Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE XIII
LA CLÔTURE DES JACOBINS.
10 novembre 1794.
Les princesses de l’époque, dans ce temps intermédiaire, sont les dames de l’agiotage, les maîtresses des thermidoriens, qui trônent aux salons de jeu. Ceux-ci ne furent jamais fermés ; les Sainte-Amaranthe, on l’a vu, les tenaient en pleine Terreur. Maintenant, le jeu, agrandi par l’agio du papier, l’intrigue de l’élargissement successif des prisonniers, les plaisirs et les soupers, tout le mouvement du jour a pour reine cette Tallien. Autour d’elle, une pléiade de dames aimables et peu sévères, comme la pâle, la gracieuse et déjà fanée Joséphine.
Elles étaient fort étourdies, n’avaient pas même le sens des convenances politiques qu’aurait imposées l’intérêt. Par exemple, pour porter le dernier coup aux Jacobins, on aurait dû prendre un jour où le grand flot populaire de lui-même irait contre eux, ce jour que le procès terrible contre leur ami Carrier ne pouvait manquer d’amener. Mais on prend maladroitement le jour d’une affaire d’argent, le jour où la Tallien échoue pour ses fonds espagnols. Plus maladroitement encore, le mouvement qui aurait paru celui de la moralité contre « les buveurs de sang », fut souillé d’espiègleries indignes contre les jacobines.
On calcula seulement que ces furieuses jacobines ayant étourdiment (le 8) hué la Convention, on pouvait, le 9, hardiment les insulter. On crut que l’Assemblée même serait froide à les protéger, ne serait pas fâchée de voir ces orgueilleuses humiliées, que l’abandon, le petit nombre des Jacobins serait constaté, qu’ils resteraient impuissants et ridicules, avilis.
Le principal exécuteur paraît avoir été un homme bien connu et actif aux premiers jours de la révolution, un furieux girondin (les Jacobins le désignent ainsi). C’était un homme de main, fort et grossier, Saint-Huruge, prisonnier de la Terreur, sorti au 9 thermidor. Ils disent qu’il avait avec lui une douzaine d’émigrés ou de chouans. C’est le nom que les Jacobins donnent toujours à leurs ennemis. Mot très faux pour cette époque. On le voit par le discours que Saint-Huruge adressa à son bataillon de jeunes gens au Palais-Royal. Il n’eut garde de leur dire le moindre mot de royalisme. Tous l’auraient abandonné. Il parla comme girondin, au nom de la révolution. Il dit : « Puisqu’ils veulent sauver Carrier, ils sont contre-révolutionnaires. Tombons sur eux. »
Qu’était-ce que ces jeunes gens ? La rue Vivienne, le Perron, le Palais-Royal, les commis des banquiers, courtiers, des changeurs et marchands d’or, qu’on nommait Jeunesse dorée. Le soir, ils piaffent aux galeries de bois entre les modistes et les filles, jouant les marquis, en attendant que les vrais marquis revinssent.
A l’appui venait le flot du commerce. Les marchands des rues Saint-Martin, Saint-Denis, des Lombards, du Temple, trouvaient bon qu’après souper la foule de leurs commis s’en allât polissonner dans la rue Saint-Honoré, aboyer aux Jacobins.
Un trait spécial de cette époque qu’aucun écrivain ne marque, c’est que ces jeunes gens, fort différents des nôtres, étaient de beaux joueurs de paume, grands coureurs au champ de Mars. Ils se vantaient (bien à tort) d’une prodigieuse force physique. Au reste, c’était alors la prétention de tout le monde, girondins et jacobins, celle des gens de lettres même. Marie-Joseph Chénier était moins fier de son talent (m’a raconté M. Daunou) que de sa vigueur, disait-il, intarissable, inépuisable.
Ces gaillards, une trentaine d’abord pour commencer et n’effaroucher personne, se mirent rue Saint-Honoré, à la porte des Jacobins, insultant les femmes, une à une, qui entraient : « Coquine, va à ton ménage », etc., etc.
Plusieurs se glissèrent dans la salle, et s’assirent parmi les femmes. Là, ils entendirent ce que Saint-Huruge leur avait dit des Jacobins. Ceux-ci accueillaient mal les discours contre Carrier et soutenaient cette thèse, que toucher à Carrier, c’était toucher aux Jacobins. Cela commença la noise. Le tumulte était effroyable. On criait, on se colletait. Les femmes étaient si exaltées, que, dans ce danger évident, une d’elles remplaça l’orateur et essaya de parler. — Celles qui étaient dans les tribunes criaient contre les intrus : « A bas les aristocrates ! » — Alors, grande confusion et des cris : « A l’assassin ! » — Brutalement on les avait empoignées, on les fouettait.
Qui croirait que, dans un moment si cruel, au lieu d’agir, certains groupes disputaient. On entendait une voix claire : « Oui, les Jacobins sont dans les principes ! » Cependant, d’autres plus actifs parvinrent à mettre à la porte les insulteurs, peu nombreux. Ils fermèrent la porte en dedans. Mais la foule du dehors frappait, voulait enfoncer.
Enfin, la troupe arrive, rétablit la circulation. Douze hommes portent un jeune homme blessé, crient : « En voilà un que les Jacobins ont assassiné. Ils veulent sauver Carrier. Ils assassinent le peuple », etc.
Arrivent des représentants à cheval, membres du Comité. On crie : « Vive la Convention ! » Mais une scène émouvante (sans doute arrangée) a lieu. Un homme vêtu en charbonnier approche des représentants, leur dit : « Ils ont tué mon frère, égorgé cent mille Français. »
L’ordre se rétablissant, on put emmener les femmes, chacune étant au bras d’un homme. — On disait pour les garantir : « Prenez garde ! elles sont enceintes ! » — Une seule qui brava le danger, traversa la foule, fut traitée très indignement, moins maltraitée qu’outragée.
Le petit nombre des Jacobins qui étaient restés dans la salle écoutaient un long discours de Léonard Bourdon, maladroit et dangereux, pour Carrier, où il disait que, si le peuple était contre, les Jacobins sauveraient le peuple malgré lui. Plusieurs ne goûtèrent pas cela, et profitèrent de ce mot pour s’en aller, ne revenir jamais.
Le lendemain (10 novembre, 20 brumaire), les indignités de la veille furent dénoncées à l’Assemblée, mais par qui ? Par ce Duhem qui avait le plus gâté les affaires des Jacobins — (en parlant de couper la tête « aux crapauds du Marais »). Les tribunes s’en mêlèrent.
Un quidam appuyait Duhem, parlait haut, gesticulait, menaçait. « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » Ce fut le cri de l’Assemblée.
Elle était bien mal disposée quand un excellent patriote, Duroy, nullement jacobin et qui avait toujours été aux armées, accusa l’autorité d’être intervenue si tard, de n’avoir pas suffisamment protégé les Jacobins. Il demandait qu’on renouvelât le Comité de sûreté.
L’inaction avait été volontaire. Le président des Comités, Rewbell (fort républicain, on l’a vu en fructidor, mais ennemi des Jacobins), fut dur pour eux, les acheva. Il dit : « Ils ont ce qu’ils méritent. Ils ont fait tous nos malheurs. Il faut que cette société soit provisoirement suspendue. »
Les Jacobins évidemment ne connaissaient guère la nature humaine, ni la France, ni Paris, la légèreté avec laquelle on y prend certaines choses. Celles de la veille, odieuses et certainement regrettables, ils les rendirent ridicules par leurs exagérations, disant que « leurs sœurs avaient été violées et prostituées. » Rien de tel n’avait eu lieu.
Les Jacobins (11 novembre) n’arrivèrent que lentement vers sept heures. Mais dès six heures, les Jacobines y étaient, surtout à leurs places ordinaires, aux tribunes qu’on appelait celles de Robespierre et de Couthon. Dans ce jour qui fut le dernier, dans cette église, déjà abandonnée, et qui paraissait immense, elles n’en étaient que plus ardentes, déploraient l’hésitation, le modérantisme des hommes. Les journaux du temps nous peignent cette scène étrange. Des amies se retrouvaient. C’était comme Oreste et Pylade ; elles se donnaient le baiser fraternel, s’embrassaient comme martyrs de la liberté : « Chère amie, je te revois donc ! Je te retrouve encore ! O ciel ! »
Si les Jacobins restaient dans la cour, n’entrant pas encore, c’est qu’ils attendaient en grande inquiétude les nouvelles de l’Assemblée. La commission nommée pour décider si l’on accuserait Carrier faisait ce soir-là le rapport ; son président était Romme, un montagnard si estimé. Si le rapport concluait à l’accusation, on pouvait croire que Carrier serait abandonné par la Montagne même, qui se séparerait décidément des Jacobins. Cela se réalisa. On vota l’arrestation.
Ce vote sonnait la dernière heure des Jacobins. Il était sept heures du soir. Ils entrèrent, enfin, dans leur salle, et, comme les Hébreux en péril, ils dévoilèrent les tables de la Loi, lurent la Déclaration des Droits de l’homme.
« Mais c’est l’œuvre de Robespierre ! » disaient les uns, « Peu importe ! Peu importe, répondait-on. L’or peut se trouver dans la boue. »
Quelques-uns, à la lecture, criaient : « Chapeau bas ! tête nue ! » — D’autres voulaient qu’on se couvrît. Vaine dispute, et qui prit du temps.
A ce moment, les Jacobins avaient parmi eux l’ennemi. Ils se sentaient menacés. Plusieurs chantaient la Marseillaise pour s’encourager au combat. Mais d’autres, pour les faire taire, chantaient le Réveil du peuple, un chant de réaction.
A sept heures un quart, la cour pleine d’une foule ennemie criait : « A bas les Jacobins ! » Les femmes furent épouvantées, et disaient : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Quelques-uns veulent se défendre. La plupart veulent sortir. On se heurte. On se blesse. On tombe… Par bonheur, la troupe était déjà arrivée et contenait les jeunes gens. Les Jacobins s’enfermèrent, emmenant deux prisonniers. Ils ne leur firent aucun mal, leur mirent seulement le bonnet rouge pour les protéger.
Ayant repris la séance, à ce moment décisif, ils attendaient le résultat d’une tentative dernière qu’ils firent pour appeler Paris. Ils avaient envoyé des leurs aux sections, au centre, au faubourg Saint-Antoine. Les grands quartiers ouvriers se mettraient-ils en mouvement ? C’était toute la question. Ils ne bougèrent. Les Jacobins avaient, contre Babeuf, de concert avec l’Assemblée, empêché l’élection, empêché la résurrection de la Commune de Paris. Leur défense opiniâtre de Carrier, du Comité des noyades, glaçait les masses parisiennes, généralement humaines, et alors uniquement attentives au grand procès. Ainsi nul secours ne vint. Paris fut pour les Jacobins ce qu’il fut pour Robespierre même.
Suprême condamnation. Cette illustre société, qui avait fait tant pour nous, contre nous aussi plus tard, qui, croyant garder le pouvoir, avait éreinté Babeuf, le parti de l’élection, sortit de son étroite église. Elle est sortie dans l’histoire et dans l’immortalité.
Les Jacobins, un à un, partirent, donnant le bras aux femmes, pour les reconduire chez elles. Les troupes faisant la haie, les représentants étant là, la foule était furieuse de ne pouvoir rien faire que maudire et regarder.
Les rues restèrent pleines, agitées jusqu’à trois heures du matin. Les représentants allaient et venaient, tâchaient de calmer les esprits. Enfin, ils fermèrent la porte des Jacobins, y mirent les scellés (10 novembre 1794, 20 brumaire an III).