. Dans sa jeunesse, il en était l’image amoindrie, rétrécie. Si l’on met celle de sa mère à côté, il en semble une contrefaçon desséchée, comme si la maladie héréditaire de la famille, le cancer de l’estomac, l’eût déjà rongé en dedans.

Au contraire, madame Lætitia, dans ses portraits italiens, comme celui que j’ai sous les yeux, est une beauté grandiose. Elle est d’un tragique mystérieux, indéfinissable. On n’en peut détacher ses yeux. La bouche est dédaigneuse, haineuse, toute pleine du miel amer que l’on ne trouve qu’en Corse. Les yeux noirs et fixes, tout grands ouverts, n’en sont pas moins énigmatiques. S’ils regardent, c’est en dedans, leur rêve ou leur passion. Cela lui donne l’air bizarre d’une diseuse de bonne aventure, ou d’une sibylle mauresque, descendue des Carthaginois ou Sarrasins, dont les tombes se trouvent près d’Ajaccio, et dont la postérité existe dans le Niolo. Elle a l’air sombre d’une prophétesse de malheurs, ou de ces voceratrices qui suivent les enterrements, non pas avec des pleurs, mais plutôt avec des accès de vengeance.

La vendetta est la religion du pays, sa grande pensée. C’est chose originale, unique, qu’il existe un peuple qui ait mis là son âme, qui n’ait d’autre poésie que la mort. Dans les recueils de Fée et de Tomaseo, on peut voir ces chants de pleureuses, moins lugubres que menaçants, et qui, le plus souvent dénoncent la vengeance, vengeance implacable, éternelle. Les femmes sont les gardiennes fidèles de cette pensée qu’on cultive comme un trésor de famille. Elles serrent les vêtements sanglants de l’assassiné. Souvent l’homme s’en va, fuit au désert, couche sous une pierre, pour saisir l’occasion. L’attrait de cette chasse à l’homme, d’une vie de surprises et d’embûches, est tel que la Corse ne peut s’en guérir. (V. Mérimée, Fée, 1845, etc.)

Du reste, si les Corses sont insociables, la faute en est surtout à la nature, aux gorges profondes qui divisent leurs montagnes neigeuses sans communication pendant une partie de l’année. Élevez-vous au centre, au Monte-Rotundo, vous voyez un théâtre immense où les autres montagnes forment autour des chaînes circulaires, unies entre elles par des branches transversales qui constituent un réseau continu (v. Miot, Fée, etc.). Les cours d’eau sont ailleurs des communications, et ici des obstacles, roulant, en été même, par la fonte des neiges, de sauvages torrents. Ce n’est pas l’eau qui manque, mais la terre, qu’ils ont souvent emportée. Beaucoup de montagnes sont absolument chauves. Ajoutez à cela des vents terribles, qui, comme sur le Rhône, troublent souvent l’esprit.

Le Corse cultive peu. Retiré aux hauteurs sous ses châtaigniers, il vit solitaire, et, s’il pouvait, vivrait caché. La campagne, le jour, semble déserte. Le soir, les hauteurs s’illuminent, et l’on voit les villages peu accessibles qui surplombent. Vie furtive d’oiseaux de nuit. Des incendies fortuits mettent le feu à leurs bois résineux. Ainsi alternent les ravages de la flamme et des torrents sur cette terre souvent dévastée.

Le Corse est un être nocturne. Les voyageurs sont souvent frappés, comme M. Fée et autres, de voir leurs guides s’éveiller, se lever à minuit.

Toute l’histoire du pays est une nuit entremêlée d’éclairs, d’assassinats et de faits héroïques. Les peuples mercantiles, Carthaginois, Génois, qui l’ont cruellement torturé, arrachant ses vignes, ses oliviers, lui défendant le commerce, l’ont maintenu à un état qui fait et horreur et admiration. Cette barbarie, loin de diminuer, augmenta dans les temps modernes, lorsque la grande Gênes n’eut plus son empire maritime d’Orient, fut refoulée sur elle-même et sur la nudité de ses montagnes chauves. Sa maigreur retomba sur la Corse plus maigre. Ce fut l’histoire d’Ugolin, l’infernal supplice où ce damné use ses dents sur un crâne. La Corse ne donnait rien, sauf un fruit atroce, la vengeance et l’assassinat. Les juges étiques et ruinés qu’on envoyait en Corse apprirent à exploiter ce fruit, vendant l’impunité, autorisant le crime.

Ainsi quand toute l’Europe s’adoucissait, la Corse, aigrie, reculait dans les âges et se faisait barbare. Ses maîtres, les Génois, habitués aux guerres turques, l’obligèrent par le désespoir d’égaler l’héroïsme des Klephtes, ou même, remontant plus haut, de nous représenter l’histoire terrible des juges d’Israël, des vengeurs du peuple de Dieu. Rien n’y ressemble plus que l’histoire de Sampieri et d’autres défenseurs de la liberté corse.

Une chose remarquable, c’est que la Corse, africaine comme Malte, n’appela jamais à son secours les Italiens, mais toujours la France (sous Charles VI, Henri II, Louis XV). La France eut sa garde corse, et souvent éleva certains Corses très haut, mais ne fit rien pour le peuple lui-même, qui toujours criait. Je ne connais en aucune langue rien de plus touchant que l’appel de ses magistrats républicains à l’égoïste Louis XV, et rien de plus sèchement prêtre, indifférent et froidement atroce que les réponses du cardinal Fleury.

Délaissés par nous, ils imaginèrent de se donner un sauveur français. Ils nommèrent roi un certain Théodore, par sa mère Liégeois, donc Français ; il avait été page de la duchesse d’Orléans. Il échoua, et, poursuivi, réfugié à Londres, il vendit aux Anglais sa couronne idéale.

Alors, ce peuple infortuné, remontant toujours aux âges lointains, eut l’idée religieuse, mythologique, d’avoir, de son sein, un messie. De ses deux magistrats, le brave Giafferi, le doux et éloquent Hippolyte Paoli — le second avait deux enfants : l’aîné, vaillant, sauvage, illuminé. De bonne heure, cet aîné dit à son père, à tous : « L’Élu sera mon frère Pascal. C’est un ange de Dieu ! »

Le père bénit l’enfant. Dans les vicissitudes de sa vie orageuse, il le tenait à Naples et la faisait étudier. Dans cette grande Grèce d’autrefois, il y avait alors une jeunesse admirable, éprise de la France, de lumière et de liberté. Plusieurs vécurent assez pour être des martyrs de 99. Mais ce qui soutenait encore plus cet enfant, ce qui le maintint haut, c’étaient sans doute les lettres de son père, les sanglantes nouvelles qu’il recevait de la Corse, tant de malheurs que le futur libérateur apprenait, voyait presque du rivage italien. A l’âge de trente ans, il fut appelé par son frère, élu, proclamé le premier magistrat de l’île (1755). Mais comment ces Barbares verraient-ils cet homme de paix ? Ce qui montre combien ce peuple valait mieux que ses actes même, c’est qu’il sentit ce doux génie. Et il n’y eut pas besoin pour cela de l’appareil des machines religieuses. Paoli, ému d’un si grand rôle, Paoli eut parfois des songes et rêva l’avenir. Mais jamais il ne parla à ses croyants d’autre langage que celui de la raison. Il était plein de bon sens, et ne proposait rien que des choses possibles. Il n’essaya pas de supprimer la vendetta, mais l’adoucit, la limita. Sa conduite avec le clergé fut un miracle d’habileté, et les Corses eurent la sagesse de lui obéir en tout. Il se servit de Rome pour chasser les évêques (Génois de cœur). Puis se brouilla avec Rome en voulant soumettre à la loi les justices ecclésiastiques. Le peuple le soutint contre l’excommunication même.

C’est vers ce temps que Rousseau eut connaissance de Paoli, et dit (au Contrat social) : « Il est encore en Europe un peuple capable de législation, l’île de Corse. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »

Prophétie qui saisit les imaginations, les cœurs. Mais, peu après, Louis XV l’acheta des Génois, trahit un peuple confiant qui l’avait cru son protecteur et espérait en lui.

Paoli osa résister ; il eut quelque succès, mais ne fut pas aidé, comme il le croyait, des Anglais. Le singulier, c’est que l’armée française, ses officiers étaient eux-mêmes pour la Corse. Marbeuf, Dumouriez, Mirabeau, l’aimaient, admiraient Paoli ; Dumouriez fit un plan pour délivrer l’île.

Cependant Paoli, réfugié à Londres, semblait déchu de son grand rôle de rédempteur. Qui oserait le prendre ? La prophétie restait et devait s’accomplir.

Les Bonaparte semblent l’avoir placée sur l’avenir d’un enfant conçu et né justement à l’époque où la Corse parut pour toujours soumise à la France[31].

[31] De tous les livres que j’ai lus sur la Corse, le plus curieux certainement est celui de l’Écossais Boswell. Il déclare que la vue de ce peuple et de son héros Paoli produisit en lui une révolution morale, lui donna une plus haute idée de la nature humaine et lui inspira les plus nobles résolutions. Cet Écossais que les highlands rendaient d’avance sympathique à ces montagnards insulaires, prit la résolution d’aller voir Rousseau et la Corse. Fut-il appuyé dans ce voyage par le ministère anglais, qui eut toujours quelque vue sur cette île ? Cela se peut. Mais qui lira son livre intéressant, ne doutera pas qu’il n’ait porté dans ce voyage une spontanéité sincère et très vive. Il fut saisi et subjugué par Paoli, le héros de la Corse. Il en parle avec vénération, avec amour, si naïvement et si bien, qu’il fait passer son impression dans l’âme du lecteur. Non, on n’invente pas ainsi. C’est une harmonie si conséquente et si naturelle, que ce portrait doit ressembler. Washington, tout au plus, put donner l’idée d’un tel équilibre. Boswell vit un homme grand, bien fait, dont tous les mouvements étaient nobles, d’une physionomie douce et ouverte, grand observateur, mais poli et réservé. Dans sa simplicité on sentait le héros, et on le croyait volontiers, quand il disait : « Je n’ai jamais eu un moment de défiance, de découragement. » Et encore : « J’ai toujours ferme devant les yeux une grande pensée. » Cette élévation, cette douceur inaltérable au milieu de tant de passions, d’une si grande barbarie, sur la terre de l’assassinat, était un vrai miracle. L’Écossais fut terrassé d’admiration. Toute passion humaine (même l’amour individuel) semblait être retirée de cette grande âme devant l’amour du bien public. Il disait : « J’ai trouvé la petite morte, comme l’enfant de l’histoire du prophète Élie, et je me suis étendu dessus pour la ranimer. » Sa douceur magnanime était incroyable, jusqu’à parler équitablement des tyrans même de la Corse, de la gloire des anciens Génois.

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