Histoire du XIXe siècle (volume 1/3) : $b I. Directoire. Origine des Bonaparte
CHAPITRE V
LA SORTIE DES PRISONS. — L’EXPLOSION DE LA PITIÉ.
Les prisons ne savaient rien dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Les communications avec le dehors, faciles en 93, furent impossibles en 94. Les geôliers terrifiés eux-mêmes n’avaient plus de complaisances. Chacun de ces grands bâtiments était une ville dans la ville, n’apprenant rien du monde des vivants. La saison faisait contraste. Les beaux mois de juin, juillet, marqués d’exécutions immenses, furent lugubres. Les prisons crurent à ce qu’affirme Babeuf, au Système de dépeuplement, d’extermination. Continuerait-on de juger ? Un massacre semblait vraisemblable. Le Plessis, qu’on appelait l’antichambre de la guillotine, crut qu’on commencerait par lui, et il attendait le tocsin. Notre-Dame ne le sonna pas. Mais quand l’aigu petit tocsin de l’Hôtel de Ville s’entendit à neuf heures du soir, un prisonnier dit : « A cette heure, chacun de nous a cent ans. » La panique fut telle au Plessis qu’ils se firent des remparts de bancs, de chaises, préparèrent contre le massacre une défense désespérée.
Le premier qu’on délivra fut l’homme du faubourg Saint-Antoine. Peu après que Robespierre reçut le coup, on envoya à Port-Libre (Port-Royal), et on en tira Santerre. Il était trois heures, c’était l’aube.
Les détenus du Luxembourg qui sortaient à volonté de leurs chambres toute la nuit, venaient à la belle terrasse sur la rue de Tournon, et par-dessus voyaient Paris, ce semble, calme, paisible. A quatre heures, on vint leur prendre Antonelle, le grand patriote, qui crut aller à la mort. Mais, à cinq, on amena un robespierriste, le commandant du Champ de Mars. Cela dit tout, et Réal qui nous a fait ce récit courut dans toutes les chambres porter la bonne nouvelle.
Même surprise à la Conciergerie. Dans cette prison funèbre où l’on ne venait guère qu’en dernier lieu pour mourir, Hoche, se promenant le matin, au préau, vit arriver un jeune homme. C’était son ennemi Saint-Just. Il se contint, admira ce prodigieux revirement des choses humaines.
Au Plessis, ce fut un délire. L’un des prisonniers Saint-Huruge, le célèbre agitateur, avait une mansarde sur la rue Saint-Jacques. A six heures, il vit les voisins, empressés, palpitants eux-mêmes, n’ignorant pas l’agonie où étaient les prisonniers ; ils étaient montés sur leurs toits, lui criaient par-dessus la rue : « C’est fini !… Robespierre est mort !… » Un coup de foudre est moins fort… Les hommes qui dans cette prison, étaient séparés des femmes se précipitèrent, rompirent les barrières, les trouvèrent blotties dans les coins, ces pauvres créatures, mortes de peur, anéanties. On s’embrassa, on pleura, on crut sortir du tombeau.
Le bon cœur du peuple éclata. Il courut aux portes des prisons voir sortir les prisonniers. La belle large rue de Tournon offrit le plus touchant spectacle. Les premiers qui franchirent le seuil du Luxembourg, on se précipita sur eux, on les serra dans les bras, sans s’informer de quel parti, de quelle classe ils pouvaient être. Étaient-ce des royalistes ? Peu, bien peu avaient survécu. La surprise ne fut pas petite de voir que ces prisonniers en énorme majorité, étaient d’excellents patriotes.
La grande année 93, on peut le dire, avait été emprisonnée, elle qui a sauvé la Révolution, emprisonnée par sa fille, la barbare année 94.
Il y avait là les Nantais, cent vaillants défenseurs de Nantes qui repoussèrent la Vendée.
Il y avait ces Normands, obstinés républicains, que sauva Robert Lindet avec une heureuse adresse qui calma la guerre civile.
Il y avait Antonelle, le chef du redouté jury de 93, qui n’avait pas voulu souffrir l’avilissement de la justice, qui motivait ses jugements, voulait convaincre le public et les condamnés eux-mêmes de l’équité de ses arrêts.
Hoche à la Conciergerie ! Hoche ayant déjà un pied sur les marches de l’échafaud !… Monstrueuse récompense de la conquête du Rhin ! Sinistre augure de ce que Kléber et nos Mayençais avaient aussi à attendre du gouvernement jacobin !
On disait : « C’est la République qui sort aujourd’hui de prison ! »
On pouvait dire : « La Liberté », quand on vit sortir Thomas Payne, ce grand citoyen des deux mondes, libérateur de l’Amérique, qui nous avait cependant préférés, qui s’était fait Français.
On pouvait dire : « La France même », en ses noms les plus aimés, artistes, écrivains, poètes, la plupart bien inoffensifs, ce Florian tant chanté, ce Parny dont tous les Français d’alors savaient les vers par cœur, Delille qu’avait sauvé Chaumette, le secrétaire de Turgot, Dupont de Nemours, Senancour, l’auteur d’Obermann, Barthélemy le vieil auteur d’Anacharsis, Mercier du Tableau de Paris.
On fut ravi de revoir (tout royalistes qu’ils pussent être), tant de chanteurs applaudis, tant d’acteurs chéris du public, le Figaro, la Suzanne adorée, de Beaumarchais. Doux souvenir de ces temps si voisins et si lointains, cette aurore brillante et légère, qui, si gaiement précéda, annonça, la fin d’un monde.
Toute cette France du passé vivait-elle ? On n’en savait rien. Quand on la vit reparaître, on eut une étrange joie. On ne se contenait pas. L’émotion bien près des larmes se mêlait d’incidents bouffons. Legendre arrivant au Plessis et trouvant le jeune Rousselin que par miracle on avait oublié de guillotiner, lui lance un coup de pied au c… « Qu’est-ce que tu fais là encore ?… Va-t’en donc, f… polisson ! »
Cette sortie avait l’air d’un véritable carnaval. Les sortants avaient usé leurs habits, allaient la plupart en costumes de fantaisie, misérables, pauvres diables, souvent les coudes percés. Cela amusait, touchait. Aristocrates ou non, ils étaient devenus peuple, avaient reçu visiblement le baptême de l’égalité.
Les femmes faisaient pitié. On lisait à leurs figures pâles quelle avait été leur terreur. Aux deux derniers mois surtout, n’ayant plus qu’une pensée, elles avaient oublié tout soin de leur personne. Celles du Plessis n’ayant plus que des caracos de toiles, semblaient de misérables ouvrières. Ailleurs où elles avaient encore de belles jupes d’autrefois, dans quel état étaient-elles ? fripées, tachées et flétries. Les prisons avaient été d’étranges capharnaüms. Ce monde à part, qui semblait déjà le monde des morts, en avait les libertés. La peur avait brisé tout nerf, tout souvenir de ce qu’ailleurs on observe. On avait vécu en simple histoire naturelle, avec cette unique idée : vivre. Or la seule chance de vivre, c’était de devenir enceinte. Cela ne sauvait pas toujours ; douze femmes, aux derniers mois, malgré cette déclaration, s’en allèrent à l’échafaud. En thermidor, beaucoup sortaient enceintes et fort humiliées ; mais qui n’eût pleuré de les voir, entre autres Mademoiselle de Croiseilles, à peine âgée de quatorze ans, enceinte de M. de B. (guillotiné le lendemain) ?
Où allaient-elles en sortant ? Plusieurs n’auraient su le dire. Elles n’avaient plus de famille, plus de domicile. Leurs maisons étaient fermées, démeublées, scellées, vendues ? Elles étaient recueillies par quelque ancien domestique, par quelque bonne personne. On les accueillait volontiers. On se serrait, on se gênait. On partageait ce qu’on avait. Que de choses on leur apprenait ! que de morts ! Elles regrettaient l’ignorance de la prison. Le monde se rouvrait à elles, en ruine, vide, désert. Elles paraissaient brisées, dans le deuil, mais résignées. Qu’elles semblaient humbles alors, celles qui, peu de mois après, se montrèrent des agents terribles, furieux, de réaction !
Paris tout naturellement fut de cœur pour les prisonniers. Parce qu’il était royaliste ? Point du tout à ce moment, mais parce que réellement il avait été prisonnier lui-même.
Jamais aucun gouvernement, que je sache, n’a aimé Paris. Les Girondins ne l’aimaient guère. Et le terrible homme d’Arras ne le comprit pas davantage. Il ne vécut nullement à Paris, mais aux Jacobins. L’ombre humide de sa rue lugubre d’Arras (que je vois d’ici), il la trouva chez les Duplay, ne suivant jamais qu’une rue, des Jacobins à l’Assemblée. Si nerveux, il craignait les foules. Il n’eut aucun sens du grand cœur, si franc, du faubourg Saint-Antoine. Encore moins du profond Paris central, de ses mille métiers changeants, des cent mille hommes si adroits, qui sans cesse modifient leurs arts, libre Protée, antipathique à la morgue, à la discipline du sombre couvent jacobin.
Les jovialités de Paris lui étaient intolérables. Notre carnaval d’octobre, aux dépens de Notre-Dame, dans le moment des vendanges, dans le bruit des trois victoires, l’indigna, lui fut aussi déplaisant qu’à un pédant une vive échappée d’écoliers. Il nous mit en pénitence, et nous déclara mineurs, interdits, outrageusement nous ôta nos élections. Nos innocents banquets civiques où mangeaient tous, riches et pauvres, lui déplurent, furent supprimés. Il brisa notre Commune. Sans cause, raison, ni prétexte, il guillotina Paris dans son bonhomme Chaumette, l’humble apôtre des plus pauvres. Le chef de sa fausse Commune, nommée (et non plus élue) fut un jeune homme du Midi, du plus dur Midi cévénol, plus tranchant que la guillotine. Sous lui, dans les sections, quarante-huit petits comités, chacun de cinq ou six membres, nommés, payés par le pouvoir, qu’on n’osait pas même aborder. Tout seuls, d’autant plus furieux, ils arrêtaient au hasard, qui ? N’importe, des hommes mortels, rapidement expédiés. Et nulle responsabilité ; Paris était à la merci de trois cent commis jacobins.
Pendant qu’on guillotinait Robespierre et la Commune, les patriotes, dit Babeuf, sortis de leurs retraites, se réunirent à l’Évêché, dans la vaste salle où se firent les élections de 89, où l’Assemblée constituante siégea un moment. Là se tenait ce qu’on nommait le Club électoral. Là fut tramé contre la Gironde le coup du 31 mai. Ce n’était pas cette fois un coup d’État qu’on demandait. C’était tout au contraire la loi, le retour à la légalité.
Assemblée antijacobine, disposée à demander compte aux Comités rois, qui, en tuant Robespierre, espéraient le continuer.
Le jour même, ils avaient osé faire une Commune de Paris !
Ce fut un hasard apparent. Pour guillotiner la Commune de Robespierre, il fallait en constater l’identité. Trois des municipaux avaient seuls été fidèles. Le Comité de sûreté leur adjoignit des hommes à lui. Mesure irrégulière, d’urgence, mais qu’on maintint définitive. De là la plainte légitime, l’indignation de Paris.
Ces soi-disant magistrats, de si peu d’autorité, furent à la queue du mouvement, ne purent que le suivre. En parcourant les prisons, à celle du Luxembourg, ils trouvèrent qu’on travaillait à la chose que les Comités redoutaient le plus. Les prisonniers avaient prié l’un d’eux, l’avocat Réal, d’écrire leurs accusations contre les mouchards, les moutons, qui avaient dressé les listes de mort. On ne les envoyait aux tribunaux qu’en les faisant passer par les Comités qui signaient, endossaient l’horrible responsabilité. Ces signatures, forcées ou non, faisaient les Comités complices de ces mouchards de prison. Toucher à ces mouchards, c’était toucher aussi aux Comités. Amar, effrayé, courut au Luxembourg pour mettre la main sur Réal, le faire taire, le jeter au cachot. « Qui êtes-vous ? dit Réal. — Représentant. — Que m’importe ? » Il veut ses papiers : « De quel droit ? »
Ce seul mot contenait un second Thermidor contre les Comités.
Amar dut tirer de sa poche l’écrit qui l’autorisait. Donc la Terreur durait, les Comités régnaient. Ils le croyaient si bien qu’une prison (rue de Sèvres) fut encore plus resserrée. On acheta des dogues pour mieux la garder.
Les Comités ne pouvaient conserver le monstrueux pouvoir (insensé et impie, qu’arracha Robespierre à l’Assemblée), d’arrêter des représentants. Il n’y avait pas à perdre un moment pour leur ôter une telle arme, la briser, les renouveler. Le 12, un militaire, Dubois-Crancé (excellent citoyen, on l’a vu contre Bonaparte) proposa, l’Assemblée vota (ce que Merlin, Bourdon, Cambon, Lindet avaient en vain demandé en septembre 93) : que les Comités fussent renouvelés, mais seulement d’un quart par mois.
Leur royauté laissait une funeste tradition d’arbitraire et de tyrannie. Ceux qu’on leur adjoignit, ceux qui leur succédèrent, moins féroces, eurent même mépris pour la loi et la liberté. L’orgueil, la défiance étaient dans les murs des Tuileries, même dans l’air : on respirait Robespierre et Saint-Just.
Ce fut pour l’Assemblée comme une délivrance d’ôter de devant elle l’épouvantail bouffi de la Terreur, David, mouchard de Robespierre, son violent homme de police, ivre de colère et de sang. Il eût péri, sans son talent. Mais l’Assemblée elle-même gardait un esprit de police. Elle avait peur de tout, craignait les Jacobins, craignait Paris, dont les justes griefs avaient pris pour organe l’Évêché, club de Babeuf.