Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE X
BONAPARTE ROI D’ITALIE.
« C’est depuis Lodi, dit-il lui-même, que j’entrai en malice contre le Directoire. »
La Correspondance officielle, mutilée ici, comme partout, montre pourtant très bien, dans le peu de faits qu’elle donne, ce que fit Bonaparte dans ses mois de repos.
A Paris et ailleurs, on disait en riant : « Qui sait ? Il se fera duc de Milan. » Cela arriva, et bien plus, il fut roi d’Italie, dominant l’Italie centrale, de l’une à l’autre mer, à Bologne, Ancône et Livourne, épargnant soigneusement Rome, malgré le Directoire. Quant à Naples, il disait lui-même que, pour y aller, six mille grenadiers suffisaient.
Dans ces trois mois, mai–juin–juillet (avant Castiglione), et les trois mois qui suivent, il dévoile hardiment toute sa politique. Il chasse tous les agents civils et reste seul avec l’armée. Il chasse :
1o Les fournisseurs qui l’avaient amené en Italie, et qui pouvaient tenir des comptes, une balance, dans la recette et la dépense.
2o Il chasse outrageusement les surveillants directs, les commissaires du Directoire, les appelant d’abord jacobins, puis voleurs, leur faisant entre autres reproches celui d’indemniser les Italiens pour les vivres qu’ils fournissaient.
3o Malgré le Directoire, il évite d’aller à Rome, en exige seulement de l’argent, mais respecte et fait respecter les terres, les biens immeubles de l’Église, s’assurant ainsi du clergé pour ses grands projets d’avenir.
4o En cela, il était l’adversaire déclaré des vrais patriotes italiens, qui ne croyaient fonder leur révolution que sur la vente des biens d’Église. Aussi, ce zélé défenseur du clergé contre l’Italie n’arma-t-il jamais celle-ci sérieusement, ne confiant les armes qu’à des gardes nationaux triés et de simple police, jamais aux étudiants, aux ardents patriotes, qu’il flétrissait du nom de jacobins.
Par une confusion étrange, les jacobins, en France, quoique devenus acquéreurs de propriétés nationales, passaient pour ennemis de la propriété. Les relations de quelques-uns d’entre eux avec Babeuf faisaient sottement croire que tous voulaient le partage des terres. De là un étrange vertige, dont Carnot n’était pas exempt. De là une grande facilité pour Bonaparte d’amuser les simples. Pour les aveugler, les effarer contre quelqu’un, il lui suffisait de faire comme on fait aux taureaux, de leur secouer aux yeux cette loque rouge. C’est par là qu’il neutralisait et ses propres surveillants français et les patriotes italiens.
Le plus facile pour lui fut de chasser les fournisseurs qui avaient intérêt à regarder de trop près. Le 8 juin, en envoyant dix millions à Paris et promettant dix autres millions, il dit au ministre :
« Je pense que vous avez cessé de donner aux fournisseurs. Ils ne fournissent rien. Nous sommes obligés de leur fournir tout. » Dès ce moment, il les poursuit d’injures, surtout Flachat, qui tenait bon, se mêlait encore des affaires, voulait apparemment se rembourser de ses avances.
Dès son arrivée, il frappa sur Milan et le Milanais une contribution énorme d’objets divers : « On fournira dans huit jours 100 000 chemises, 20 000 chapeaux, du drap pour 15 000 habits, 50 000 vestes et culottes, enfin 2000 chevaux de trait (21 mai). L’ordonnateur en chef se concertant avec les agents MILITAIRES, ceux-ci prescriront soit à leurs subordonnés, soit aux communes, les moyens d’exécution. »
Tout se passait entre ces communes tremblantes et ignorantes qui ne savaient écrire, et leurs tyrans, les agents militaires, sous un voile très épais que les commissaires du Directoire pouvaient vouloir percer pour en tirer contre lui quelque accusation jacobine. Il chercha dès lors occasion de noircir et de renvoyer ces commissaires, même son trop facile ami et complaisant Salicetti.
Les grands pillages de Toscane en furent l’occasion. Notre allié, le grand-duc, espérait être ménagé. On lui chercha querelle pour les vaisseaux anglais qu’un prince si faible ne pouvait repousser de ses ports. Bonaparte lui écrit, et il écrit au Directoire qu’il va par la Toscane à Rome. Il convient même avec le grand-duc qu’il mènera ses troupes non par Florence, mais par Sienne. A moitié chemin, tout à coup, Murat, qui les conduit, tourne à l’ouest et les mène à Livourne.
Pendant ce temps, Bonaparte, allant seul à Florence, acceptait le dîner et les politesses du grand-duc, aimable, complimenteur, et « charmé, disait-il, de voir un héros ! » Dans ce voyage, en même temps, pour faire sa cour aux prêtres, il alla revoir le bonhomme de chanoine dont il disait être parent, et comme lui, descendu d’un saint du moyen âge. Cela pouvait avoir un bon effet en Italie, en France, dans tout le parti rétrograde.
Contre le vœu du Directoire, au lieu de se rendre à Rome, il s’était contenté de 20 millions que lui donnait le pape (23 juin). C’était peu, en comparaison des trésors qu’on espérait tirer de Livourne, ce grand port plein de marchandises anglaises. Mais au moment où Bonaparte, ayant rejoint Murat, y entrait avec lui, il voit un grand spectacle en mer ; c’était une frégate anglaise, qui emmenait du port deux bâtiments français et quarante et un navires anglais.
Le chasseur, resté au rivage et voyant échapper la proie, pouvait encore se consoler. Livourne était plein de richesses appartenant à toute nation. Et, ce qui valait mieux, le désordre de ce grand pillage allait lui fournir quelque prétexte d’accusation pour perdre et écarter définitivement ses surveillants, Gareau, Salicetti. Dès le 21 mai, il avait préparé leur perte, en faisant passer par leurs mains une matière fort délicate, des contributions en bijoux, trésor incomparable du vieil art italien, matière scabreuse, difficile à apprécier.
Un mois juste après (21 juin), sentant que Paris écoute, dresse les oreilles, il se plaint du désordre, mais d’une manière générale (Corresp., I, 518) : « La partie administrative ne va pas. On ne tire profit de rien. Ni ordre, ni activité. L’argent des contributions se distribue je ne sais comment. Les contributions ne vont plus. On change et l’on rechange le mode de perception. Les grandes opérations financières, faites et à faire, les grandes moissons que nous avons à cueillir, exigent de la vivacité dans les mouvements. Il faut unité de pensée diplomatique et financière. »
Le Directoire et ses commissaires lui rappelaient la grande affaire révolutionnaire, une courte expédition à Rome, qui n’allait pas à sa politique, et qu’il voulait éluder à tout prix. Il dit que les chaleurs vont venir, et que peut-être les affaires le rappelleront au nord.
Dans cette guerre atroce, pour expulser ses surveillants, il en vient aux dernières injures, faisant entendre que les commissaires Salicetti, Gareau, sont des voleurs. « On a substitué à un seul responsable (Belleville, agent de Bonaparte) des commissions où tout le monde dilapide en accusant son voisin (20 juillet). » Voulant tout faire passer par les mains des agents à lui, il écrit violemment au commissaire Gareau, ancien conventionnel : « Je sais que vous répétez que je ferai comme Dumouriez. Il est clair qu’un général qui commande l’armée et donne des ordres sans un arrêté des commissaires ne peut être qu’un conspirateur. » (20 juillet.)
Cela n’agissant pas suffisamment, il employa le dernier moyen, une accusation furieuse contre Salicetti, cet ami d’autrefois, qu’il eût dû ménager encore pour plus d’une raison. Il l’accusa de lui avoir offert cinq millions pour sa part dans le pillage de Livourne. Chose bien invraisemblable, que cet homme très fin n’ait pas craint par cette imprudence de se mettre à la discrétion de Bonaparte. Celui-ci, au reste, croyait lui-même si peu à sa propre accusation, que plus tard il lui rendit sa confiance dans le royaume de Naples, lui remit les fonctions scabreuses de ministre de la police.
Depuis cette calomnie, les commissaires sont tués. On n’en entend plus parler. Belleville, c’est-à-dire Bonaparte, règle tout souverainement !… Que penser du Directoire ?… Bonaparte ne craint pas de lui faire les propositions les plus contre-révolutionnaires, que n’aurait pas osé faire un émigré. Par exemple, il propose de recréer les Suisses de Louis XVI, un corps de Suisses pensionnés pour leur service en France, « qui pourraient être utiles dans une guerre de montagnes. » Nous voilà bien loin du 10 août !
Quelle était donc, l’étourderie de Barras, la simplicité de Carnot, qui en toute occasion se portait pour répondant de Bonaparte, affirmait son patriotisme, etc. ! Ce gouvernement eût mérité les Petites Maisons, sans son excuse, la faim. Il attendait, la bouche ouverte, que le dispensateur des trésors de l’Italie daignât lui jeter quelque chose. Bonaparte est compatissant ; il fait des aumônes à la France.
Plus tard, il envoie directement aux armées du Rhin, des Alpes, cet or corrupteur, qui semble sa propriété. Il habitue les soldats à le bénir, à tourner les yeux vers lui, vers le bienfaiteur des soldats. Ce n’est pas tout ; il envoie des millions à des ministres même, au ministre de la marine !
Il y avait un lieu où tout cela inspirait sans doute défiance. C’était notre armée de Vendée, le quartier général de Hoche. Aussi, Bonaparte recommande qu’en lui envoyant des renforts, on ne les prenne jamais dans cette armée (trop clairvoyante, trop défiante), qui gâterait la simplicité de l’armée d’Italie.
Cette position misérable du Directoire, poussé chaque jour par des besoins terribles, semble lui avoir ôté le sens. Il voit tranquillement Bonaparte se faire le maître de l’administration, et rendre l’Italie hostile à la France. Lorsque ses commissaires essayent de ménager les Italiens, de leur donner quelque adoucissement (par exemple, trois cent mille francs sur une dette de trois millions), le Directoire, gourmandé par Bonaparte, renie ses commissaires, et le laisse régler tout par ses agents propres (en 1795, Belleville ; en 99, Haller). Enfin il le laisse être roi.
Tout ceci m’a rappelé l’histoire de Carmagnola, moins légitimement suspect, et combien les Vénitiens furent sages de lui couper le cou. On a dit : « Quelle défiance !… Il fallait le laisser aller, ce héros, ce dieu des soldats ! » Oui ! et une fois lancé, et la République perdue, comment eût-on pu l’arrêter ?
Pendant plusieurs mois, Bonaparte eut cette royauté de finances. Masséna, lui, faisait les choses de la guerre. De Vérone, il voyait au nord les deux orages qui venaient : les Allemands sous Wurmser, les Slaves-Hongrois sous Alvinzi. Bonaparte, dans son comptoir, in telonio, à Livourne, Bologne, etc., recevait les tributs toscans, pontificaux, italiens, et dans ce moment sacré du réveil de l’Italie, il la laissait gémir, et accuser la France, perdre toute illusion !
Être plongé dans les froides eaux du Styx, dans la glace des intérêts, à cette heure sublime d’enthousiasme et d’amour ! quelle opération dangereuse et capable d’éteindre à jamais un peuple ?
Pour lui, il est douteux qu’une goutte du chaleureux sang d’Italie ait jamais coulé dans ses veines. Le grand caractère italien, l’aspiration vers l’idéal lui manquait absolument. Décidément je croirais bien plutôt que sa jaune figure appartenait aux races barbaresque, sarrasine ou carthaginoise qui jadis ont peuplé la Corse.
En présence du buste admirable d’Houdon, si âpre et si serré, j’ai pensé quelquefois ce que fait croire aussi sa correspondance de 95, où il ne parle que d’argent. Sorti d’une famille d’orgueilleuse indigence, et fort séché par une éducation de prêtres, il arriva en Italie, avec la soif d’un torrent altéré de Corse, ou des rivières de Gênes (l’Aride et la Poudreuse), il fondit d’abord sur la caisse. Les millions de Plaisance l’écartèrent de Beaulieu, lui firent manquer Mantoue. Mais il était trop fin pour se garnir les mains. Dans ce temps de soupçons, le moyen de monter, c’était de s’écrier : Au voleur ! d’injurier sans cesse fournisseurs, commissaires du Directoire et le Directoire même, de déshonorer le héros auquel il devait tant (Masséna), enfin de se donner pour le seul pur, le seul à qui on pût confier le Trésor et l’État. Il fut probe par intérêt, pour avoir tout en confiance. Mais il ne put empêcher Joséphine de faire de petites affaires en attendant que les banquiers qui l’avaient lancé en 95, le relançassent encore au 18 brumaire, où cet homme abstinent ne prit rien que la France.
Il est curieux de suivre (dans les Mémoires de Ney, de Gouvion Saint-Cyr, dans le général Foy et autres), les curieux progrès de la corruption de l’armée. Elle y résista très longtemps. Nos officiers d’infanterie, dit encore Foy, reluisaient de pureté, d’honneur. A Austerlitz, les vieux grenadiers restés de nos armées républicaines s’indignèrent contre les jeunes qui, en venant, avaient pillé l’Allemagne, et leur dirent durement : « Avant de combattre en nos rangs, videz vos sacs d’abord. »
Ailleurs, j’ai dit (d’après un témoin honorable qui fut mon ami[39]), la nausée de nos officiers quand, après Eylau, invités à la table de l’Empereur, chacun d’eux trouva dans sa serviette un billet de banque.
[39] M. de Fourcy.
La grande armée, démembrée pour l’Espagne, et surtout altérée par les conscrits de Wagram, conserva, malgré son corrupteur, longtemps ce fier esprit. Il essaya toujours d’éveiller l’avarice. Il créa, vers la fin, une caisse, un Trésor de l’armée. Lui-même, à Saint-Hélène, il se donne un certificat de désintéressement. « Si l’on me donnait un tableau, je le donnais au Muséum[40] ».
[40] On a vu par la note prise aux Mémoires de madame de Rémusat qui, certes n’entendait pas charger Bonaparte, que ce qu’il dit ici de son désintéressement est un mensonge (voir page 357 de ce volume). A. M.
D’accord. Mais les millions déposés chez Laffitte, les trésors de Madame Mère et d’une famille qui s’en servit activement pour préparer sa funeste restauration !