Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE IX
BONAPARTE NE COMPRIT RIEN A L’ITALIE.
Les historiens, copistes trop fidèles du lyrisme insensé des journaux de l’époque, parlent toujours de la foudroyante campagne d’Italie. Et ils ne s’aperçoivent pas qu’elle eut de longs intervalles de repos, trois mois d’abord de Lodi à la levée du siège de Mantoue (10 mai–31 juillet), puis deux ou trois mois, entre les défaites de Wurmser et celles d’Alvinzi (septembre–décembre).
Interruptions très favorables à Bonaparte ; elles lui permettaient de s’organiser librement, et de voir quel parti il pouvait tirer de l’Italie, et pour la guerre, et pour l’Italie elle-même.
Un peuple de tant de millions d’âmes était pourtant une ressource et une arme pour la guerre prochaine qu’on ne pouvait pas négliger. Quand on voit que l’Autriche, pendant ce temps, fit un appel désespéré aux diverses populations de son empire, aux Allemands, Croates, Tyroliens, Hongrois, et, leur remettant son salut, amena une à une ces grandes tribus sur le champ de bataille, on se demande pourquoi Bonaparte ne fit pas un appel sérieux à l’Italie, qui (au moins dans toutes les villes) était pour nous.
Après Lodi, sauf un petit combat, il ne fit plus rien contre Beaulieu. Celui-ci, ayant accompli ses instructions (ravitailler Mantoue), s’en alla tranquillement. Bonaparte ne le poursuivit pas, comme il l’avait promis au Directoire : il se rendit droit à Milan, et trôna dans cette grande ville (dont le château tenait encore). Là (17 mai) il pose cette question au Directoire : « Si le peuple de Milan demande à s’organiser en république, faut-il le lui accorder ? » Par le peuple il entend les riches, les seigneurs libéraux et un club de huit cents des principaux négociants. Voilà les républiques, tout aristocratiques, qu’il va permettre à l’Italie. En se bornant ainsi à une élite des classes les plus riches, quelle faible et pauvre base on donnait à la renaissance italienne ! On ne pouvait sans doute se fier aux campagnes, mais dans les villes d’Italie, il y avait déjà une classe moyenne, de bourgeois, de commerçants, d’étudiants fort patriotes, auxquels on devait s’adresser. Pourquoi ne le faisait-il pas, profitait-il si peu de leur enthousiasme ? C’est qu’en parlant de liberté, il n’était ni sérieux ni sincère. Rendrait-on à l’Autriche la Lombardie (pour le Rhin ? la Belgique ?) ou céderait-on la Lombardie au Piémont ? ou ferait-on des échanges des pauvres républiques Cispadane, Transpadane, avec telle partie des possessions Vénitiennes ? Toutes ces questions flottaient dans son esprit. Il ne donnait rien à l’Italie ; pas une parole franche, ni même affirmative. « Mais, dira-t-on, il n’était pas maître, et ne voulait pas dire tel mot que le Directoire lui eût fait révoquer ? » Voilà ce qu’on a dit. Et on a fort loué cette sagesse, cette prudence diplomatique. Cependant, à voir l’ascendant qu’il avait pris sur le Directoire, on sent bien qu’il eût emporté ses résolutions, s’il eût (suivant l’avis d’Augereau et de bien d’autres) pris au sérieux la révolution italienne, et vraiment entrepris de relever ce peuple. Il en était bien loin, et ne voulait certainement traiter qu’avec les rois, les gouvernements établis. Il semblait poursuivi par l’image des foules qui, allant aux Tuileries en juin 92, ne lui inspirèrent que de l’horreur. Les deux ans où il avait joué ses pantalonnades Jacobines étaient sortis de son esprit. Et il était redevenu le gentilhomme de Brienne, le pensionnaire de Louis XVI.
Il méprisait le peuple en général, et surtout le peuple italien. Il n’a jamais perdu une occasion pour dire de sanglantes injures à l’Italie, qu’il connaissait fort mal. Il ne savait pas que ces anciens conquérants du monde ont encore, ont toujours (dans les Piémontais, Milanais, Romagnols, chez ceux de Brescia et autres) de très vaillants soldats. « Sans doute. Mais alors bien peu aguerris. » On ne sait pas combien ces populations électriques sont susceptibles d’héroïsme, de mouvements subits qui les mettent au-dessus d’elles-mêmes.
Il eût fallu surtout ne pas se défier de leur enthousiasme, ne pas les traiter comme des amis qui peut-être demain seront des ennemis. Il leur donna justement pour instructeurs des hommes de race antipathique et propres à les décourager. Pourquoi pas Murat, ou tel de nos brillants officiers du Midi ? pourquoi pas nos Pyrénéens, qui, ayant fait la guerre d’Espagne, se seraient tout autrement entendus avec les Italiens, les eussent compris mieux que les instructeurs venus du Nord ?
Ajoutez que souvent, même aux derniers moments où il en sentait enfin le besoin, et eût voulu sérieusement les armer, il leur envoyait des agents suspects, comme tel dans les provinces Vénitiennes qui y joua double rôle, et que plus tard il désavoua.
Voilà comme en tout genre il découragea l’Italie, au moment où elle venait à nous, pleine d’amour et d’enthousiasme. Il dit lui-même qu’à Bologne et dans les légions pontificales, nous étions incroyablement aimés, qu’on payait avec empressement les contributions énormes qu’il y avait mises. On peut juger de quel étonnement était frappé, glacé, ce peuple sympathique, quand on lui enlevait sans pitié ses tableaux, ses statues, ces chefs-d’œuvre au milieu desquels chacun avait vécu, grandi, et qu’il contemplait avec amour depuis des siècles ! Ces odieux enlèvements, et ce déménagement barbare, avaient encore ce sens qu’en Italie rien n’était sûr, que ces villes qui nous recevaient si bien seraient demain rendues à leurs tyrans, que la liberté, la république, y étaient choses provisoires[38].
[38] « Ce fut à la Malmaison que madame Bonaparte nous montra cette prodigieuse quantité de perles, de diamants et de camées qui composait son écrin digne déjà de figurer dans les contes des Mille et une Nuits. L’Italie envahie avait concouru à toutes ces richesses. Les salons étaient somptueusement décorés de tableaux, de statues, de mosaïques, dépouilles de l’Italie, et chacun des généraux qui figurèrent dans cette campagne pouvait étaler un pareil butin. » (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 146). A. M.
Son gouvernement militaire, d’où il parvint à chasser tous les agents civils eut son fruit naturel, la révolte. Les paysans ruinés, maltraités, de Pavie, se soulèvent autour, et font prisonniers nos soldats.
Cette ville d’université, de savants, à qui Bonaparte venait de donner les plus flatteuses assurances, fut au moment d’être brûlée. Pourtant les paysans, fort doux, n’avaient fait subir à leurs détenus aucun mauvais traitement. Bonaparte retrouva tous ses soldats. Il n’en fit pas moins fusiller les chefs des paysans et brûler le village de Binasco. « Spectacle horrible ! » dit-il, lui-même, dans une lettre qu’il adresse à Paris, le 1er juin. Et, pour montrer sa bonté, il écrit, en même temps l’histoire lamentable d’une jeune religieuse que l’on tenait, dit-il, aux fers, et que les Français ont délivrée (8 juin). Ayant ainsi prouvé la sensibilité de son cœur, il gronde un de ses lieutenants qui n’a pas encore fait fusiller la municipalité de Pavie (10 juin). Et il ajoute cette parole sinistre : « Que, dans cinq jours, il n’y ait dans le Milanais aucun prisonnier pour conspiration. »
Cette extrême rudesse, peut-être nécessaire contre les brigands de Novi, et des routes de Gênes, fut étendue à certaines populations des Romagnes, en exceptant pourtant Faenza, qu’il dit ménager, comme ville papale. Ces gens qui croyaient, d’après tant d’exemples, être fusillés, l’adorèrent, et, renvoyés par lui, allèrent vanter partout son respect pour la sainte Église. Le légat qui avait provoqué l’insurrection en fut quitte pour dire humblement : Peccavi.
Son respect affecté pour les prêtres tyrans de l’Italie fut peut-être ce qui indigna le plus les villes, et ce qui, sous cette brillante enveloppe de succès militaires, sous cette peau de lion, fit mieux entrevoir le renard. Il dit par exemple qu’en causant avec tels cardinaux, il s’est cru remonter « aux siècles de la primitive Église. » Et en même temps, pour plaire aux philosophes du Directoire et autres, il parle avec mépris « de cette prêtraille. »
Avec les prêtres, la classe qu’il courtisait aussi, c’était les savants, les académiciens, classe respectée en Italie. Pendant qu’il faisait fusiller les magistrats innocents de Pavie, il honorait ses professeurs, entre autres l’illustre astronome Oriani. Il se piquait fort de mathématiques (quoiqu’il en sût très peu, d’après Libri). Ainsi il s’amusa à étonner Lagrange, le Piémontais célèbre, en lui parlant d’un théorème tout nouveau, et qu’il avait exprès étudié le matin même.
S’il avait eu en général plus de culture, il aurait davantage respecté l’Italie.
Il aurait su combien, au dix-huitième siècle même, elle avait été inventive, non seulement dans les sciences naturelles (Volta, Morgagni), non seulement par des arts charmants (Canova, Cimarosa, et bientôt Rossini), mais dans la morale et l’histoire, par des choses d’originalité profonde, inconnues au moyen âge et à l’antiquité.
Vico, pénétrant le génie italique et étrusque, venait de fonder la philosophie de l’histoire, l’Umanità, la science de ses résurrections. De là, dans les arts même, de tragiques éclairs, qui percent à une profondeur que n’eut jamais la Renaissance. Les génies du seizième siècle n’ont rien fait de plus mâle ni de si émouvant que les eaux-fortes de Piranesi, ses tombeaux et ses monuments, ses funèbres Prisons, où l’on sent tout ce qu’il y avait de douleur étouffée dans l’âme italienne remontée du sépulcre par un sublime jet.