Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE XII
VENDÉMIAIRE. — BONAPARTE[28].
[28] Sur les origines de Bonaparte, sur son enfance, sa jeunesse, les irrégularités de sa conduite, les bizarreries de son caractère, il faut consulter l’ouvrage — désormais indispensable — du lieutenant colonel Th. Jung, Bonaparte et son temps (Deux volumes, 1880, chez Charpentier). Ce livre très-modéré — décisif par sa modération même — prouve à quel point le génie instinctif de M. Michelet avait rencontré juste, à quelle profondeur il avait atteint la vérité. — A. M.
Grand coup ! Se voyant réduits à une telle minorité, les royalistes soutinrent des choses contraires. Les uns dirent que le chiffre était faux, et la majorité fausse. D’autres dirent qu’il n’importait qu’elle fût vraie, que la majorité ne devait pas faire la loi ; qu’il n’y avait de loi « que la conscience. »
Les députations insultantes qu’on faisait à l’Assemblée la trouvaient d’une douceur, d’une patience qui encourageait l’outrage. On alla jusqu’à lui dire de se décimer, de se mutiler, d’arrêter tel nombre de ses Comités. On proposait d’arrêter la Convention tout entière. A tant de paroles emportées elle répondait par des actes. Elle réfuta le reproche qu’on lui faisait de vouloir s’éterniser en avançant de dix jours l’ouverture du prochain Corps législatif.
Le même jour, sans en tenir compte, la section Lepelletier accusa encore follement la Convention de traîner, d’affamer le peuple pour l’exaspérer. Maîtresse dans les sections qu’elle avait épurées (et rendues presque désertes), la section Lepelletier y fit passer que, le soir, on s’assemblerait au Théâtre-Français (Odéon).
Cette assemblée, fort peu nombreuse, montra bien que Paris n’avait pas répondu à son appel et n’était pas avec elle.
Ce même soir, la Convention vit, au contraire, un peuple nouveau affluer dans ses tribunes. Les patriotes qu’on disait de 89 (mais qui étaient réellement de toute nuance) vinrent se grouper autour d’elle. Pour unifier l’action, les Comités la remirent toute à cinq membres : Barras, Daunou, Colombel, Letourneur, Merlin de Douai. Sur la terrasse des Feuillants, on distribua des armes au bataillon des patriotes de 89. Remarquable revue de tous les âges de la Révolution, les vainqueurs de la Bastille avec les vainqueurs du 10 août, des officiers à la réforme (de Jemmapes et de Fleurus). « Ce moment où ils reçurent les fusils, dit Réal, ne sortira jamais de ma mémoire. J’ai toujours devant les yeux un vieillard qui, prenant le sien, le pressa contre ses lèvres. Et il pleurait, disant : « Je suis libre encore ! »
La section Lepelletier en poussa d’horribles cris, dit : « On va tout égorger, livrer Paris au pillage. » L’Assemblée pourtant, avant tout, avait fait jurer aux patriotes de 89 le respect des personnes et des propriétés. Elle ne répondait à l’insurrection, à l’appel aux armes que par une proclamation paternelle (4 octobre, 12 vendémiaire).
Des deux côtés, il y avait une indécision remarquable[29]. Les Cinq, dès le matin du 12, avaient ordonné d’arrêter le président et secrétaire de la section Lepelletier. Mais personne n’exécuta l’ordre. Personne ne voulait se compromettre pour une Assemblée contre un parti qui peut-être se trouverait maître demain. Le général qui reçut l’ordre allégua qu’il avait la fièvre et se mit au lit. Menou, qu’on nomma ensuite eut une conduite déplorable, timide devant la révolte, insolent pour la Convention.
[29] Bonaparte confirme cette indécision : J’étais au spectacle. C’était le 12 vendémiaire. J’entendis dire qu’on attendait du train pour le lendemain, que l’assemblée était en permanence. J’y courus, je ne vis que du trouble et de l’hésitation. — (Mémoires de madame de Rémusat, t. I, p. 269.) Bonaparte est moins exact lorsqu’il ajoute que, nommé général, il balaya en un instant la conspiration ; on peut voir par le récit de cette journée que l’action fut beaucoup moins prompte, qu’il y eut là encore, des deux côtés, de l’indécision, des lenteurs, de l’imprévoyance. A. M.
Parti à huit heures du soir des Tuileries, il n’arrive qu’à dix heures à la section Lepelletier (place actuelle de la Bourse). Avançant sur trois colonnes, il pouvait sans difficulté envelopper les sept ou huit cents hommes qu’avait la section. Il se met à parlementer. Un petit garçon de vingt ans, Delalot (de la section) avance et pérore à merveille. Les grenadiers de Menou sont indignés. Il les fait taire, les menace de leur passer son épée au travers du corps, « s’ils insultent ces messieurs. »
Il est convenu que des deux côtés on va se retirer. Menou, en effet, se retire. La section rit du traité. Elle reste maîtresse du terrain. Et l’on pourra dire dans Paris : « La section a résisté, la Convention a reculé. »
Menou fit alors une chose pour laquelle il eût pu être fusillé. Il se fit le parlementaire de l’ennemi. Il crut intimider les Cinq (Barras, Colombel, Daunou, Letourneur, Merlin) en leur disant arrogamment : « Je ne veux pas sous moi des bandits de 89. » On lui répondit : « Ils ne seront pas sous vous, mais sous un général républicain. » La question était d’obtenir ce choix de la Convention. Qui croirait qu’il fallut cinq heures de disputes, de onze heures du soir à quatre heures et demie du matin, pour en venir là ? Ce ne fut qu’à la longue que Chénier, Poultier, Bentabole firent nommer Barras commandant de la force armée.
Qui commanderait la section Lepelletier ? se déclarerait-elle royaliste en acceptant les offres des chefs vendéens ? C’était pour cette section l’heure de la suprême tentation. Elle n’était nullement ennemie des royalistes, en général ; quelqu’un, le 10 ou le 11, y avait proposé d’appeler au commandement un officier de l’ancien régime, qui refusa. Le 12, la section, exaspérée, semblait bien près d’écarter tout scrupule, d’accepter les Vendéens. Il y avait justement ici Colbert de Maulévrier, d’autant plus haut dans le parti, que Stofflet, le fameux chef, avait été son garde-chasse. Il y avait, disait-on, quarante chefs chouans à Paris. Ces hommes, de valeur éprouvée, c’était, selon toute apparence, la victoire pour le lendemain. Seulement, la majorité immense des sections (même les plus aristocratiques) eût eu horreur de l’habit vert, autant que du drapeau blanc. Après les crimes de l’Ouest et du Midi, ces couleurs odieuses semblaient celles de l’assassinat. Les modérés auraient certainement désarmé. Les violents se seraient trouvés dans une étrange solitude. Eux-mêmes calculèrent sans nul doute qu’il ne fallait pas sortir de la favorable équivoque qui leur permettait d’avancer en dessous, avec ce mensonge hardi : Il n’y a pas de royalistes.
Dans la nuit du 12 au 13, c’est à la Convention une aigre et longue dispute avant de nommer Barras. A la section Lepelletier, c’est le refus qu’on fait des Chouans, c’est l’effort pour réveiller et armer Paris. Des tambours sont envoyés pour battre la générale. Grand émoi. On se rhabille. On ne se décide à rien. Les femmes retiennent leurs maris : « Tu n’iras pas. Le temps est affreux. Il pleut. »
Ainsi, au moment du combat, les deux partis se trouvaient faibles. La Convention n’avait que cinq mille hommes, mais la plupart vrais militaires, anciens soldats. Les deux sections aristocratiques pouvaient avoir vingt mille hommes, mais fort hétérogènes, et la plupart simples gardes nationaux, des jeunes gens, fort peu aguerris.
Ce parti employa la nuit mieux que la Convention. Il prit l’argent, s’empara de la Trésorerie, intercepta des envois d’armes et de subsistances. Il mit hors la loi les Comités gouvernants de l’Assemblée. Il poussa la prévoyance jusqu’à créer une commission militaire pour juger les prisonniers après la victoire. Comment n’essaya-t-il pas de s’emparer de l’artillerie, qui était au camp des Sablons ? On le devine. Les jeunes soldats de ce camp étaient d’ardents patriotes. La tentative qu’on eût faite près d’eux eût probablement mal réussi, et cet échec eût tout perdu.
Quel serait le général du parti de la Convention ? Hoche s’était offert, et la seule présence du vainqueur de Quiberon eût garanti la défaite des royalistes. Mais on avait peur de lui. On craignait que cette victoire ne le fît trop grand. Il y avait à Paris deux militaires moins éclatants, mais de grand mérite : l’intrépide Loison et Brune, l’ami de Danton.
On ne prit ni l’un ni l’autre. Du bureau topographique, qui était dans les entresols des Tuileries, surgit un homme inconnu. Hoche était, comme on l’a vu, la bête noire de ces bureaux. Carnot ne les dirigeait plus, mais y avait certainement la principale influence. Parmi ces officiers qu’il avait placés, le bureau topographique venait de s’enrichir d’un nouvel employé, le jeune corse Bonaparte. Barras, sous qui il dirigea l’artillerie au siège de Toulon en 93, l’avait fait nommer général de brigade. En 94, sous le corse Salicetti et sous Robespierre jeune, il avait fait une campagne à la guerre d’Italie. Puis, ayant refusé d’aller en Vendée, il fut destitué et resta à Paris dans une grande misère. Sous le prétexte d’une mission qu’il demandait pour la Turquie, il s’insinua au bureau topographique. C’était un homme très fin, mais outrecuidant sans mesure, au point qu’il écrit à son frère Joseph qu’il tient dans ce bureau la place de Carnot ! (Voy. Corresp., 20 août.)
Bonaparte dit dans ses Mémoires militaires qu’on lui donna par hasard cette grande mission de confiance de défendre la Convention ; qu’il était au théâtre Feydeau quand il apprit le danger, la perplexité de l’Assemblée. Mais, dans sa Correspondance (29 fruct. — 15 septembre), il avoue avec quelle dextérité il s’était désigné d’avance au choix de la Convention. Les insolents étourdis de la jeunesse dorée assiégeaient avec leurs gourdins la porte de l’Assemblée, hurlant telle ou telle injure, lorsque tel député entrait. Un jour, ils entourèrent Cambon, l’homme le plus respecté de la Convention. Il raconta la chose en y entrant, avec l’exagération colérique qui était dans son caractère. « Nous étions, dit-il, dans ces imminents dangers, lorsque le vertueux et brave général d’artillerie Buonaparte nous ouvrit le passage en se mettant à la tête de cinquante grenadiers » (de la garde de l’Assemblée).
Puissante recommandation, qui fit connaître à la Convention le nom de cet étranger. A cette époque soupçonneuse, son air mesquin, sa piètre et triste mine, le recommandaient aussi ; on était sûr que cette modeste figure avec son jargon italien n’abuserait pas de la victoire et resterait soumise à ses chefs. Les modérés des Comités gouvernants, qui suivaient volontiers Cambon, se rappelèrent ses éloges, et nommèrent Bonaparte général sous Barras.
Les sectionnaires, si divisés, avaient hésité deux jours sur le choix d’un général. Les modérés l’emportèrent et firent choisir un homme peu prononcé, fort suspect aux royalistes, qui, même un moment, le crurent traître. « Cet officier, Danican, était un très mauvais sujet (dit Hoche) qui avait fait du girondinisme et du royalisme à Rouen. Enfin, il avait servi en Vendée dans l’armée républicaine. Là, il avait vu les Vendéens à l’œuvre, appris d’eux-mêmes, disait-il, le secret de leurs victoires : « Quoi de plus simple ! Entre deux décharges vous courez aux canons, les prenez… Cela finit tout. »
En réalité, il comptait sur la mollesse de la Convention, sur la répugnance qu’elle aurait à livrer bataille.
Elle se tenait sur la défensive. Rien de moins agressif que le plan de ses défenseurs. On avait mis d’abord une batterie au Pont Neuf, dans la supposition que Fréron y amènerait l’armée du faubourg Saint-Antoine, qu’il était allé chercher, mais qui ne vint pas. Cette batterie, exposée de trois côtés, et prise un moment par Danican, fut lâchée par lui, dans la crainte, disait-il, d’humilier trop les soldats et d’empêcher de parlementer.
Dès lors la situation était toute simple. La Convention, aux Tuileries, avait à se défendre et par le Pont Royal, et par la petite rue Saint-Roch. On y mit deux batteries. Mais le canon, devant Saint-Roch, fut un moment abandonné de ses canonniers, et eût pu être fort aisément enlevé, comme on va voir.
Ni l’un, ni l’autre parti n’avait voulu commencer. Danican d’un côté, et de l’autre côté les Comités de l’Assemblée, disaient : « Ne tirez pas ! » Une lettre de Danican, apportée dans l’Assemblée, l’invitait fraternellement à désarmer, à renvoyer le bataillon des patriotes de 89. Boissy d’Anglas et d’autres y auraient consenti, et donnaient le triste conseil d’accorder une entrevue au général de la révolte. Par bonheur, une fusillade s’entendit. Puis le canon.
Qui fit tirer ? Bonaparte, disent les uns. Mais jamais, sans l’aveu des représentants, ce courtisan de la fortune n’aurait pris une telle initiative. D’autres disent que les Girondins, Louvet, Chénier, firent tirer, ce qui n’est pas plus vraisemblable. La version de Lacretelle semble la meilleure. Il dit que Dubois-Crancé, militaire, et violent patriote, perdit patience, vit que l’on mollissait, et, par les fenêtres du restaurateur Venna, fit tirer un coup de fusil.
Lacretelle rectifie aussi le récit de Bonaparte et des autres, qui prétendent que le combat de Saint-Roch et l’attaque par les quais furent simultanés, que la Convention fut menacée des deux côtés à la fois. Il établit que les deux attaques ne furent que successives.
Le canon de la rue du Dauphin tirait dans la rue Saint-Roch et la rue Saint-Honoré ; mais la plupart des sectionnaires s’étaient logés aux fenêtres et dans l’église, dont les boulets n’atteignaient que le coin. Dans l’intervalle des décharges (on tirait alors si lentement), ils sortaient du portail, descendaient sur les marches, tiraient, tuaient à leur aise. Cavaignac, Rouget de l’Isle, le vieux général Berruyer conduisaient les Conventionnels. Les deux derniers furent blessés. Trois fois le canon fut seul et abandonné, ce qui ne fait pas honneur à la prévoyance de Bonaparte. Mais il fut reconquis par les patriotes de 89. On voit que le jeune général n’avait pas pris la plus simple précaution militaire, celle de s’emparer des fenêtres d’où l’on dominait et le portail, et les rues Saint-Roch et Saint-Honoré.
Les canons repris tiraient avec plus de bruit que d’effet. Cependant ce bruit redoublé fit croire que le danger approchait. L’Assemblée voulut s’armer elle-même, et on lui apporta sept cents fusils, des cartouches. Spectacle bizarre et lamentable ! cette redoutable Convention, l’effroi de l’Europe, dont les armées passaient le Rhin, cette Assemblée, légitimée encore récemment par le vote de la France, et qui pouvait l’opposer à ces vingt-cinq mille bourgeois, elle sembla seule à cette heure. On eût cru qu’il ne lui restait qu’à dire, comme la Médée de Corneille :
Les sectionnaires, par trois fois, avaient pu sans danger traverser la rue, prendre les canons. Il ne le firent pas. Enfin on s’avisa contre eux de ce qu’on eût dû faire d’abord, de ce que les hommes les moins militaires eussent imaginé sans peine : on s’empara des fenêtres, et de là on put tirer sur les tirailleurs de Saint-Roch.
Avant que l’affaire de Saint-Roch ne finît, Lacretelle dit que plusieurs (lui entre autres) allèrent demander à la section ce qu’il fallait faire, et qu’alors on s’avisa d’employer les colonnes de sectionnaires qu’on laissait inactives au Pont-Neuf, aux Quatre-Nations, et de les mener, par le quai Voltaire, à l’attaque du Pont-Royal, où était une batterie de la Convention.
Marcher droit à cette batterie par ce quai tout ouvert, c’était chose hardie. Les sectionnaires ne refusèrent plus l’assistance des Chouans. Aux premiers rangs de ceux-ci on voyait Colbert de Maulévrier, qui essaya même de se mettre en avant pour fraterniser, c’est-à-dire désarmer les républicains. « Danican, dit Lacretelle, avec son état-major, s’était mis à couvert dans la rue de Beaune, qui aboutit au quai. Nous nous demandâmes, dit-il, si c’était là la méthode qu’il recommandait, celle des Bonchamp, des la Rochejacquelein, qui, ce semble, en telle aventure, ne se laissaient précéder de personne. Quand nous sommes à cinquante pas, le canon tonne… C’est bien là le moment de nous élancer… Mais où est le général ?… Nous tenons ferme (?) ; nous faisons deux décharges… Derrière nous, le quai est désert. L’avant-garde reste à peine ; notre armée a disparu. Nous faisons comme elle, et, sans être poursuivis, nous passons par la rue de Beaune. »
Voilà le 13 vendémiaire, petite bataille où il n’y eut que 200 morts, mais qui fut remarquable par l’inhabileté que montrèrent les deux partis. Barras fit un rapport emphatique à la Convention, où il faisait valoir les talents de son protégé.
Je dis son, non sans raison. Il fit sur-le-champ sa fortune, lui accordant ce que les plus illustres auraient ambitionné, demandant et obtenant pour lui ce titre : Général de Paris en second ; et bientôt il lui laissa la place entière.
Quel est donc cet étranger ? se demandait-on dans Paris. Quel nom singulier, bizarre, Buonaparté !
— Madame, dites Bonaparte. Car, sachez-le, la Corse fait maintenant partie de la France.
Voilà quelles étaient les conversations le lendemain de Vendémiaire. Personne ne parlait de l’intrépide Brune, qui avait eu un cheval tué sous lui ; personne du pauvre vieux général Berruyer, qui avait montré beaucoup de courage, et avait été blessé. Hoche était absent, et l’on ne savait pas que, depuis plusieurs jours, il avait offert de venir à Paris.
« Ce jeune Buonaparté est donc un bien grand jacobin ? — Au contraire. Il a été élevé avec une pension du roi, à Brienne et à l’école militaire. — Il faut donc qu’il soit gentilhomme. — Aussi, des jeunes gens comme il faut ne font pas difficulté de servir sous lui. Le petit Muiron, par exemple, le fils d’une famille émigrée, a résisté aux instances de ses camarades, est resté avec Bonaparte et ne s’est pas réuni à ceux de la Butte-des-Moulins. »
Remarquez ici la sagesse de Barras et des Comités. En choisissant celui-ci, un noble, Barras, qui est noble lui-même, a montré qu’il était hors des partis, et que cette fois on n’a pas de grandes vengeances à craindre. Les chefs de sections, même les contumaces, comme Castellane, rôdent partout dans Paris, se montrent partout, au théâtre même. Le gouvernement a peur de ce procès. Le malheur, c’est ce garde du corps endiablé, Lafond, qui veut être condamné à mort. Les juges ont beau faire ; ils seront obligés de lui faire ce plaisir, malgré la Convention.
« Mais qu’il est noir, ce Bonaparte ! » — C’est lui qui faisait si bien, chez madame Tallien, le petit sorcier. — Il est noir, mais quelles dents blanches !…
Mon père a connu une dame qui disait avoir été éprise (après Marengo) de cette noire et jaune figure uniquement à cause de ses dents.
Sous une négligence apparente, il avait extrêmement soin de ses dents et de ses cheveux. Ils les avait châtains ; mais, comme depuis que la poudre avait cessé, on s’inondait de pommade, ses cheveux, tellement lustrés, paraissaient noirs, et donnaient ainsi plus d’effet à son pâle visage, qui semblait fantasmagorique.
Il était assez bien à cheval, mal à pied, ayant l’échine longue, les cuisses courtes.
Le voilà tel que le vit le public curieux de Paris après le 13 vendémiaire[30].
[30] Le portrait que madame de Rémusat nous donne de Bonaparte est de tous points identique à celui-ci. — A. M.
Mon père, d’abord employé à l’imprimerie des Sourds-et-Muets, était devenu imprimeur lui-même après Thermidor. Il commençait à publier des journaux, et il était bien placé pour écouter, apprécier l’opinion de Paris. Je tiens de lui tout ce que je viens de raconter. Il assista bientôt à l’étonnant crescendo d’un certain bruit qui était dans l’air, bruit très faible d’abord, mais tout à coup retentissant, éclatant, foudroyant, plus que le tonnerre. Phénomène singulier, qui renversa bien des esprits. Ce nom, ignoré tout à l’heure, se trouva dans toutes les bouches. Tout le monde alors le connaissait, chacun se disait ami du général de Paris. Les spéculateurs de l’époque, les Ouvrard, Séguin et autres qui, en 94, l’avaient aidé dans sa misère, ne voulurent pas se souvenir des petits écus que souvent il leur empruntait pour dîner, et pensèrent qu’avec un tel homme, qui se ménageait ainsi entre les partis (n’étant ni chair ni poisson), on avait chance de faire prochainement de grandes affaires.
L’histoire, ici, semble tombée dans un gouffre. Des grands sujets généraux, collectifs, des idées, des masses populaires, elle tombe à l’individu, à la pure biographie.
Sous Robespierre, sous la Montagne, la Gironde, la Convention, et en remontant, sous la Constituante, enfin sous le règne des philosophes, et en général au dix-huitième siècle, — l’idée primait tout, et si l’individu arrivait, c’était à l’occasion de l’idée. Il avait souvent grande place, mais à proportion de l’idée qu’il semblait représenter. C’est pour cela que Hegel, avec autant de profondeur que de vérité, appelle ce grand siècle le règne de l’idée ou de l’esprit (Geist Reich).
Ici, cette belle glace d’idée et d’abstraction, affaissée tout à coup, s’abaisse, comme dans un abîme immense de matérialité. L’esprit humain semble avoir désappris toute notion, toute théorie, toute langue. Un seul mot a remplacé tout dans les pauvres cervelles, un seul mot qu’on estropie, et qui n’est pas même français : Buonaparté.
Dans l’année qui va venir, 1796, ce mot tout à coup est tout et répond à tout. Un bouleversement singulier existe dans les esprits. Cela tient à plusieurs choses, à une surtout, qui seule suffirait à rendre fou.
Kant a très bien dit que certaines notions, l’espace et le temps, sont mêlées à toutes nos idées et en sont le substratum. Si la notion de l’espace nous échappait, par exemple, nous serions aliénés. Nous sommes obligés, pour tout être, tout acte et tout mouvement, de supposer que tout cela existe ou se passe en un lieu.
Quant au temps, il en est de même. Eh bien, supposez qu’on nous dise le lendemain de la Terreur, et quand nous en sommes encore abasourdis : « Savez-vous ? le temps est mort ! il a péri ! »
En voulez-vous une preuve ? Voyez comme maintenant les événements, étant affranchis de cette loi, vont et se précipitent ! le train des choses humaines a pris les allures de la foudre… Et comment s’appelle cette foudre ? La réponse ne sera pas longue. Il n’y a plus qu’un mot dans la langue, qui suffit à tout : Bonaparte.
Il a remplacé toute idée, toute science même. Si Lagrange parle de mathématiques, ou Geoffroy Saint-Hilaire d’histoire naturelle, on ne lui répond qu’un mot : Bonaparte.
De même après l’ère chrétienne, quand des philosophes grecs ou les juristes romains osaient encore ouvrir la bouche, on haussait les épaules, l’on répondait : Jésus !
Le grand peintre de l’époque (Gros), l’un de ceux qui peignirent les miracles de cette nouvelle église (de la mort et des batailles), a fort bien compris ces analogies, quand il a peint son nouveau Christ qui guérit la peste, rien qu’en la touchant.
Mais, s’il est curieux de voir la chute d’intelligence où tomba le monde, il ne l’est pas moins d’observer comment le grand thaumaturge, l’habile prestidigitateur qui fit ces miracles d’illusion et d’aveuglement, fut préparé à son étonnante carrière. — Adieu science, idées, nation, adieu Patrie !… tout cela est ajourné. Je vais m’occuper… d’un homme.