Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE IX
IGNORANCE ET DES RÉPUBLICAINS ET DES
ROYALISTES. — MASSACRES DU MIDI.
Mai–juin 95.
A ce moment critique des journées de prairial et des premiers massacres du Midi, quel fut le Comité de salut public, si peu actif, si peu habile, et si aisément entraîné au flot de la réaction ?
Du 15 floréal au 15 prairial (4 mai–3 juin), sa haute autorité est l’abstrait, le muet Sieyès, sombre sphinx que les simples croyaient profond, et qui, mis à l’épreuve, ne montra que le vide. Au-dessous, trois légistes, non moins impropres à l’action, Treilhard, Cambacérès et Merlin (de Douai) ; Rewbell, moins incapable, mais rustre et maladroit ; de faibles Girondins, Vernier, Doulcet, Rabaut-Pommier ; le chimiste Fourcroy, Aubry, grand réacteur, qui épura fort mal l’armée. C’étaient les principaux. Ajoutez l’aboyeur Tallien, dont les fausses fureurs ne trompaient plus personne, qui avait fort baissé et qui, par ses rapports visibles avec l’Espagne, devait tomber bientôt au dernier discrédit.
Le Comité de sûreté se partageait entre deux influences contraires qui l’annulaient ; d’une part les Auguis, les Courtois, violemment rétrogrades ; d’autre part, des républicains sincères, de peu d’autorité, tels que Chénier. Chénier, un vrai poète, était nerveux et variable ; il ne défendit pas les six martyrs de prairial, mais il parla très bien pour le désarmement de Lyon, qu’il fit voter. Ce comité, qui eût dû être l’œil du gouvernement, sans argent, sans police, était mal informé, ne voyait rien, ne savait rien. Il n’eut aucune prévoyance des massacres du Midi, connut très peu, très mal les assassinats de l’ouest, fut dans une parfaite ignorance des deux dangers énormes qui menaçaient la France, — la trahison du Rhin, l’entente de Condé et Pichegru, — et l’arrivée prochaine de l’armada anglaise, d’une grande flotte chargée d’émigrés et d’un matériel immense que tout le monde voyait préparer depuis huit mois dans les magasins, les fabriques de l’Angleterre.
Étonnante ignorance ! Mais elle n’était pas plus grande que celle des royalistes. En janvier 95, leur agence de Paris ne savait pas encore le nom de Stofflet ! Cette armée singulière d’Anjou, de Stofflet, de Bernier, gouvernée par quarante-deux prêtres, après deux ans de combats si terribles, leur était inconnue. Ils se figuraient que Charette avait soixante mille hommes, la plus belle cavalerie du monde, une administration, des commis, des bureaux. Polignac lui écrit bêtement de Vienne que le gouvernement autrichien serait bien charmé « si M. de Charette avait la complaisance de faire faire dans ses bureaux le bulletin des opérations, etc. » Les bureaux de Charette, sans doute au coin des bois !
Les intrigants qui entouraient à Vérone le podagre Louis XVIII avaient réussi à chasser les gens d’esprit et de talent qui eussent pu l’éclairer un peu, Calonne, Maury, Cazalès. La place était restée à l’ami du roi, d’Avaray, à Antraigues et la Vauguyon, qui jouaient assez bien le fanatisme et ne croyaient à rien. En novembre 94, Antraigues avait créé à Paris ce qu’on nomma l’agence royaliste, fort mal choisie, de gens légers, peu sûrs. L’un l’avocat Lemaître, un bavard étourdi, avait plu par certains pamphlets qu’il avait faits contre la reine. L’autre, l’abbé Brottier, précepteur des neveux de Maury et des La Bourdonnaye, préparait pour le roi, pour sa rentrée prochaine, un travail érudit sur les cérémonies du sacre. Il y avait encore certain officier, Despomelles, qui voulait de Paris diriger la Vendée ; un la Ville Heurnois, infatigable scribe et menteur effronté, au point d’écrire qu’il a gagné une foule d’hommes importants ! cinquante mille hommes ! On envoie et l’on trouve, en tout, une vieille, effrayée.
C’étaient, au reste, des têtes si chaudes, si vaines, si imaginatives, que, tout ce qu’ils avaient dit, ils le croyaient eux-mêmes. Leur maxime était qu’une erreur, crue de tous, n’est plus une erreur, et qu’à force de fictions, propagées et persuadées, on créera du réel.
La partialité de Monsieur pour ces imbéciles tenait à ce qu’ils flattaient sa passion de ne pas pardonner, de ne donner à la France aucune réforme. Ils répétaient le fameux axiome : « Le roi fera grâce, mais le Parlement fera justice. » En haine du parti anglais, qui eût voulu quelque forme constitutionnelle, et dont Louis XVIII (alors) avait horreur, il s’obstinait à croire que le salut viendrait de l’Espagne. Notez que, depuis trois ans, l’Espagne n’avait daigné écrire une ligne ; qu’elle n’avait pas dit un mot pour sauver Louis XVI ; enfin que dans l’affaire de Toulon elle avait rejeté les plans des royalistes, avait montré parfaitement qu’elle travaillait pour elle-même.
Le seul homme vraiment remarquable du parti royaliste était un petit monstre, Roques de Montgaillard, bossu, étincelant d’esprit, d’audace. Il avait l’air du Diable boiteux, ou d’un juif portugais. Il était du Languedoc, avait fait six ans la guerre d’Amérique, et avait pris là un grand horizon. Plus grand encore il le prit en restant ici en 93, agioteur, observateur, puis chargé par Barère d’aller observer l’Angleterre. Il voyait juste et fin. Soit pour Barère, soit pour les royalistes, il écrivit à Londres une page terrible dont l’Europe fut illuminée : Mort prochaine de Robespierre. C’était chose énorme, inattendue, de dire que l’idole d’airain allait mourir ! Dire ces choses, c’est les préparer.
Cet homme, suspect à tous, ne trouvant plus sa voie ni en Angleterre, ni en France, ni à Vérone (où l’on ne voulait que des idiots), se poste à Bâle, non loin des restes misérables de l’armée de Condé. Ce Condé, brave et sot, famélique, croit tout, à force de misère. Montgaillard le réchauffe, le leurre d’espoir, et en mai lui donne un conseil… ma foi ! héroïque et sublime : périr ou gagner la partie ! rejeter l’appui honteux de l’Autrichien qui veut l’Alsace, la Lorraine ! se jeter en France dans les bras de Pichegru, avec ses émigrés, fraterniser avec l’armée, et s’en aller droit à Paris.
Un coup de tête à la Henri IV, ou à la Condé ! Mais le Condé d’alors n’était pas de cette taille. Il dit oui, mais avec l’Autriche et son armée ; oui, avec l’Angleterre et ses guinées ; oui, si Pichegru lui livre des places fortes.
Pichegru était né royaliste, il l’était de tempérament ; serf de l’autorité. Jadis il avait plu à Condé, plus tard à Saint-Just, toujours aux bureaux de la guerre et aux officiers du génie qui en étaient les maîtres, et qui aimaient fort les serviles. Ils lui firent sa fortune en lui donnant la belle et facile affaire de Hollande. Ces savants, si forts sur les choses, et si ignorants des personnes, ne devinèrent jamais qu’il fût dangereux. Hoche l’avait jugé tel, et un animal à sang froid.
Condé et l’Autrichien lui demandaient de commencer par ce qui l’eût perdu auprès de son armée et l’aurait rendu inutile, de leur livrer Strasbourg, l’Alsace !
C’est exactement la sottise (que l’on va voir) de Pitt avec les Vendéens. Il veut des places, Belle-Isle, Lorient, Saint-Malo. Bref, il n’a rien, fait tout manquer.
Le parti royaliste est sans tête, sans système et sans unité ; mais sa force, très grande, est toute locale. Il exploite aisément au midi, à l’ouest, la revanche de la Terreur, l’aveugle furie, là bourgeoise, ici populacière, la liberté charmante de piller, casser tout. Aux massacreurs du Rhône, aux chouans assassins, il est évidemment le parti de la liberté.
Reprenons donc un peu les affaires du Midi.
La trahison des royalistes, celle surtout d’Imbert (que lui-même a contée en 1814) avait livré Toulon aux Anglais-Espagnols[19] ; mais ceux-ci ne firent rien pour fortifier les royalistes. On perdit plusieurs mois à tuer et à torturer des patriotes. La reprise fut facile, quoi qu’on ait dit. La seule vue des localités montre aux plus ignorants que le jeune Bonaparte n’eut guère de peine à trouver le vrai point d’où l’on pouvait agir.
[19] Comment Toulon fut livré aux Anglais et aux Espagnols ? M. Imbert, le traître, dans sa brochure de 1814, a parfaitement expliqué sa trahison. Il dit qu’il demanda de l’emploi à la République, qu’on lui confia une escadre, qu’il livra l’escadre et le port. « Je m’étais chargé d’une grande expédition pour en faire manquer les effets, ainsi que le portaient mes ordres secrets, les seuls légitimes. »
Les patriotes, maîtres à leur tour, tuèrent deux cent cinquante royalistes (et non huit cents) ; mais une grande partie de la population, l’arsenal entier, avaient fui. Les représentants appelèrent de tous côtés des ouvriers qui furent une petite colonie patriote, isolée, fort mal entourée, mais très encouragée par les Jacobins de Marseille.
Ceux-ci, très peu nombreux, étaient très violents. C’est de là que Maignet, pour suppléer au nombre par l’excès de terreur, organisa son tribunal d’Orange qui, en deux mois, jugea douze mille accusés, en fit périr trois cents.
Même après thermidor, les Jacobins de Marseille, fort imprudemment, menacèrent, provoquèrent cette grosse ville toute girondine ou royaliste, parlant de refaire la Terreur. Ils crièrent tant que Jean-Bon Saint-André lui-même appela sur eux la sévérité de l’Assemblée. Marseille alors s’éveille contre cette poignée d’hommes, et les voilà tous en prison.
Le massacre de Lyon, fait le 6 mai, su bientôt à Marseille, donne une horrible émulation. Le 10, trente prisonniers de Marseille, amenés à Aix pour être jugés, sont tués en présence de la troupe ! et un peu plus tard quarante-deux !
Il était évident qu’on allait tuer le reste, une centaine, qui étaient enfermés au fort Saint-Jean. Les ouvriers patriotes de Toulon prirent hardiment leur défense, osèrent dire qu’ils mettraient Marseille à la raison. La grande ville s’indigne et bouillonne. Les représentants Chambon, Cadroy, Isnard, pris du même vertige, lancent contre Toulon de sanglantes proclamations. Isnard (l’homme fatal qui, plus que personne, avait perdu la Gironde) eut ici encore un accès de cette funèbre éloquence qui fit toujours de grands malheurs. Du balcon de l’hôtel de ville, il dit aux Marseillais : « Si vous n’avez pas d’armes, prenez les ossements de vos pères égorgés. »
Les représentants, sur la route de Toulon, surent, le 9, le premier effet, effroyable, de leurs paroles meurtrières. Le 27 mai (7 prairial), une toute petite ville, Tarascon, prend feu. On monte, on force le château, on frappe, on blesse, on tue ; blessés, morts ou mourants, n’importe, on jette tous ces corps du plus haut de la tour. Brisés sur les rochers, en morceaux, ils plongent au Rhône.
Les représentants, indignés, mandent la municipalité de Tarascon. Mais, sous leurs yeux, les Marseillais faisaient une chose plus sanglante. La masse ouvrière de Toulon, mal armée, en guenilles, avançait contre la superbe colonne marseillaise. Elle lui envoie comme parlementaire un chirurgien. On le fusille, et l’on fond sur les Toulonnais. La cavalerie de Marseille en tue beaucoup, prend, en ramène en triomphe une centaine pour les faire juger ou pour les tuer sans jugement.
Sur le massacre de Marseille, nous avons force pièces. Nous avons le récit d’un témoin, prisonnier lui-même, un des fils d’Orléans, M. de Montpensier. Les morts (sauf un juge de Paris) sont tous des artisans de divers pays. Les tueurs étaient des jeunes gens « assez bien habillés », et ce semble, de petite bourgeoisie. Un de leurs chefs, Robin, est fils de la dame d’une auberge ou hôtel. Mais ils attendirent plusieurs jours, ne voulant rien faire sans les Lyonnais, sans la compagnie de Jésus, qu’amenait un Dutheil, de Lyon.
La chaleur était excessive, et l’on se gorgeait d’eau-de-vie. Pour tuer plus commodément, on tenait les prisonniers à jeun depuis plusieurs jours. A cinq heures du soir, on court au massacre. Montpensier put bien voir, étant en parfaite sûreté, honoré même des jeunes royalistes, qui mirent chez lui le commandant du fort et son adjudant désarmés.
Il y avait à Marseille un bataillon de Loir-et-Cher. Le capitaine, indigné, court chez Cadroy, le représentant, qui, loin d’aller au secours, lui défend de battre la générale. Il la bat malgré lui, ramasse à grand’peine une cinquantaine de grenadiers. Enfin, c’est au bout de quatre heures, c’est seulement entre huit et neuf heures du soir, que Cadroy et Isnard se mettent en mouvement, se décident à aller à la prison du fort Saint-Jean. L’exécrable besogne était bien avancée. Ils avaient tout tué dans un cachot de vingt-cinq personnes. Ils en assiégeaient un de trente prisonniers, tiraient même le canon contre la porte ; enfin, avec de la paille, y mirent le feu. Les représentants crient, veulent les désarmer. — « Mais c’est vous, disent-ils, qui nous avez poussés à la vengeance ! — A nous grenadiers ! arrêtez ces furieux ! » Le capitaine en arrêta quatorze ; mais, lui-même, Cadroy, renvoie ceux qu’on a arrêtés ! (Voy. la déposition, Frér., 132.)
Un grenadier du même bataillon prétend que Cadroy aurait dit : « Pas de canons ! ça fait trop de bruit. Vous allez avertir la ville… Allons, allons, enfants ! Je suis à votre tête… Vous avez eu le temps. En voilà bien assez. »
Ce qui est sûr, c’est qu’Isnard et Cadroy montèrent chez Montpensier, où était le commandant, et demandèrent à boire. On donna du vin. « C’est du sang ! » dit Isnard, en le repoussant. Il accepta de l’anisette. Cinq ou six massacreurs sanglants osèrent se présenter, demandèrent d’achever (ils en tuèrent jusqu’à quatre-vingts). « Misérables, dirent les représentants, vous nous faites horreur… Qu’on les arrête ! » Ils restèrent deux jours en prison. Telle était la faiblesse (et la peur ?) des représentants, que, six jours après, ces tueurs étant venus demander cent sabres, Chambon signa l’ordre de les donner.
Marseille, c’est la loi du Midi, l’exemple, la haute impulsion. Sa tuerie fut répétée partout par des assassinats si nombreux qu’en certaines localités (comme Lisle, où on tua cinquante personnes,) ce fut un vrai massacre. Tout cela très notoire ; mais nul procès possible. Si l’on essaye d’en faire, nul témoin n’ose déposer.
Ce que l’on a ignoré jusqu’ici, et ce que les papiers inédits de Goupilleau m’apprennent, c’est le terrible crescendo, la furie de tuer, toujours plus enragée, qui éclata comme une maladie. Notons-en les progrès :
1o On tue des modérés. L’administrateur de Vaucluse, anti-jacobin, un Tissot, ayant avoué qu’à Mondragon, les honnêtes gens avaient tué vingt-trois patriotes, fut sur le champ mis en morceaux.
2o On tue même des réacteurs. Un ami de Rovère, Raphet, est traîné par la foule, qui le constitue juge pour faire périr les juges d’Orange. Sans droit et sans pouvoir, il les condamne à mort, sauf l’huissier de ce tribunal, qu’il essaye de sauver. On tue l’huissier, et l’on jette des pierres à Raphet. Son effroyable complaisance ne lui donne pas la sûreté. Il supplie qu’on l’appelle à Paris, ou il est perdu.
3o Voici qui est encore plus fort. En formant à Paris le jury qui condamna Fouquier-Tinville, on avait fait venir de Vaucluse un certain Rhédon, un aubergiste réacteur. Fouquier tué, Rhédon retourne à Lisle, où il est tué comme modéré !